La Sentinelle
Claire Clément – Illustrations d’Alca
Editions du Pourquoi Pas ? 2023
Pour ne pas perdre son âme
Par Michel Driol
Aïku et Tutti sont deux Amérindiens vivant dans un village loin de tout en Guyane. Après les années d’école viennent les années collège, à 2 heures de pirogue. Difficile de supporter la famille d’accueil, les contraintes de la grande ville quand on a vécu en pleine nature toute son enfance. Si difficile que Tutti fera une tentative de suicide.
La Sentinelle aborde des sujets graves, liés aux rapports que nous entretenons avec ces territoires lointains bien loin de Paris, liés à l’identité culturelle de ces villages du Haut Maroni. Aïku, le narrateur, relate à hauteur d’ado d’abord la vie dans le village avec son quasi jumeau, Tutti. Peu de jeux, mais l’apprentissage du tir à l’arc, les réels dangers des piranhas et des rapides vécus dans une certaine insouciance. Mais aussi l’école, avec cette curieuse phrase prononcée par le maitre, Nos ancêtres les Gaulois, maitre vite remplacé par un autre capable de raconter les légendes wayanas. On le voit, le récit met l’accent sur la liberté d’une éducation et d’une vie dans le respect des traditions. L’arrivée au collège, à Maripasoula, entraine de nombreux changements. Mais l’accent est surtout mis sur la solitude liée au sentiment d’y être un étranger : étranger aux lieux, aux habitudes, et à ce que cela induit comme souffrance. Les vacances offrent une pause avec le retour à la liberté du village, avec cette fois-ci les farces, et la chasse.
C’est bien de transmission et d’aliénation qu’il est question ici. Comment transmettre et préserver une culture ? Deux destins s’offrent aux deux amis, qui, devenus grands, exercent deux fonctions aussi indispensables l’une que l’autre. Sentinelle pour l’un, c’est-à-dire veilleur chargé de la prévention du suicide enfantin, médiateur culturel pour l’autre transmettant une langue et une culture. L’aliénation dont ils souffrent, c’est d’abord celle de leur propre terre, de leur fleuve, pollué par le mercure des chercheurs d’or, au point de rendre les poissons, principale source de nourriture, dangereux à consommer. C’est aussi celle d’une culture étrangère, française, qui veut imposer ses codes et ses normes. Le récit est conduit de façon à montrer le désarroi de ces enfants, devenant des étrangers dans leur propre pays, coupés de leurs racines, perdant leur propre identité. On les voit, élèves de sixième à Maripasoula, assis sur un banc, buvant de la bière et fumant des cigarettes : scène frappante pour montrer l’ennui, la dépendance aux drogues qu’ils peuvent trouver, de ces enfants parfaitement adaptés à la vie dans la jungle.
Bien sûr, le récit est situé en Guyane, mais il prend aussi une portée universelle. Il est question ici de tous les enfants qui se sentent en exil, étrangers à une culture qui veut s’imposer à eux et dans laquelle ils sombrent, perdant ainsi tous leurs repères. Si, comme le dit Tutti, Chacun est bon à quelque chose, il y a aussi la sagesse du père d’Aïku. Sois un guerrier, apprends à survivre là-bas, et reviens avec un diplôme… C’est la meilleure façon d’aider ton peuple. C’est dire la nécessité, parfois douloureuse, d’une éducation, d’un apprentissage des codes de l’autre pour se sauver soi-même. Riche problématique qui est celle dont ont souvent souffert tous les transfuges de classe rendue sensible aux plus jeunes par ce récit.
Alca propose de nombreuses illustrations très colorées, une vision personnelle de la Guyane qui fait la part belle à la nature sauvage dans laquelle les hommes semblent minuscules, sauf lorsqu’ils la mettent en danger.
Un livre qui met l’accent, à travers un récit situé aux confins de la Guyane et du Suriname, sur le suicide des enfants lié leur désarroi, et dont le titre invite chacun à le prévenir, où qu’il soit.