Celle qui rêvait des tigres

Celle qui rêvait des tigres
Elodie Chan

Sarbacane (Exprim’), 2025

Qui est la bête ?

Par Anne-Marie Mercier

Il est rare de lire un roman pour jeunes adultes entièrement écrit en vers, même s’il y a eu des exceptions notables, comme Songe à la douceur de Clémentine Beauvais (publié dans la même collection, Exprim’, en 2016). En littérature générale, le succès de Mahmoud ou la Montée des eaux, d’Antoine Wauters (Verdier, 2021), ou du Cri du sablier (2001) de Chloé Delaume, en vers blancs alexandrins, avait déjà surpris.
Si l’histoire s’inscrit dans le genre de la fantasy, c’est très légèrement, la dimension poétique primant sur tout. Ces « chants » semblent former un récit des origines proche des épopées et des récits mythiques d’autrefois. On assiste à la naissance du monde, né du conflit entre des forces opposant des éléments et des principes différents, comme le féminin et le masculin, avant de découvrir le village entre océan et forêt, Sel, puis les personnages de l’histoire qui débute et qui introduira une nouvelle ère.
L’héroïne ne sait pas d’où elle vient : des habitants de Sel, l’ont trouvée, enfant, abandonnée sur la plage avec un bébé, sa sœur sans doute. Recueillies dans une famille aimante, les deux fillettes suivent des voies différentes : la plus jeune ne veut rien savoir du passé ; la plus âgée, Kishi, adolescente au moment où commence l’histoire, cherche ses origines. Elle se rend la nuit dans la forêt interdite où règnent les sorcières et où les lucioles, dit-on, gardent le souvenir des morts.
En parallèle se déroule la vie du village de pêcheurs, avec ses travaux et ses jours ; vidage des poissons, conservation, fabrication de filets, tissages… Les fêtes allègent le poids du travail mais ajoutent, avec l’alcool, d’autres tourments. On apprend peu à peu qu’une jeune fille a dû remplacer sa mère morte dans le lit de son père ; elle disparaît dans les bois après avoir violée par deux garçons du village. Morte ? devenue sorcière ? ou changée en autre chose ?  Kishi est sauvée par les sorcières qui ont un lien mystérieux avec elle. Un peu sorcière elle-même, elle arrive à entrer dans l’esprit des animaux.
On devine peu à peu que les sorcières étaient autrefois des femmes et qu’elles ont dû fuir la violence des hommes, perdant leur humanité. Une métamorphose fait d’une femme un tigre, et inversement. Cependant, leur « bestialité nouvelle » n’est pas un abaissement, plutôt une élévation vers la puissance du vivant. Un avertissement (nommé « présage »), aux lectrices et lecteurs prévient d’ailleurs qu’il sera question de « la bestialité des hommes envers les femmes ».
D’autres histoires se tissent pour réunir deux amants qui, sans doute, fonderont une humanité nouvelle, régénérée. Dans le village voisin de Fange, à l’intérieur des terres, les hommes sont assommés par le travail, extrayant le souffre sur le volcan qui les fait mourir prématurément. Les deux univers s’opposent, l’un minéral et sec, l’autre humide et aquatique, mais des deux côtés on trouve des adolescents qui souhaitent avoir une autre vie. Entre les deux, le domaine de la forêt est celui de tous les sortilèges. Avec le garçon de Fange Kishi trouvera sa voie, hors des sentiers tracés, et le livre s’achève ainsi sur un beau chant d’amour, célébrant la rencontre plutôt que la prédation, et l’agriculture plutôt que l’industrie.

Les Bêtes sauvages grandissent la nuit

Les Bêtes sauvages grandissent la nuit
Lucie Desaubliaux, Marine Schneider
Seuil jeunesse, 2023

Vaincre sa colère

Par Laure-Hélène Davoine

Cet album se démarque tout d’abord des autres par sa couverture. Un grand format. Un rose orangé éclatant, qui sera utilisé ensuite pour la lune. L’image d’un ours de dos, monumental et sombre, et dépassant de son épaule, une tête et deux bras de petite fille, minuscules en rapport. On ajoute le titre plutôt mystérieux et cela donne, dès la couverture, une ambiance troublante que l’on retrouvera tout au long de ce magnifique album.
Alix l’a décidé. Cette nuit, elle va devenir une bête sauvage. Elle s’enfuit de la maison, va se perdre dans la forêt et va y rester cinq jours et cinq nuits. Elle est fermement décidée à prouver au monde qu’elle n’est pas une petite fille mais une bête sauvage. Dans cette forêt, elle croisera de nombreux animaux : un oiseau avec qui elle jouera, des animaux de la forêt qui la repousseront et se moqueront d’elle, l’ourse de la couverture qui, tout en douceur, l’aidera à s’échapper, « car c’est trop dangereux ici pour une toute petite fille » et le grand loup blanc aux six queues, le Roi de la forêt qu’elle voudra défier et vaincre. Mais c’est contre elle-même qu’Alix se battra, contre sa colère qui l’attaque par derrière et qu’Alix dévorera jusqu’à la dernière bouchée, avant de retomber épuisée et apaisée. La forêt entière célèbrera ensuite cette bataille. Puis le grand loup ramènera la petite Alix endormie chez elle. La lune est toujours rousse mais Alix va pouvoir dormir tranquillement, le loup veille.
C’est un album dense, complexe, profond et visuellement remarquable. On suit le parcours initiatique de cette petite fille dans la forêt. On suit sa colère qui monte et qu’elle parvient enfin à expulser et à combattre. On finit l’album, apaisé, et puis on le relit… parce qu’on veut suivre à nouveau le cheminement de cette petite fille dans la forêt, sous la lune rousse.