Le printemps des oiseaux rares

Le Printemps des oiseaux rares,
Dominique Demers
Gallimard, scripto, 2021

Des oiseaux pour références

Maryse Vuillermet

Un roman à deux voix, les voix des deux héros, deux adolescents : lui, Jean-Baptiste, dit JB, surdoué, passionné, d’oiseaux et de tous les animaux, solitaire, gentil, gaffeur, vivant à Montréal dans une famille nombreuse de catholiques pratiquants, elle, Mélodie, vit seule avec sa mère et se remet très difficilement de son premier amour qui s’est terminé par un viol.

JB rédige un mémoire sur les oiseaux pour intégrer un cursus universitaire d’exception et obtenir une bourse. Dans les extraits de son travail, on apprend avec émerveillement combien les animaux sont communicants, intelligents, fidèles et amoureux; Ils aiment passionnément et fidèlement, « 90% des oiseaux sont monogames, les chardonnerets échangent des baisers passionnés, les albatros sont unis pour la vie. ».  Ils sont aussi capables de jouir d’un acte gratuit comme certains vautours qui s’élèvent à 10 000 mètres d’altitude par gout de l’ivresse.  Ses connaissances, il va les partager avec Mélodie et avec nous. Mais aussi ses découvertes, une nichée de renardeaux, un rassemblement de sitelles, trois mésanges, un écureuil, il passe le plus clair de son temps sur le Mont Royal à Montréal à observer. Mélodie y fait beaucoup de sport, et c’est donc là qu’ils se heurtent et se rencontrent.
Tous deux ont un quotidien difficile, JB est en opposition avec la religion de son père qu’il juge intransigeant et peu aimant, Mélodie ne comprend pas ce que sa mère lui cache de sa relation avec son père, et d’un petit frère mort bébé dont elle trouve des photos cachées.  Tous deux sont à fleur de peau, écorchés et, de rebondissement en rebondissement, on s’attache à ces héros.
Beaucoup de thèmes sont abordés, l’existence de Dieu, le monde animal, la différence, la mort, le viol, ça parait beaucoup, mais tous sont abordés avec délicatesse et par la voix de ces deux jeunes intelligents et en recherche. Et les références constantes au monde des oiseaux les aident dans leur réflexion et leur combat et guident notre lecture, JB est un albatros, « ses ailes de géants l’empêchent de marcher, » ; JB surnomme tendrement Mélodie « Sauterelle » ; les autres personnages, les parents, les adultes en général, ne sont pas stéréotypés, tous ont leur part d’ombre, leurs doutes et leurs échecs.
Le titre original est « l’Albatros et la mésange », je le préfère, pour ce roman très original, profond et émouvant.

Maman les p’tits bateaux

Maman les p’tits bateaux
Claire Mazard
Le muscadier – Collection rester vivant 2020

Qui ne sait que ces loups doucereux de tous les loups sont les plus dangereux ?

Par Michel Driol

Maman les p’tits bateaux, une chanson enfantine dans laquelle Marie-Bénédicte, à 12 ans, se réfugie pour avoir moins mal, pour ne pas penser. Depuis plus de 6 mois, son oncle la rejoint tous les mercredis pour abuser d’elle sexuellement. Et lorsque ses parents lui offrent un ordinateur, ce dernier devient le confident à qui elle se livre.

Claire Mazard a choisi de traiter le sujet en laissant parler son héroïne. Récit à la première personne, qui permet au lecteur de mieux comprendre les affres, la douleur, le dégout de soi que ressent l’enfant, abusée sexuellement, par un membre de la famille, un oncle adoré de tous. Elle montre bien à quel point culpabilité et silence vont de pair. Comment cette souffrance entraine une dégradation des résultats scolaires, des relations familiales, la mutilation (ici l’héroïne se fait raser les cheveux pour être moins belle), sans que ces signes ne soient perçus par les enseignants, les parents, l’entourage  pour ce qu’ils sont, tant il est simple de se dire que c’est la crise de l’adolescence… Et pourtant, nombreux sont ceux qui tentent de comprendre, mais l’héroïne est trop emmurée dans sa culpabilité, la peur aussi de détruire cet oncle et les relations de sa mère avec son frère, qu’elle ne peut rien dire. Même lorsque l’enseignante de français invite une auteure qui a écrit sur le sujet.  Pourtant, tous ces petits riens, ces attitudes permettront à l’enfant d’oser parler, ou plutôt écrire. La médiation de l’écriture devient pour Marie-Bénédicte le moyen de se raconter, et constituant ainsi l’élément déclencheur qui permettra de retrouver un nouvel équilibre. Cet équilibre qui passe par un changement de prénom et par une volonté de venir à son tour écrivaine. C’est, pour l’auteur, une façon de poser la nécessité de l’écrit et de la littérature qui, à la différence de l’oral, permet la mise en distance, permet de nommer les choses, permet l’empathie avec des personnages de papier qui révèlent que l’on n’est pas seul au monde.

Voilà un court livre qui se lira sans doute d’une traite comme un témoignage implacable sur l’inceste, un livre dont l’écriture est au diapason de la souffrance de l’héroïne : phrases courtes, souvent sans verbes, constituant parfois à elles seules un paragraphe, phrases coup de poing que le lecteur reçoit, comme des uppercuts. C’est une façon de dire la colère (dans les phrases exclamatives), la sensation brute qui envahit l’héroïne et l’emmure dans une révolte qui la laisse quelque part avec une voix qui ne parvient pas sortir d’elle. Il faut aussi souligner la construction du livre, qui quelque part se met en abyme avec les ouvrages de l’auteure invitée en classe et qui, par les retours en arrière, montre à quel point il est impossible de sortir du passé qui revient sans cesse,

Un court roman, qui aborde sans détours un sujet difficile, mais avec beaucoup de sensibilité et de pudeur, dans une écriture travaillée : un vrai objet de littérature de jeunesse contemporaine comme on les aime.

Trois garçons

Trois garçons
Jessica Schiefauer
Traduit (suédois) par Marianne Ségol-Samoy
Thierry Magnier, 2019

Trois filles et des métamorphose

Par Anne-Marie Mercier

Les relations entre jeunes gens des deux sexes sont au cœur de ce récit, sombre et souvent violent. Deux univers s’opposent : celui des trois amies, âgées de quatorze ans, qui n’ont pas envie de quitter l’enfance et ont entre elles des relations pleines de douceur et de gaieté, de fantaisie, et celui de la rencontre avec les garçons, lieu de danger, de souffrance et d’humiliation, dans un cadre scolaire où les adultes semblent aveugles, indifférents ou complaisants, on ne sait.

Le récit vire au fantastique lorsque par accident les jeunes filles découvrent une substance qui les fait changer de sexe pour quelques heures : après plusieurs nuits passées à jubiler dans des corps puissants (elles se transforment en garçons, mais pas n’importe lesquels, c’est un peu la faiblesse du roman sur le plan des stéréotypes) et à boire des bières avec d’autres du même « genre », le groupe se scinde : si ses amies se sont lassées de rencontres et de conversations sans intérêt, la narratrice, fascinée par un de leurs nouveaux camarades, part en vrille avec lui, dans la drogue et la délinquance, et éprouve pour lui un désir qu’elle a de plus de mal à cacher… Le groupe explose du fait de l’addiction de celle-ci à la substance qui lui permet de se métamorphoser, comme explose sa relation au garçon dont elle est amoureuse, à sa famille, à la société. La fin propose une issue un peu pacifiée, mais entre filles…
Le roman est globalement très sombre dans son portrait de la masculinité, c’est sa faiblesse, mais aussi sa force : le récit est percutant et porte un certain regard féminin adolescent. Il dit bien le malaise de certaines filles, à l’estime de soi abimé; la narratrice illustre un rapport difficile à son corps et toutes les trois sont paralysées par la peur des garçons, présentés ici comme des êtres impitoyables et destructeurs ou, au mieux, inintéressants. Il y a cependant de belles échappées lumineuses dans le portrait  des amies de la narratrice, Momo la fille d’artistes, créatrice de déguisements, Bella, la botaniste, quasi orpheline (une héritière de Fifi Brindacier) régnant sur une serre aux plantes étranges et parfois… magiques.

Jessica Schiefauer a obtenu en 2011 le prix August (prix suédois, en référence à August Strindberg) en catégorie jeunesse pour ce roman (qui a été adapté au cinéma sous le titre « Pojkarna » (titre original du roman) ou « Girls lost », 2016, et au théâtre) et pour le suivant paru en 2015.

 

 

 

Les Anges de l’abîme

Les Anges de l’abîme
Magnus Nordin
Rouergue

Celui qui combat des monstres doit prendre garde à ne pas devenir monstre lui-même.

Par Michel Driol

Les-anges-de-labîmesLes Anges de l’abîme sont un groupe de 3 adolescents (deux filles et un garçon), victimes de violences sexuelles, et réunis par une de leurs enseignantes qui leur donne comme mission de traquer les délinquants sexuels qui, sur Internet, se font passer pour des ados de l’âge de leur victime.  Une fois ceux-ci pistés, ils les enlèvent et vont les séquestrer dans un hôpital désaffecté, avant de les livrer à la police. Mais, lors du second enlèvement, les choses tournent mal et le violeur meurt. L’enseignante est arrêtée, mais les trois ados continuent leur traque, qui se révèle de plus en plus dangereuse.

Voici un roman sombre, qui dresse un tableau sans concession des violences sexuelles faites aux adolescents des deux sexes, de la pédophilie et de la cyber-pédophilie, se tenant sur le fil du rasoir, décrivant des scènes crues, mais sans tomber dans le voyeurisme, mais sans avoir non plus une simple attitude de mise en garde à l’égard du public ado à qui il s’adresse.

Ce thriller plein de suspense ne simplifie pas, ne tombe pas dans le manichéisme. Les bourreaux sont des hommes bien installés dans la société, utilisant leur pouvoir, même sur leurs anciennes victimes, qui deviennent leurs complices. Les Anges ont tous été marqués par une agression, qui a pu leur laisser des traces physiques, et qui se mettent en marge de la loi pour prévenir d’autres agressions. Ces zones d’ombre se révèlent peu à peu. Les parents, souvent séparés ou absents, ont perdu toute raison de vivre, comme la mère d’Alice. En opposition, un personnage de policière constitue une figure  positive incarnant l’ordre et la légalité.

Un roman sans concessions, qui pourra choquer certains lecteurs, mais qui devrait susciter des débats sur le réel et le virtuel, sur le bien et le mal, sur les relations adultes – ados…, sur le pouvoir et la liberté.

Trop parfaite!

 

Trop parfaite!

Gigliola Alvisi

Traduit de l’italien par Françoise Liffran

La joie de lire (Hibouk), 2013

trop parfaiteBienvenue chez les ch’tis apuliens!

 Lucrezia est une jeune milanaise huppée à l’éducation parfaite. L’été de ses treize ans, elle est obligée de passer ses vacances chez sa tante des Pouilles, qu’elle ne connait pas. Elle découvre alors le sud de l’Italie que de nombreux « nordistes » aiment mépriser… L’antagonisme nord/sud italien est subtilement abordé.

L’héroïne découvre une vie aux antipodes de la sienne. Nourrie sainement depuis sa naissance, elle est initiée aux mets généreux. Élevée dans le calme et la retenue, elle est immergée dans une famille sanguine, au verbe haut, dont le quotidien tourne autour des allers-retours à la plage familiale. Elle découvre enfin et surtout la chaleur d’une maman imparfaite mais idéale à bien des égards…

Ce roman aborde également des sujets beaucoup plus graves, tels que le viol, le deuil d’un enfant, le secret de famille… Cela peut paraître un peu excessif pour un seul roman mais l’auteure réussit à construire une histoire cohérente et succulente comme un pain ciabatta arrosé d’huile d’olive.

Rien : Attention, chef d’œuvre !

Rien
Janne Teller
Traduit du danois par Laurence Larsen
Les grandes personnes, 2012

Un nouveau Sa Majesté des mouches ?

Par Anne-Marie Mercier

rien

La porte souriait. C’était la première fois que je la voyais le faire. Pierre Anthon l’avait laissée entrebâillée comme un néant riant qui m’avalerait si je m’aventurais à le suivre. Souriait à qui ?  A moi, à nous. J’ai regardé tout autour et le silence embarrassé m’a montré que les autres aussi l’avaient remarqué.

A ceux qui disent que la littérature pour ados est trop noire, trop violente, trop pessimiste, nous opposerons ce livre. Il est noir, oui ; il progresse de l’innocence la plus totale à une prise de conscience tragique, oui ; mais cela ne l’empêche pas d’être un grand livre. A ce niveau, rien n’est « trop » et « du noir sort la lumière ». Celui-là seul suffirait à le prouver, à la hauteur de Sa Majesté des mouches. Faut-il en dire plus ? Arrêtez tout, sortez vite pour le trouver, cliquez sur votre librairie préférée en ligne… Je poursuis pour ceux qui voudraient en savoir plus.

Depuis que, le jour de la rentrée, Pierre Anthon, élève de quatrième d’une petite banlieue paisible du Danemark, a déclaré que « rien n’a de sens », il est monté dans un arbre et n’en bouge plus. De là, le petit Hamlet (rapprochement un peu facile mais trop tentant) jette des fruits, des quolibets et des propos nihilistes à ses camarades qui passent par là pour se rendre à l’école. Tous les adolescents en sont profondément ébranlés. Ils décident de convaincre Pierre Anthon – et de se rassurer eux-mêmes – en lui montrant la « signification » de la vie. Mais comment ?

Après bien des tâtonnements, l’un d’eux a une idée de génie : chacun va devoir déposer dans un lieu dont ils ont la clef la chose à laquelle il tient le plus, et ils montreront cela à Pierre Anthon. Pour éviter la tricherie, ils font un ordre de passage et chaque enfant qui fait ce sacrifice dit ce que le suivant devra apporter. Entre le temps de détection par le premier de la chose qui compte le plus pour le second et l’acceptation de la privation  par celui-ci, il se passe du temps et la tension monte jusqu’au plein de l’hiver puis au printemps suivant. Surtout, la nature des offrandes proposées évolue et les jeunes gens sont portés progressivement à des actes de plus en plus graves. On s’attache à ce petit groupe de collégiens, garçons et filles a priori sans grande originalité, représentant  différentes classes sociales et idéologies, pas plus amis que cela, et pourtant soudés par un défi commun, l’un de ces « jeux » dangereux qui fait que parfois les adolescents oublient toute prudence face à un défi et un secret commun.

Mais le livre n’est pas un ouvrage de sociologie, ni de morale. C’est un roman, un vrai,  porté par la parole simple d’Agnès, par son innocence teintée d’inquiétude, qui présente tout comme étant à la fois parfaitement dans l’ordre des choses et absolument inquiétant. L’enjeu est de taille : il s’agit de prouver que la vie a un sens, non ? La narratrice a des formules merveilleuses, un style limpide, des métaphores prenantes qui font voir le sens des situations, sinon de la vie.

L’optimisme forcené porté par la narratrice se fissure progressivement mais demeure, ténu. L’auteur fait une belle démonstration, mettant en valeur ce qui nous attache à la vie tout en montrant à quel point c’est fragile, dérisoire, discutable, et pourtant… On ne dévoilera pas la suite. Les offrandes (on ne peut pas dire objets car c’est bien plus que cela) forment un tas qu’ils nomment « le mont de la signification » et dont ils finissent par être fiers, mais avec un petit doute…

L’issue est cruelle, mais pas désespérée. Elle dit que toute perte est un gain, que rien n’a de valeur et que tout en a, et surtout qu’il est dur de perdre son enfance : « On pleurait parce qu’on avait perdu quelque chose et reçu quelque chose d’autre. Et que ça faisait mal de perdre et de recevoir. Et parce qu’on savait ce qu’on avait perdu, sans pour pouvoir encore mettre un nom sur ce qu’on avait reçu ».

Les éditions Les grandes personnes jouent carte sur table : la quatrième de couverture est très explicite (plus que je ne l’ai été) sur le contenu du livre et ce qui pourrait choquer. Saine honnêteté, le lecteur ne peut pas se plaindre qu’il n’a pas été averti. Et la quatrième de couverture cite  aussi des propos de presse très élogieux, j’aurais pu me contenter de les recopier, mais il faut bien ajouter quelque chose au mont de signification, ne serait-ce que des mots, du temps, de la vie.

Pour aller plus loin, lisez la chronique de François, qui n’est pas du tout d’accord avec moi sur ce livre (datée du 17 juin 2013).

Janne Teller est l’auteur d’un autre grand petit livre, Guerre et si ça nous arrivait, paru lui aussi en 2012 aux éditions Les grandes personnes; nous parlerons prochainement.

Rien, paru en 2007 chez Panama (« ancêtre » des grandes personnes), était épuisé.

Kill all enemies

Kill all enemies
Melvin Burgess
Gallimard jeunesse (scripto), 2012

Metallica comme un havre de paix

Par Anne-Marie Mercier

C’est d’abord Billie qui prend la parole. Le lecteur francophone met un peu de temps à comprendre que ce personnage violent est une fille. En décrochage scolaire, placée en foyer, elle vit sa dernière chance avant le centre fermé pour adolescents. Puis c’est au tour de Rob, un garçon un peu trop enveloppé, qui adore sa mère, est martyrisée par son beau-père et par les autres élèves de son collège. Il n’a qu’une passion dans la vie, la musique « metal ». Chris à une vie plus normale, il vit avec un père et une mère aimants et soucieux de son avenir mais il refuse depuis plusieurs années de rendre des devoirs écrits. Ces trois adolescents en échec scolaire vivent tout au long du roman des événements de plus en plus graves qui les conduisent à se retrouver ensemble dans un centre ouvert pour adolescents difficiles. A ces points de vue alternés qui se succèdent d’un chapitre à l’autre s’ajoute celui d’une éducatrice qui suit Billie depuis longtemps; sa perspicacité lui permet de comprendre ce que vivent les deux garçons alors que leur entourage est aveugle. D’abord ennemis, les trois adolescents s’unissent enfin pour un happy end dans lequel la musique « metal » joue un grand rôle, celle du groupe dont le nom a donné le titre du livre.

Melvin Burgess, connu pour ses romans qui dépeignent de façon crue les excès adolescents, a enquêté dans un centre pour élèves délinquants exclus de leurs établissements scolaires (voir son blog) et il propose une vision de l’école assez manichéenne : le collège des trois adolescents est incapable de les prendre en charge, méconnaît totalement la situation familiale dans laquelle ils se trouvent, ou, dans le cas de Chris, ne peut pas diagnostiquer la raison de son refus de l’écrit. À l’inverse, les éducateurs du centre sont présentés comme des professionnels dévoués, soucieux de rester des professionnels tout en développant pour ces enfants perdus une réelle affection.Sur son site, l’auteur explique qu’il a découvert dans cette enquête que ces adolescents n’étaient pas des losers mais des héros : ils ont d’autres soucis que ceux de l’école, des soucis graves, et sont pénalisés pour cela au lieu d’être aidés.

Entre violences scolaires et violences familiales – aussi bien psychiques que physiques – les personnages se débattent et se battent, ou sont battus. Ils sont des êtres désemparés qui s’accrochent à la moindre lueur d’espoir. Le paradoxe est que c’est un groupe de musique « métal » qui s’avérera être un lieu de douceur, de respect et de courtoisie. Le roman est un puzzle qui se construit peu à peu, entre terreur et errance, c’est un tableau dur et bouleversant d’adolescents en crise, malmenés par la vie.

 

 

Waterloo Necropolis

Waterloo Necropolis
Mary Hooper
traduit (anglais) par Fanny Ladd et Patricia Duez
(Les grandes personnes), 2011

Dickens au féminin

 Par Anne-Marie Mercier

Ceux qui aiment Dickens et qui auraient aimé qu’il écrive un Oliver Twist au féminin, ceux qui aiment les héroïnes opiniâtres, ceux qui aiment les récits où l’on frémit et où l’on apprend aussi quelque chose, ceux qui aiment les histoires de cimetières et d’entreprises de pompes funèbres, ceux qui aiment les livres dans lesquels la condition des femmes est observée sans tabous, ceux qui aiment les histoires qui finissent bien, ceux qui aiment les retournements de situation inattendus, ceux qui aiment la bonne littérature populaire… enfin, toutes ces personnes devraient aimer Waterloo Necropolis.

Deux mots de l’histoire ? Lili et Grace sont orphelines de mère, leur père est parti en Amérique avant la naissance de Grace ; il y est mort sans doute. Lili est simple d’esprit. Au début du roman, elles survivent vaille que vaille depuis qu’elles se sont enfuies d’un orphelinat où elles ont été maltraitées, et pire encore. Grace rencontre au cimetière idyllique de Brockwood deux personnes qui vont changer sa vie : l’une est un jeune avocat qui l’aidera à venir à bout des manigances d’affreux individus haut placés, l’autre est un couple entrepreneur de pompes funèbre qui l’embauchera comme pleureuse. Les rites funéraires de cette Angleterre (qui dans le cours du roman prendra un deuil général avec la jeune reine Victoria devenue veuve prématurément) sont un beau moment d’anthropologie. Les aventures des deux sœurs sont dans la première partie une descente aux enfers, dans la deuxième une remontée progressive mais soumise à de nombreux hasards. Misère et luxe, solitude et union, secrets, trahisons… on y trouve tous les ingrédients des romans populaires.

Enfin, chaque chapitre est précédé d’une citation (plusieurs viennent du Dictionnaire de Londres de Dickens), ou petite annonce, publicité, article de journal… qui annonce la suite : on saute ainsi de case en case dans ce parcours qui ressemble à un puzzle dont le dessin n’apparaît qu’en toute fin, avec une surprise de taille.

Ce livre, paru sous le beau titre de Fallen Grace, a été nominé pour le Carnegie Book Prize et pour le prix sorcières 2012 (il ne l’a pas eu ; c’est L’Innocent de Palerme de Susana Gandolfi qui a gagné, lui aussi publié aux Grandes personnes, comme Un jour de Morris Gleitzman : avec 3 romans sur 5 nominés pour la catégorie « romans ados », cette maison d’édition est vraiment à suivre de près.

Mary Hooper a écrit La Messagère de l’au-delà et une trilogie dans l’Angleterre élisabéthaine (La Maison du magicien) ; son nouveau livre, Velvet (non encore traduit) se passe en 1900.

Les Cinq Bonheurs de la chauve-souris

Les Cinq Bonheurs de la chauve-souris
Jean-François Chabas

L’école des loisirs (medium), 2010

Les jeunes filles et la rivière

Par Anne-Marie Mercier

Les Cinq Bonheurs de la chauve-souris.gifIl pourrait (aurait pu ?) s’agir du chef-d’œuvre de Jean-François Chabas.

Prix Rhône Alpes 2010 du livre pour la jeunesse, il avait signé avec Les Lionnes un livre parfait. Si celui-ci ne l’est peut-être pas, il demeure exceptionnel, tant la force des évocations, la limpidité de l’écriture, le mystère et la charge d’implicite font de ce livre un roman superbe.

Le drame qui a poussé deux sœurs de 14 et 17 ans à fuir et à se réfugier dans une cabane sur pilotis au bord de l’eau n’est pas dit d’emblée et il est longtemps tenu caché. Le mode de révélation du mystère est pour moi le seul défaut de ce livre, qui dévoile trop là où le lecteur adulte avait fort bien deviné et où le lecteur adolescent avait pu supposer – ou non, selon l’affutage de son regard sur le monde. Ce point aveugle et le passé qui l’entoure ressurgit par à-coups dans la narration, sans prévenir. Il se présente par éclairs, en fragments, comme un cadavre qui flotterait entre deux eaux. L’image qui vient, c’est celle du corps de la mère assassinée dans La Nuit du chasseur, film qui n’en finit pas d’inspirer la littérature pour adolescents (Jusqu’au bout de la peur de Moka ou, plus récemment, La Voix du couteau, premier volume du superbe et terrible Chaos en marche de Patrick Ness). Deux enfants sont poursuivis par un (ou des) adulte(s) et leur refuge est la rivière.

L’histoire importe pourtant peu, malgré sa charge de terreur et de réel social. Le livre baigne dans l’atmosphère de la rivière en hiver : la pêche, la sensation des lignes dans la main, le bruit du gel et des pas dans la neige, les odeurs d’humidité et de feu de bois. La vie quotidienne de ces robinsonnes n’a pas grand chose d’heureux malgré des dialogues fantaisistes et légers et des rapports de complicité et d’amour entre les sœurs. C’est de la vie difficile pour échapper au pire. La plus jeune semble souvent au bord de la folie, l’aînée est épuisée et plus menacée encore.

Au moment où tout semble se resserrer sur elles, le monde s’ouvre autant à un nouveau mystère qu’à l’espoir : un personnage étrange, un château dans un paysage de déjà-vu (allusion au Pays où l’on n’arrive jamais ?), et les cinq bonheurs, dont l’un au moins est à leur portée. Quant à la suite, rien n’est dit. Le texte s’achève sur une accumulation de mystères successifs, le seul dénouement est celui de la fin de l’angoisse et du début de la confiance et de la merveille.

Quant à la chauve-souris, ne la cherchez pas, elle s’est envolée.