Nom d’une sorcière !

Nom d’une sorcière !
Nathalie Kuperman, Soledad Bravi
L’école des loisirs (Moucheron), 2024

la métamorphose de la sorcière

Par Anne-Marie Mercier

Vous l’avez sans doute remarqué : dans les contes, de nombreux acteurs sont des rôles mais ne sont pas de vrais personnages. Ils n’ont pas de nom ni de passé. Ils sont La sorcière, Le roi et La reine… Nathalie Kuperman humanise sa sorcière, tout en lui laissant ses attributs traditionnels (cheveux roux, robe et grand chapeau noir, chat noir, petite maison bizarre dans la forêt). Un beau matin elle se dit qu’elle voudrait « avoir un nom comme tout le monde » et elle décide de demander de l’aide à ceux qu’elle rencontre, d’abord une tortue, puis un tigre, un cobra, une limace. Chacun, sous la menace, ce qui génère le comique des situations, ne peut proposer que son propre nom. Mais rien ne va…
Drôle, extrêmement lisible, tant par la typographie que par la structure en randonnée et la simplicité du texte, des dialogues et des images, ce petit livre est parfaitement adapté aux premières lectures.

 

Tisseurs de sorts

Tisseurs de sorts
Frances Hardinge
Traduit (anglais) par Philippe Giraudon
Gallimard jeunesse, 2024

Page turner pour ados, en été

Par Anne-Marie Mercier

Ce gros pavé de 550 pages arrive à pic pour une belle lecture d’été. Foisonnant, il propose un monde très original, de multiples personnages au destin complexe, des êtres fantastiques plus qu’étranges, des imbrications d’intrigues à tenir fermement pour éviter de s’y perdre. Il faudra donc se ménager de longues plages de tranquillité pour s’y immerger confortablement sans s’y perdre.
S’immerger, c’est aussi ce à quoi invite l’univers des personnages : quittant leur pays de terre ferme tissé de magies sombres, les deux héros, un garçon et une fille, doivent partir vers le pays des Sauvages, vaste forêt marécageuse où personne ne s’aventure sans terreur. Les descriptions de paysages aquatiques, plongés le plus souvent dans l’obscurité, sont saisissantes, poétiques, obsédantes. Le château des araignées (allusion au film ?) est une superbe trouvaille.
Les deux héros ne sont a priori pas des « tisseurs de sorts » comme peut le faire penser le titre français. Au contraire, ils les combattent : Kellen a été piqué par un « petit frère », espèce d’araignée particulière qui tisse les sorts ; depuis, il a le pouvoir de défaire aussi bien les sorts que les fils des tissus (gros problème puisqu’il appartient à un village de tisserands). Il est employé par les proches de ceux  qui ont été envoutés, afin de lever la malédiction et faire reprendre leur apparence humaine aux ensorcelés. Ce sort est souvent une métamorphose et l’on admire aussi bien le talent de l’autrice pour renouveler des contes traditionnels (« Les cygnes sauvages » par exemple) que son ingéniosité pour imaginer des métamorphoses extrêmement originales, souvent en objets, ce qui donne lieu à des histoires parallèles parfois drôles, souvent tragiques.

Son amie Nettle qui le suit partout est l’une des personnes qu’il a libérées : une belle-mère jalouse l’avait transformée en oiseau (voilà Andersen), comme ses trois frères et sœur. Elle était un héron, son frère Yannick une mouette et les autres un faucon et une colombe. Le faucon a tué la colombe et est devenu fou lorsqu’il a repris sa forme humaine. Yannick la mouette a refusé de redevenir humain. Il protège de loin Nettle. Sa présence intermittente et son caractère grognon mettent parfois un peu d’humour dans ce roman souvent sombre. Nettle suit Kellen partout, on ne sait pas bien pourquoi (ce n’est pas de l’amour mais un sentiment très fort et très chaste qui lie les deux jeunes gens), mais on finira par le savoir : elle cache un terrible secret.
Ajoutons à ces personnages un cavalier des marais inquiétant et son cheval carnivore, des bateaux magiques, des animaux fantastiques, des ensorceleurs et des ensorcelés… Le récit suit une pente régulière, allant toujours vers davantage de noirceur et d’étrangeté. On est embarqué avec ces deux jeunes gens si différents au caractère attachant dans un grand voyage au pays des sorts.
Enfin, ce récit a une dimension morale : Kellen ne peut défaire un sort qu’en comprenant à qui ses victimes ont fait du tort : c’est la haine qu’ils ont suscitée (consciemment ou non, volontairement ou non) qui produit le sort chez l’ensorceleur ou l’ensorceleuse. La haine et la jalousie sont présentées comme des sentiments mortifères et dangereux, incontrôlables, qui peuvent mener à des catastrophes aussi bien le haï que le haïssant. On fait l’éloge d’une attention aux autres et à soi-même, indispensable pour comprendre ce qui se « trame » dans les profondeurs de son être. Chacun est susceptible d’être la victime ou l’auteur d’un sort…

Aussi original, passionnant et cruel que La Lumière des profondeurs, ce nouveau roman montre une nouvelle voie du talent de Frances Hardinge, impressionnant.

 

 

Mumbo Jumbo et les champignons mystères

Mumbo Jumbo et les champignons mystères
Jakob Martin Strid
Sarbacane, 2023

Gulliver, Baba Yaga et un hippopotame

Par Anne-Marie Mercier

Une grande fête se prépare chez les animaux de la Petite Vallée.
« Est-ce que je peux vous aider ? » C’est par cette question que Mumbo, le petit hippopotame plonge dans la catastrophe : on l’envoie chercher des chanterelles ; il part bravement, avec le sac à dos de son ami Fred, le crocodile, sans bien savoir à quoi ressemblent ces champignons. Il goute ceux qu’il trouve et découvre, en revenant vers ses amis, qu’ils ont rapetissé, ou plutôt que c’est lui qui est devenu un géant.
Nouveau Gulliver, Mumbo Jumbo se désespère et pleure pour redevenir petit, pouvoir être à nouveau dans les bras de sa maman, entrer dans sa petite maison, etc. Touchés, ses amis (guépard, éléphant bleu et tapir) s’unissent pour l’aider et l’emmènent voir la sorcière Baba Yaga qui devrait pouvoir le libérer de ce sortilège…
Le périple est très drôle, depuis ses préparatifs (comment faire pour que les distances immenses puissent être couvertes par des animaux de taille normale ­– on fabrique un ballon, la baignoire du crocodile servira de nacelle – Mumbo traversera la mer à pied comme Gulliver, et fera peur aux automobilistes sur l’autoroute) jusqu’à la Sibérie, en capturant au passage un satellite rempli de bonbons. Baba Yaga a bien changé : la magie lui donne mal à la tête, elle préfère l’énergie nucléaire. Elle a aussi une belle trousse à outil et des talents de bricoleuse.
Enfin, tout cela est charmant et plein de fantaisie. Les larges images aux couleurs fluo fourmillent de détails et tous ces animaux enfantins forment une belle équipe d’aventuriers timides.

 

Une Semaine dans la peau de mon frère

Une Semaine dans la peau de mon frère
Nadia Coste, Silène Edgar
Syros, 2023

Tout un programme

Par Anne-Marie Mercier

Après Trois jours dans la peau d’un garçon, ou dans celle d’un personnage de fiction, ou un jour (c’est sans doute assez…), Vendredi, dans la peau de ma prof, le duo formé par Nadia Coste et Silène Edgar propose un autre changement de point de vue. Il est moins radical a priori : les deux héros sont tous deux humains, ils sont de même sexe, ont un âge proche, appartiennent à la même fratrie et vont en classe dans le même collège.
Mais entre le geek et le sportif, le courant passe mal. Cette expérience va donc les obliger à considérer la vie de l’autre, le considérer, prendre grâce à lui confiance en soi et en l’autre, avancer, pour bien sûr revenir à l’étape précédente, en mieux.
Le système de narration alterné est un peu sportif, de même que les interversions de prénoms (Kilian devient Nolan et vice-versa, mais seulement extérieurement, vous suivez ?) mais un système d’icônes permet de s’y retrouver.
On parcourt tous les lieux et thèmes du collège : la cantine, la cour, les salles de cour, le stade, le trajet depuis la maison, le harcèlement, les leaders, la question des notes, les révisions, les copains qu’on perd de vue en changeant de classe. On aborde de ombreuses questions sur les relations entre parents et enfants (travail domestique, une chambre à soi, libertés…) et cette famille est bien normale, c’est reposant. C’est aussi plein de bons sentiments, de refus du sexisme et du suivisme. Les personnages sont courageux, ou le deviennent, chacun à leur tour ; le personnage de la fille, conseillère, amoureuse, amie, est un moteur pour l’un comme pour l’autre et les autres personnages secondaires sont bien campés. Le récit étant pris en charge par les deux frères alternativement, l’un en cinquième, l’autre en troisième, et les auteures ayant fait le choix d’imiter sans grande fantaisie la langue de leur âge et de leur temps, ce n’est pas de la grande littérature, mais c’est très lisible, à tous les sens du terme la typographie est très claire et aérée).
Sur le même thème on peut aussi revenir aux classiques (je ne note que ceux qui proposent un changement de sexe) : Le Merveilleux Pays d’Oz (2e volume du cycle de Frank Lyman Baum), le très merveilleux La Nouvelle Robe de Bill d’Ann Fine et, plus récents, Dans la peau d’une fille, (Aline Méchin, 2002), Le Jour du slip, et Je porte la culotte (Anne Percin et Thomas Gornet, 2013) qui proposent deux points de vue dans deux parties d’un même volume selon le principe de la collection Boomerang). Pour les plus âgés, le roman un peu violent de Lauren McLaughlin, Cinq jours par mois dans la peau d’un garçon (Cycler, 2008), et le très conceptuel et malin A comme aujourd’hui (David Levitan, 2012) qui propose des sauts brefs (une journée) dans de multiples identités : décoiffant !

 

La Pierre maléfique

La Pierre maléfique
Chris Van Allsburg
Traduction (anglais) par Christiane Duchesne
D’eux, 2023

Étrange, vous avez dit étrange?

Par Anne-Marie Mercier

Publié auparavant en 1991 sous le titre « The wretched stone »,  cet album est de la grande période de Van Allsburg. Les images, aux dessins cernés de noir, combinant différentes techniques de peinture, sont superbes : magnifiques tons de bruns, marines souples, blancs crémeux, le vaste océan violet et bleu, les ciels immenses, tout cela impressionne autant que les paysages de jungle.
L’histoire, fantastique, se présente comme le journal de bord d’un capitaine, avec tous les garants d’authenticité nécessaires. Lors d’une escale dans une navigation parfaite (trop?), on trouve une pierre étrange. Celle-ci est chargée sur le bateau, et à partir de là tout va mal : les marins sont fascinés par cette pierre et elle a des effets bizarres sur eux…
Les cadrages hardis surprennent à chaque page et le lecteur est embarqué dans d’étranges points de vue avant d’entrer dans des métamorphoses plus étranges encore tandis que le narrateur garde son flegme dans un « understatement » qui procure une distance plus étrange encore. Quant à la chute, elle est bien dans le style de l’auteur : tout semble rentrer dans l’ordre, sauf…
L’occasion de relire Boréal express ?

La Sorcière Panaris et l’enfant-navet

La Sorcière Panaris et l’enfant-navet
Isaac Lenkiewicz
Sarbacane, 2023

Un navet contre une citrouille

Par Anne-Marie Mercier

Une petite sorcière un peu trop farceuse au goût des habitants du village, sa bouilloire chien (qui la suit partout), une réunion de sorcières à la pleine lune où elle se rend en fauteuil volant (modernité et confort obligent) pour préparer le concours de légumes annuel, une alliance entre trois enfants et Panaris contre un cultivateur de légumes grognon, un pont qui parle, un chat-copieur, une voiture à pattes…
Les enfants font un sortilège pour créer un enfant-navet qui devra gagner le concours… mais ils s’attachent à cet enfant légume, ce qui fait qu’ils doivent lutter contre tous ceux qui veulent le manger, comme la cheffe des sorcières et son cochon géant, une belle pagaille !
Et tout cela se termine avec un banquet de fête de la moisson, sans navet au menu.
Le récit, porté par Panaris et accompagnés de dialogues dans des bulles, est horrifique à souhait, comme les dessins qui jouent sur les contrastes de couleur et les échelles de manière originale.
Joyeux Halloween !

 

La Tête ailleurs, Petite Linotte

La Tête ailleurs
Gwendoline Soublin
Éditions espaces 34 (« théâtre jeunesse »), 2022

Petite Linotte
Charles Mauduit
Éditions espaces 34 (« théâtre jeunesse »), 2023

Par Anne-Marie Mercier

Pour qui aura la prudence de regarder d’abord la liste des personnages, l’énigme durera peu. Pour les autres, elle sera dense : une petite fille, croit-on, parle à « Papa », un papa amateur de baskets mâchouillées, couché sous la terre, enterré dans le jardin. Papa, c’est ainsi qu’elle appelait son chien, nommé Boris, le vrai papa ayant disparu très tôt de son horizon. Plus tard on la voit dialoguer avec sa mère, qu’elle appelle maman et qui la reprend en lui demandant de l’appeler Soledad. La fille s’appelle Voltairine, tout un programme. Aussi est-il question des luttes de la mère, des manifestations où elle emmène sa fille, et enfin de son activisme écologico-terroriste.
À travers ces dialogues on voit toute la vie de la fille (âgée alors de soixante-dix ans alors que sa mère en a éternellement trente), une vie difficile et pauvre, des relations tendues avec les autres enfants qui la trouvent trop différente, une belle rencontre avec un maitre qui sait la comprendre et partage les valeurs de l’imagination et du désir d’un monde meilleur pour tous, et surtout les relations avec sa mère, personnage courageux et, comme son nom l’indique, solitaire.
Ce sont de belles figures, des moments drôles (notamment les dialogues entre Voltairine et ses copines interloquées), et surtout un jeu subtil sur le langage et son pouvoir d’évocation, qui permet de parler avec les morts et de faire revivre à l’infini les moments importants de la vie.

Petite Linotte

La mère d’Assa laisse sa fille à sa mère, « pour se reposer ». C’est le cadre d’une rencontre entre deux générations, et même trois puisque la grand-mère superpose la relation avec sa petite-fille avec celle qu’elle avait avec sa propre fille, jusqu’au surnom qu’elle lui donnait, « linotte ». Assa rencontre aussi les enfants des environs, Yasmine qui devient son amie, Diego le garçon étrange dont elle a peur et qu’elle soupçonne de maltraiter les animaux. Tout cela se passe dans un village, puis dans la forêt. La nuit est pleine de mystères.
Assa a peur de ressembler à sa mère et d’être comme elle une linotte, un faible oiseau qui ne saura pas se débrouiller dans la vie. Elle rêve en monologues poétiques. Troubles de la personnalité, métamorphose, mensonges et découvertes…. La forêt et l’amitié permettent à Assa de « prendre son envol ». C’est une très belle fable, pleine de poésie et d’espoirs.

Jonas, le requin mécanique

Jonas, le requin mécanique
Bertrand Santini, Paul Mager (ill.)
Grasset Jeunesse, 2023

Mort et renaissance d’une star du cinéma hollywoodien
(les étoiles sont éternelles)

Par Anne-Marie Mercier

On connait le goût de Bertrand Santini pour l’étrange, les histoires un peu sombres et l’humour grinçant  avec Miss Pook et les enfants de la lune, Hugo de la Nuit (Prix NRP de la revue des professeurs de collège ), et Le Yark (lauréat de nombreux prix, traduit dans une dizaine de langues adapté au théâtre sur des scènes nationales). Tout cela se retrouve, adouci, dans ce livre étonnant.
Jonas est un grand requin blanc, ou du moins il y ressemble : il a été utilisé pour un film à succès (on devine que c’est Les Dents de la mer de Spielberg, 1975) mais il n’a jamais bien fonctionné (comme son modèle). Dans ce roman, il finit sa vie dans un parc d’attraction sur les hauteurs de Hollywood, avec d’autres monstres comme Godzilla. Il est censé faire frémir les foules en dévorant une nageuse sous leurs yeux (enfin, en faisant semblant…). Après une énième panne, on décide de le mettre à la casse. Apprenant cela, ses amis décident de l’aider à rejoindre la mer (souvenez-vous, ça se passe à Los Angeles…, épique !). Une fois dans l’eau, il devient ami avec un manchot qui veut rejoindre le pôle, puis fait un dernier show (panique et chasse au requin avec un vétéran, comme dans le film), rencontre un autre requin (un vrai, ça se passe mal), a des états d’âme, risque la panne d’essence, rencontre une baleine…
La suite est renversante, on ne le gâchera pas en la racontant. C’est surprenant, très drôle, touchant, ça mêle le fantastique et l’effroi au conte de fées (la fée est bleue, bien sûr, comme l’océan et comme les images bleutées de Paul Mager. Ses planches en pleine page accompagnent superbement cet hommage au cinéma et à ses anciennes stars mécaniques, les ancêtres des effets spéciaux, qui s’achève en beau conte initiatique.

« Paul Mager est diplômé de l’école de cinéma et d’animation Georges Méliès. Depuis 2003, il a travaillé sur les personnages et décors de nombreux projets, comme Un monstre à Paris (Europacorp), Despicable me ou Minions (Universal studios). »

 

Mirabelle Prunier

Mirabelle Prunier
Henri Meunier & Nathalie Choux
Rouergue 2020

Rejeton rejeté

Par Michel Driol

Prénommer sa fille Mirabelle quand on se nomme Prunier, voilà un choix qui parait bien insensé. Et la petite fille devient la cible des quolibets, des moqueries, qu’elle encaisse en ne leur opposant que l’amour. De plus en plus isolée, elle s’installe en lisière du village, sur un coin de terre stérile, où elle finit par prendre racine et se métamorphoser en un prunier qui offre à tous de magnifiques fruits.

Henri Meunier et Nathalie Choux proposent ici un bel album poétique, complexe, qui pourra faire l’objet de multiples lectures tant les thèmes qu’il tisse sont riches. Il y est question de violence et d’amour, du pari de l’intelligence contre la bêtise. Il y est question de ce que peut une méchanceté gratuite contre un enfant, de la souffrance et de la discrimination, des souffrances psychologiques causées par l’inattention ou la bêtise, de la violence des comportements harcelants. Il y est question aussi de la force de l’amour, du don de soi, contre toutes les formes d’exclusion et de violence. Mais à quel prix ? Celui de l’abandon de sa condition, d’une façon de s’endurcir, de se raidir, de s’aliéner pour devenir autre chose que soi. Cette métamorphose, qui inscrit l’album dans un réseau très riche, n’a lieu que pour échapper au pire. Passant de l’humain au végétal, l’héroïne ne perd rien de son amour et de sa générosité, pardonne, et offre ce qu’elle a de mieux à offrir, et que les hommes n’ont pas su voir, et inaugure une nouvelle ère remplie d’espoir.

Proche du conte, par l’univers merveilleux dans lequel il se situe et la métamorphose qu’il raconte, l’album est écrit dans une langue poétique superbement travaillée, rythmée, faite d’anaphores qui invitent à prendre le temps de la lecture et du récit. Les images, quant à elles, donnent d’abord à voir la dégradation de la petite fille, cheveux de moins en moins soignés… Puis le temps qui passe, les saisons, les ans, dans une grande douceur qui contraste avec ce que le texte peut avoir de violent dans la métamorphose. L’album se tient sur une ligne de crête, un entre-deux riche entre amour et violence, acceptation et rejet, aliénation et identité, acidité et sucré. Rien n’est caché de la cruauté enfantine, du désespoir et de la tristesse qui submerge la fillette, de la patience qu’il faut pour devenir arbre, s’endurcir et finalement se livrer aux saisons et au temps qui passe. Rien n’est tu non plus de ce mouvement qui pousse vers l’autre, du pardon et de l’amour comme force supérieure.

Un album atypique, plein de poésie qui se termine sur une leçon optimiste et pleine d’espoir : il est possible de trouver sa voie contre un destin tout tracé.

Phalaina

Phalaina
Alice Brière-Haquet
Rouergue, 2020écologie

Thriller écologique : le dépassement de Darwin

Par Anne-Marie Mercier

Le début de Phalaina a des allures de « dormeur du val » : une gracieuse enfant marche seule dans une belle lumière d’automne, mais petit à petit des indices d’une catastrophe récente et d’un danger proche émergent et voilà un engrenage implacable lancé. Des assassinats violents se succèdent, générant autant de fuites de la fillette.  On est donc dans un thriller, et celui-ci est très réussi : le suspens est permanent, très efficace, et les rebondissements de l’intrigue sont souvent inattendus.

La petite fille, orpheline et muette, a des allures d’Oliver Twist. Il est question de détournement d’héritage, de savants un peu fous… La fillette se cache et est enfermée dans divers lieux, dont un horrible orphelinat dirigé par des religieuses. Elle y endure de nombreuses souffrances et apprend qu’elle ne peut se fier à personne ou presque : l’amitié et la bienveillance qui finissent par émerger dans cette noirceur sont incarnées par de magnifiques et étranges personnages, autre originalité du livre. Enfin, on découvrira seulement à la fin du roman, comme il se doit, de qui elle est la fille.
Enfin, l’arrière-plan du roman et sa thèse est celle d’une réflexion sur la cohabitation des humains avec les animaux et d’une condamnation de la prédation générale menée par l’humanité. Des métamorphoses, l’idée de l’existence d’une espèce intermédiaire entre l’homme et l’animal, d’une hybridation possible, ouvre ce beau roman sur la voie du fantastique et de la poésie.
Le récit est entrecoupé de lettres que le savant (dont on a découvert le corps assassiné au premier chapitre) avait écrites à son ami Darwin, qu’il avait accompagné dans son voyage à bord du Beagle. Chacune de ces lettres est une invitation à la réflexion :
« Chaque espèce, chaque race, possède  son propre système de survie adapté à son environnement. Certains choisissent l’attaque et deviennent des prédateurs. […] D’autres espèces préfèrent s’économiser et adoptent un comportement défensif. Ils sont a priori plus fragiles, mais la nature leur propose d’autre armes. Le camouflage, par exemple ».
Ainsi en va-t-il du phalène, papillon de nuit qui donne son titre au roman. La réflexion sur l’animal débouche sur une réflexion large sur la « sélection naturelle » théorisée par Darwin appliquée aux humains. La société est devenue l’environnement naturel des humains, au point que la mode peut y jouer le rôle du camouflage ou de son inverse : « la sélection est devenue culturelle. Elle n’en est pas moins impitoyable ».

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