La Reine des grenouilles ne peut pas se mouiller les pieds

La Reine des grenouilles ne peut pas se mouiller les pieds
Davide Cali, Marco Somà
Traduit (portugais) par Alain Serres
Rue du monde, 2022

La résistible ascension d’une reinette

Par Anne-Marie Mercier

Cet album paru au Portugal a été publié en France par Rue du monde en 2013. Il vient d’y être réédité; il est toujours d’actualité, surtout en ces temps où l’on s’interroge sur la dimension politique de la littérature de jeunesse (voir la chronique sur le livre de Christian Bruel).

Tout commence pourtant dans la lignée du conte : une bague tombe dans l’eau et une grenouille s’en empare ; cela nous approche de « La Princesse Grenouille » ou du « Roi Grenouille », deux contes célèbres qui commencent par la chute d’un objet dans une mare. Mais ici point d’humains pour lancer l’histoire : les grenouilles s’en chargent elles-mêmes. La bague posée sur la tête de la découvreuse devient une couronne et voici que le petit peuple du marais a une reine qu’il doit nourrir, distraire, et à qui il doit obéir – pourquoi demande l’un, vite puni. Mais un coup du sort rendra la bague à l’eau (et aux amoureux qui l’y avaient fait tomber) et le peuple grenouille retrouvera sa liberté.
C’est une belle fable sur la servitude volontaire et les ressorts de la soumission. Cela peut inviter à s’interroger sur les ressorts de l’autorité : qui doit commander ? Faut-il que quelqu’un commande ? A-t-il tous les droits ? Jusqu’où faut-il obéir ? etc.
Les images sont étranges et magnifiques, dans un décor de verts et de bruns délicats, avec des batraciens vêtus comme des vacanciers d’une autre époque, occupés à de multiples activités heureuses jusqu’à ce que le goût du pouvoir de l’une  et de quelques autres s’en mêle.

S’il en faut plus pour vous convaincre, écoutez une belle analyse dans l’émission l’as-tu lu mon p’tit loup ?

Le Printemps d’Aubaka

Le Printemps d’Aubaka
Didier Jean et Zad / Pierre-Yves Cezard / Caroline Taconet
Utopique 2022

Comme un Discours de la servitude volontaire.

Par Michel Driol

Lorsqu’il prend le pouvoir à Aubaka, le nouveau roi, Alexander XI, annonce qu’il va lever un impôt pour constituer une puissante armée. Devant le refus du peuple, il renonce. Mais, lorsque le Grand Ordonnateur annonce qu’un soldat est mort en patrouille, chacun obéit à l’ordre royal de mettre des barreaux aux fenêtres. Puis lorsqu’il annonce que les espions ont vu les ennemis aux portes de la ville, tout le monde prête mainforte pour construire des remparts. C’est alors que le jeune Milann revient d’un long voyage, et déclare qu’il n’y a pas d’ennemis dans les parages. Et Milann de sortir à sa guise de la ville, pour cueillir des plantes. Des caricatures du roi se mettent à apparaitre sur les murs, reprenant un bon mot de Milann. Caricatures aussitôt interdites, pour la sécurité de tous, par le monarque. Et lorsque Milann révèle la vérité sur la mort du soldat hors des murs, les soldats refusent d’obéir à l’ordre de le saisir, et tout le peuple sort de la ville. Comme on s’en doute, le roi quitte le château, par une porte dérobée, et s’installe la démocratie…

Cette histoire, inspirée d’une fable qui dit que, si on veut ébouillanter une grenouille, il faut la tremper dans de l’eau de plus en plus chaude pour qu’elle s’y habite, a des échos tristement contemporains. Jusqu’où sommes-nous prêts à sacrifier un peu de nos libertés pour un peu de sécurité ? Jusqu’à quel point sommes-nous prêts à croire les fake-news fabriquées par le pouvoir en place ? Que devient alors notre esprit critique et notre raison ? Qui sera celui qui dit que le roi ment, et que nos peurs n’ont d’autres raisons que sa volonté de nous museler ? Ce dont parle aussi l’ouvrage, c’est de la place du rire dans nos sociétés. D’un côté, on a le nouveau roi, que personne n’a jamais vu sourire, de l’autre on a l’esprit libre et fantaisiste de Milann et le pouvoir des caricatures. Le rire a bien le pouvoir de subvertir l’ordre établi, de libérer, et c’est pourquoi le pouvoir l’interdit. On le voit, cette fable pose de nombreuses questions, et ce royaume imaginaire, par bien des aspects, fait écho à notre monde contemporain. Avec finesse, car tout est ici suggéré plutôt que dit, montré à travers les actes et les paroles des personnages, ainsi que par les illustrations, le plus souvent en pleine page, qui nous plongent dans une époque volontairement indéfinie. S’il y a bien des lignes électriques, les machines pour construire les remparts sont celles des ouvriers du moyen-âge… Les costumes évoquent tantôt le moyen-âge, tantôt le XIXème siècle. A la fin ce sont des vêtements contemporains et des cartables sur le dos des enfants qui disent le présent. Tout cela contribue à montrer que ce texte est intemporel, et qu’il souligne le pouvoir de résistance qui traverse les époques, la force du peuple lorsqu’il est uni pour abattre les dictatures, mais aussi la façon dont certains pouvoirs instrumentalisent la xénophobie pour le maintenir en soumission. Les techniques employées pour l’illustration, crayonnés de Pierre-Yves Cezard, mis en couleur numériquement par Caroline Taconet,  évoquent la ligne claire de la bande dessinée. L’univers représenté n’est pas sans faire penser au dessin animé Le Roi et l’oiseau.

Un album qui répond parfaitement à son double objectif. D’une part, comme toute fiction, raconter une histoire captivante, aux personnages bien posés, d’autre part faire réfléchir, par l’entremise de cette fiction, à notre propre société, le tout à hauteur d’enfant… même s’il n’y a pas d’enfant héros dans cette histoire, juste un jeune homme libre !