Sol

Sol
Antonio Da Silva
Rouergue (épik), 2023

Sur terre, sur mer, dans les airs : l’humanité en questions

Par Anne-Marie Mercier

Sur ce qui reste, semble-t-il, de la terre, après une grande catastrophe nucléaire, il y a deux peuples, deux pays. L’un est celui d’Aqua, une jeune fille qui vit sur une île verte et riche de plantes et d‘eaux pures, l’autre est, sur le continent, celui des Karnis. Le peuple de l’île a la peau verte (Aqua est un peu différente) ; il se nourrit du rayonnement solaire (d’où le titre, « Sol ») et peut se déplacer très vite grâce à ses membres palmés, en s’appuyant sur l’air. Des éoliennes aident ce monde à garder un équilibre, mais elles sont menacées. Lorsque l’histoire commence, il n’y a plus de naissances sur l’île. Le pouvoir est partagé entre des forces opposées. L’une d’entre elle est dominée par des prêtres obscurantistes inquiétants et corrompus.
Les Karnis, c’est-à-dire, comme on l’apprendra plus tard, les héritiers des humains, vivent dans des souterrains et tentent d’échapper aux radiations, toujours actives. Ceux qui sont expulsés de ces zones protégées, les « rampants », vivent un cauchemar. Le soleil est masqué par les poussières d’un hiver nucléaire qui semble ne jamais pouvoir finir. Les réserves s’épuisent, incitant à multiplier les raids sur l’île, quitte à provoquer sa destruction. Les puissants de ce monde sont impitoyables et préfèrent une destruction totale des deux mondes à une perte de leur autorité.
La rencontre d’Aqua avec un Karnis devient le seul espoir des deux civilisations. Il est question d’une prophétie, d’un message laissé par les fondateurs de l’île qui permettrait de sauver ce qui reste du monde.
Des alliances, de belles figures de résistance, des trouvailles (magnifiques scènes avec les chiens auxiliaires militaires créés par un savant pervers), des engins de toute sorte, une exploration du désert des terres humaines, un robot humanoïde sympathique, efficace et fou de cinéma ancien (d’où de belles allusions à décrypter pour le lecteur), des poursuites, rien ne manque à ce beau roman inventif et sensible. Enfin, la résolution du mystère de la prophétie, au sommet de ce qui reste de la Tour Eiffel est un grand moment !

Shahrzad et le roi en colère

Shahrzad et le roi en colère
Nahid Kazemi
Saltimbanque 2023

Ce que peuvent les histoires

Par Michel Driol

Shahrzad est une petite fille qui adore écouter et observer les autres, qui lui inspirent des histoires qu’elle aime raconter et écrire. Lorsqu’un petit garçon triste lui explique qu’il a dû fuir son pays parce que son roi, qui avait perdu sa femme et son bébé, était devenu tellement en colère qu’il avait interdit de rire, de danser, d’être joyeux, Shahrzad se demande comment elle peut l’aider. Dans un magasin de jouets, elle voit un avion, et s’imaginant qu’elle est à son bord, se retrouve au palais du roi cruel. On s’en doute, par le pouvoir de ses histoires, elle parviendra à le décider à permettre à son peuple d’être aussi heureux qu’il l’était avant son malheur. Et Shahrzad se retrouve dans le magasin de jouets.

Avec sa bouille toute ronde, ses épais sourcils, ses cheveux touffus (un peu à l’image de son autrice), Shahrzad incarne une héroïne des mots, une fillette mue par l’altruisme, le désir de mieux comprendre ceux qui l’entourent en racontant leurs histoires. C’est bien un l’album sur le pouvoir  politique et le pouvoir de subversion que représentent les mots bien employés. Pouvoir politique du roi, à l’image du tyran du conte persan, dont la colère semble ne pas connaitre de limite, colère que le conte explique par le malheur qui l’a frappé, et qui lui dicte de ne vouloir que des sujets à son image, aussi malheureux que lui. Contrepouvoir des mots, de l’esprit de finesse, de l’argumentation par le récit : car il faut à Shahrzad un réel talent d’abord pour être écoutée  par le tyran, puis pour le convertir. On laissera à chaque lecteur le plaisir de la découverte de cette stratégie, des voies par lesquelles elle passe pour convaincre le roi, le mettre face à ses propres contradictions. Avec douceur, sans le brusquer, Shahrzad introduit peu à peu dans l’esprit du roi d’autres choses que son chagrin, mais aussi le conduit à mettre des mots sur ses maux. Cette réécriture du Conte des mille et une nuits magnifie elle aussi le pouvoir du récit en lui donnant une dimension facilement accessible aux enfants. D’abord par l’âge des protagonistes, Shahrzad et le petit garçon. Ensuite par l’empathie que l’on ressent envers tous les personnages, de l’héroïne au roi, victime avant d’être tyran. Enfin par le traitement des illustrations. Des doubles pages qui ne cherchent pas à imiter un style orientalisant, mais s’inscrivent dans un contemporain occidental : trottinette, métro, jardin public, magasin de jouets, dans un style naïf, enfantin et joyeux. Un mot enfin sur la dimension fantastique : la métamorphose du roi est-elle réelle ? Ou le pouvoir des mots n’est-il qu’un beau rêve ? Ce qui est sûr, et c’est ainsi que se clôt l’album par une pirouette metatextuelle, c’est qu’elle fera une très bonne histoire afin de s’interroger sur ces questions si actuelles.

Un album qui dit le pouvoir du rêve, de l’émotion, de l’empathie suscitée par le récit, véritable source de connaissance sur l’humain, un album très contemporain par son ton, par son choix d’une héroïne courageuse et forte, bien décidée, un album qui rappelle à quel point le récit et la littérature sont des contrepouvoirs indispensables. Un grand merci aux Editions Saltimbanque de faire connaitre Nahid Kazemi, autrice d’origine iranienne vivant aujourd’hui au Canada, qui a écrit plus de 40 ouvrages autant pour enfants que pour adultes et qui a été nommée, entre autres, au prestigieux prix Astrid Lingren en 2020.

La Reine des grenouilles ne peut pas se mouiller les pieds

La Reine des grenouilles ne peut pas se mouiller les pieds
Davide Cali, Marco Somà
Traduit (portugais) par Alain Serres
Rue du monde, 2022

La résistible ascension d’une reinette

Par Anne-Marie Mercier

Cet album paru au Portugal a été publié en France par Rue du monde en 2013. Il vient d’y être réédité; il est toujours d’actualité, surtout en ces temps où l’on s’interroge sur la dimension politique de la littérature de jeunesse (voir la chronique sur le livre de Christian Bruel).

Tout commence pourtant dans la lignée du conte : une bague tombe dans l’eau et une grenouille s’en empare ; cela nous approche de « La Princesse Grenouille » ou du « Roi Grenouille », deux contes célèbres qui commencent par la chute d’un objet dans une mare. Mais ici point d’humains pour lancer l’histoire : les grenouilles s’en chargent elles-mêmes. La bague posée sur la tête de la découvreuse devient une couronne et voici que le petit peuple du marais a une reine qu’il doit nourrir, distraire, et à qui il doit obéir – pourquoi demande l’un, vite puni. Mais un coup du sort rendra la bague à l’eau (et aux amoureux qui l’y avaient fait tomber) et le peuple grenouille retrouvera sa liberté.
C’est une belle fable sur la servitude volontaire et les ressorts de la soumission. Cela peut inviter à s’interroger sur les ressorts de l’autorité : qui doit commander ? Faut-il que quelqu’un commande ? A-t-il tous les droits ? Jusqu’où faut-il obéir ? etc.
Les images sont étranges et magnifiques, dans un décor de verts et de bruns délicats, avec des batraciens vêtus comme des vacanciers d’une autre époque, occupés à de multiples activités heureuses jusqu’à ce que le goût du pouvoir de l’une  et de quelques autres s’en mêle.

S’il en faut plus pour vous convaincre, écoutez une belle analyse dans l’émission l’as-tu lu mon p’tit loup ?

Jacadi

Jacadi
Stéphane Servant / Emilie Sandoval
Didier Jeunesse 2022

La résistible ascension de Jacadi

Par Michel Driol

Parce qu’il a trouvé une couronne dans le bac à sable du jardin public, un enfant devient le roi Jacadi, jeu que tout le monde connait. Dans un premier temps, on joue avec des mots d’ordres simples, debout, assis, ou vous êtes beaux, forts, grands.  Puis le roi se fait construire un palais, donner les gouters, génère une guerre contre de nouveaux arrivants. Pour le désennuyer, il demande à ses sujets de chanter, les trouve nuls, les envoie tous en prison. Resté seul, il s’ennuie encore plus, et veut rejoindre les autres en prison. Mais on lui demande alors de retirer sa couronne, ce qu’il fait volontiers. On détruit tout. Mais lorsqu’un nouveau roi veut s’imposer, tous lui tournent le dos.

Ce n’est qu’un jeu d’enfants, mais c’est bien du pouvoir et de l’obéissance qu’il est question, dans cette comédie humaine où l’on peut déceler plusieurs phases. La prise du pouvoir d’abord, fortuite, conséquence d’une découverte, et l’acceptation par tous de ce qui n’est alors qu’un jeu de rôle bien innocent. Puis la folie du pouvoir, thème abondamment traité par la littérature, peut-être plus spécifiquement par le théâtre. Le nouveau roi fait petit à petit de ses camarades de jeu des sujets qui lui obéissent aveuglément, après les avoir flattés, leur désignant des ennemis à attaquer. Trois figures de gardes se dessinent alors, qui se font les relais des ordres du roi. Puis vient la résistance, avec les enfants qui refusent d’obéir en ne donnant pas leur gouter, ou ceux qui se mettent à chanter des chansons pour se moquer du roi. Le pouvoir dégénère alors en une phase de dictature, où toute parole est interdite, phase qui s’accompagne aussi de dénonciations et qui se termine avec l’emprisonnement de tous les enfants. L’abdication finale du roi marque le retour à la démocratie, les enfants ayant bien appris la leçon et décidant de ne plus recommencer. Cette fable très politique utilise les armes de la comédie : la fantaisie absurde, le grossissement et la caricature. Rien de lourd dans cet album, qui emprunte à la bande dessinée plusieurs de ses caractéristiques, peut-être aussi pour se rapprocher du théâtre. Pas de récit, mais du dialogue, vif et piquant. Que ce soit en double page ou en strips, les vignettes, qui respectent une unité de lieu et de temps, sont des scènes quotidiennes, qui montrent avec humour des figures expressives d’enfants saisis dans des attitudes pleines de vie. Et, bien sûr, une chute à la fois drôle et pleine de signification, laisse à chaque lecteur le soin de tirer par lui-même la « morale » de cette histoire à la fois intemporelle et si actuelle.

Un album plein de gaité, de vie et de joie qui montre comment un bac à sable est à l’image de notre vie politique.

Villa Anima

Villa Anima
Mathilde Maras
Gulf stream 2021

Pour que vienne l’ère du changement

Par Michel Driol

Dans le monde où vit Magda, il y a ceux qui n’ont pas d’écharpes, le peuple, et ceux qui ont des écharpes de couleur, acquises essentiellement par hérédité, qui leur confèrent différents grades dans la société. Quatre couleurs qui donnent des droits, depuis celui d’avorter ou d’être infirmière, jusqu’à la prestigieuse écharpe rouge, celle du pouvoir, dont l’unique détenteur est l’empereur. Dans le monde où vit Magda, il y a une organisation, la Main, qui régit tout, assigne à chacun une place et un rôle. Magda doit subir les moqueries car elle vient du Sud, est brune et bronzée, alors que dans son village tous sont blonds et blancs. A seize ans, elle se retrouve enceinte de son compagnon, Abel et, pour avoir le droit d’avorter, se décide à passer les épreuves de l’Esprit, dans la redoutable Villa Anima, afin de gagner la première écharpe. Mais s’arrêtera-telle à cette écharpe verte ? Jusqu’où osera-t-elle défier le maitre de cette villa, le doucereux et violent  Reyne Degraive ?

Difficile de dater l’époque de la fiction, qui convoque à la fois des éléments du Moyen Age et d’autres du XIXème siècle, façon de dire que ce n’est pas important, et que les codes du fantastique et de la dystopie sont là pour permettre d’aborder par l’imaginaire des problématiques féministes contemporaines.  Il y est question bien sûr des droits, comme le droit à l’avortement, des relations hommes femmes, de la place et du rôle des femmes dans la société. Les discours patriarcaux et machistes sont assenés avec force par la plupart des puissants du roman, qui redoutent de voir une femme s’élever dans la société. Mais le roman ne s’arrête pas là. Sur quoi repose la domination d’une classe sur l’autre ? Ceux qui dirigent possèdent l’Esprit, et les épreuves de la Villa Anima sont censées révéler cette possession. Magda s’aperçoit que tout ceci n’est que mensonge et illusion, que le monde n’est qu’un théâtre où chacun doit jouer son rôle. C’est parce qu’elle est déterminée à changer ces règles, à se battre pour une société plus juste qu’elle va jusqu’au bout d’elle-même et des épreuves. Alors qu’elle n’était entrée que pour conquérir l’écharpe verte, la voilà décidée à se battre pour autre chose que son droit personnel à l’avortement, pour avoir le pouvoir de faire changer les choses. Le roman décrit ce qu’il faut de courage à une jeune fille pour s’émanciper, envisager pour elle et sa famille un autre futur.

Pour autant, le fantastique, voire l’épouvante, ne sont pas absents du livre. La Villa Anima est le lieu de phénomènes étranges dont est témoin et victime Magda, phénomènes surnaturels qui la mettent en danger, et la conduisent à s’interroger sur ce qu’est l’Esprit. N’est-il qu’illusion idéologique, ou certains hommes détiennent-ils des pouvoirs leur permettant de mettre en œuvre des forces maléfiques ? Ainsi la Villa constitue un huis clos angoissant mettant à l’épreuve la volonté de la jeune fille, et les nerfs du lecteur, même si les lois du genre le persuadent que tout cela va bien finir.

C’est enfin un roman d’amour qui bouleverse et subvertit les codes du genre. Il n’y a ni Cendrillon, ni Prince Charmant. Que devient l’amour de Magda pour Abel, qui la soutient fidèlement tout au long des épreuves ? On se doute bien que cet amour de jeunesse ne résistera pas au temps, qu’entre la force de Magda et une certaine fragilité d’Abel, les dés sont quelque peu pipés. C’est avec un autre amour que s’épanouira Magda, tout en restant l’amie d’Abel qui mènera sa vie autrement. C’est ce personnage de femme forte qui est finalement intéressant dans le roman, façon de montrer à toutes qu’il faut de la détermination pour gagner sa liberté et changer le monde, mais que cela reste possible, même si les changements prennent du temps. Ce en quoi le roman est bien réaliste !

Un roman mêlant dystopie et fantastique, action et discours, dans une écriture pleine d’allant et de force.

Avalon Park

Avalon Park
Eric Senabre
Didier Jeunesse, 2020

William Golding dans une grande roue

Par Christine Moulin

« Les enfants sont touchés. Mais ils ne sont pas concernés. En gros, on porte la maladie, sans la subir. On la transmet. On peut avoir de la fièvre quelques jours. Rien de méchant, et parfois, il n’y a rien du tout. »
Ce qui est bien avec la lecture, c’est que cela permet de se changer les idées…! Toute ironie mise à part, cela se vérifie une nouvelle fois avec ce roman d’Eric Senabre, qui nous emporte, dès les premières pages, dans un récit passionnant. Les ingrédients efficaces sont nombreux: sur une île où est installé un parc d’attraction consacré au thème du roi Arthur (thème malheureusement peu exploité), des enfants ont été abandonnés par des adultes paniqués devant la menace sanitaire qu’ils représentent. Les héros sont deux frères: l’un, Nick, a 16 ans, l’autre, Roger, deux ans de moins. Leurs réactions sont radicalement différentes devant cet univers qui ressemble un peu à l’île aux Plaisirs de Pinocchio et face à celui qui en a pris la direction Nunzio, un jeune Gavroche inquiétant. Bref, c’est un peu Sa Majesté des Mouches mâtiné de Stephen King et de COVID.
Ces ingrédients sont d’autant plus efficaces que la maîtrise narrative de l’auteur les expose avec une habileté jamais démentie :  nous les découvrons peu à peu à travers le point de vue de Nick mais aussi grâce à divers dialogues et à des extraits de témoignages à la première personne. Des événements savamment distillés sans agitation frénétique font doucement mais sûrement monter l’angoisse. Des effets d’annonce entretiennent le mystère et créent l’inquiétude.
Toutefois, ce qui aurait pu n’être qu’un roman d’aventures haletant mais superficiel débouche sur des perspectives qui en décuplent l’intérêt. Il y a d’abord les relations entre les deux frères, qui s’aiment, malgré de lourds non-dits que l’on découvre peu à peu, et s’opposent : Nick est raisonnable, « de bonne volonté » et s’appuie sur les valeurs héritées de son Britannique de père, avec l’intention de devenir un « gentleman »; Roger est plus génial, plus fou, plus cynique aussi. Cet aspect psychologique s’accompagne d’une constante interrogation qui irrigue toute l’intrigue : qu’est-ce qu’être adulte, qu’est-ce que la maturité, quand cesse-t-on d’être un enfant ? L’une des petites filles de l’île pose d’ailleurs le problème en ces termes : « On a l’âge qu’on veut ici ». Il y a la dimension sociale: Nick et Roger sont deux fils de très bonne famille alors que les autres enfants sont des enfants des rues pour qui l’île représente ce à quoi ils n’ont jamais eu droit. Il y a la dimension que l’on pourrait presque qualifier de politique : qu’est-ce que le pouvoir, qu’est-ce que la responsabilité ?
À cela s’ajoute la dimension éthique: comme dans les bonnes robinsonnades ou les histoires de zombies, très vite on en vient à se demander ce que l’on doit garder des lois et des principes habituels, ce qui de l’éducation subsiste d’intangible, une fois que le monde s’est écroulé, ce que résument crûment certains personnages: « Tout le monde fait ce qu’il veut ici, c’est la règle. » Les personnages expérimentent, sans que rien ne soit caricatural, ce que c’est que de dépasser les limites et se laissent transformer en profondeur par cette transgression, tout en amenant le lecteur à se demander, à leur suite, ce que c’est que le courage ou jusqu’où on peut accepter la violence. On pourrait même, enfin, par moments, entrapercevoir une dimension quasi métaphysique: qu’est-ce que la vraie vie ? Est-ce que la routine, comme l’appelle Nick, vaut qu’on se batte pour la retrouver ? Faut-il tout faire pour rétablir la « vie d’avant » ? Est-ce possible, d’ailleurs ?

 

 

 

 

Antigone

Antigone
Yann Liotard, Marie-Claire Redon
La Ville brûle, 2017

Celle qui a dit non

Par Anne-Marie Mercier

« Il était une fois dans un pays lointain, une jeune fille. Elle s’appelait Antigone.

C’était une fille qui ne se laissait pas faire.
Elle osait, dans un monde d’hommes,
être elle-même et marcher le front haut.
Elle avait le courage de penser,
le verbe qui mord, la beauté rebelle. »

Enfin, elle était une jeune fille comme les autres, « sauf qu’elle était princesse. Une princesse compliquée née dans une famille compliquée. Une princesse maudite qui vécut malheureuse et n’eut jamais d’enfant. »

Ainsi, l’auteur du texte, Yann Liotard, professeur de lettres classique qui connait les dififcultés des élèves pour aborder ce mythe, choisit d’entrer dans le mythe par la voie du conte, et la révolte du personnage par son actualisation (ici, féministe). La tragédie revient avec l’évocation du destin familial, et l’enchainement inexorable des événements, de l’abandon d’Œdipe par ses parents au meurtre de Laïos, son père, à son mariage avec sa mère Jocaste et la naissance de la fratrie maudite – à laquelle appartient Antigone. On la voit guidant Œdipe aveugle hors de la ville, puis tentant d’offrir une sépulture à son frère, mort en affrontant son autre frère, on assiste à sa condamnation, au suicide de Hémon, etc.
Le chœur accompagne ces événements ; il est composé de quatre à cinq rats des champs,  justes crayonnés sur fond rouge; ils portent une parole de commentaire, ou d’apitoiement. Les dessins de Marie-Claire Redon (dont c’est le premier ouvrage) font alterner l’histoire d’Antigone (en crayonnés ou en aplats de sombre indigo) avec les pages rouges dédiées au chœur. Ils donnent une touche fantastique à cette histoire : Antigone a une apparence de frêle jeune fille, hors les petites oreilles de chat qui émergent de sa chevelure, les corbeaux, les rats et la mort sont partout (celle-ci est représentée par des poupées qui jonchent le sol), et le pouvoir de Créon apparait sous une forme monstrueuse.

Le chœur livre la morale de l’histoire : « Il en faut des pas pour être soi. Pas fermer les yeux. Pas faiblir. Pas se sauver. Pas trahir. Pas plier. De petits pas en petits pas, Antigone sait pourquoi. Pourquoi elle a vécu et pourquoi elle s’est battue. » Voilà Antigone ramenée à son nom, celui de celle qui dit « non ». Cette version moderne offre aux adolescents une figure qui leur ressemble et des problématiques qui leur sont familières, dans un superbe album, poétique et tragique.

 

Les Faits et gestes de la famille Papillon, t. 1

Les Faits et gestes de la famille Papillon, t. 1, Les Exploits de grand-papa Robert
Florence Hinckel
Casterman, 2019

 

Par Anne-Marie Mercier

Difficile (impossible ?) de classer ou de résumer ce nouveau roman de Florence Hinckel.
Essayons : il y a la famille Papillon, qui a le talent d’arranger les choses et a permis d’éviter de nombreuses catastrophes. Et puis, il y a la famille Avalanche, qui a le pouvoir inverse. L’histoire de l’humanité, avec ses progrès, ses découvertes, ses désastres et ses tragédies est revisitée par l’histoire de ces familles et l’on devine que l’héroïne va bouleverser la donne. Comme dans bien des familles, tout n’est pas aussi simple : les uns peuvent s’avérer être les autres, ça se croise, se mêle… On ne va pas vous faire un dessin.

C’est d’autant plus inutile que Florence Hinckel truffe son récit d’images, issues de la collection de Jean-Marie Donat, collection de photos anonymes, souvent anciennes, sur lesquelles l’auteure s’appuie pour donner corps à ses fantaisies, ajouter un brin de loufoquerie (les images sont souvent dans ce ton), brouiller les pistes comme un récit d’aïeul qui perd parfois le fil ou cherche à taire des secrets. Le regard sur la littérature de jeunesse qui aime imaginer les « pouvoirs » de ses héros depuis Harry Potter est gentiment brocardée à travers le livre de madame Feuillette ((Histoire des pouvoirs familiaux de l’Antiquité à nos jours).

L’ensemble est surprenant et souvent drôle, par exemple ce portrait d’écrivain :
« J’ai rencontré de nombreux écrivains et de nombreuses écrivaines dans ma vie et je n’ai jamais rencontré d’êtres plus tourmentés. L’air traqué et le sommeil perturbé, ils sont tour à tour hantés ou en transe. Quand on leur demande pourquoi ils ne font pas quelque chose de plus paisible, comme veilleur de nuit, fleuriste, professeur d’université ou ambassadrice de l’archipel des Tuvalu, leurs eux lancent des éclairs et ils rétorquent, pleins de fougue, qu’ils n’ont pas choisi, que c’est comme ça, que l’écriture c’est la vie et que leur ôter l’écriture ce serait leur ôter la vie. Eric Blair était un spécimen tout à fait ordinaire d’écrivain…

Les Neuf Vies de Philibert Salmeck

Les Neuf Vies de Philibert Salmeck
John Bemelmans Marciano, Sophie Blackall
(Les Grandes Personnes), 2014

8 façons de mourir extraordinaires + 1

Par Anne-Marie Mercier

les-neuf-vies-de-philibert-salmeckDans la lignée des enfants milliardaires insupportables, Philibert bat de loin Artémis Fowl. Il faut dire que, comme son nom l’indique, il est le descendant d’une horrible famille qui a été à l’origine de bien des malheurs pour l’humanité : le capitalisme c’est eux, la déforestation, les génocides, le changement climatique… tout leur sert à asseoir leur fortune mais – bien mal acquis ne devant pas profiter –, ils meurent tous jeunes.

Philibert décide de vaincre la fatalité en se faisant greffer huit vies supplémentaires à partir de son chat (oui, les chats ont neuf vies et un dessin nous le prouve en montrant l’organe qui est à l’origine de cette particularité).

Le récit montre un enfant déchainé prêt à se lancer dans toutes sortes de sports ou de conduites à risque, jouant avec la mort de manière assez bouffonne et très vite rattrapé par le réel : lorsqu’il arrive (rapidement) à la fin de son capital, la peur s’installe –  leçon de La Peau de chagrin de Balzac pour les plus jeunes?.

Entre humour grinçant et fable philosophique, ce petit récit est illustré de manière très expressive et caricaturale en noir et blanc ; il pose la question de la vie et de la mort, du prix que l’on oublie d’accorder à l’une et des différentes façons d’arriver à l’autre, tantôt en négligeant les conseils avisés de l’entourage tantôt en les prenant trop à la lettre. Surprotection et exposition au danger sont les deux chemins qui mènent le personnage à sa perte.