Tisseurs de sorts

Tisseurs de sorts
Frances Hardinge
Traduit (anglais) par Philippe Giraudon
Gallimard jeunesse, 2024

Page turner pour ados, en été

Par Anne-Marie Mercier

Ce gros pavé de 550 pages arrive à pic pour une belle lecture d’été. Foisonnant, il propose un monde très original, de multiples personnages au destin complexe, des êtres fantastiques plus qu’étranges, des imbrications d’intrigues à tenir fermement pour éviter de s’y perdre. Il faudra donc se ménager de longues plages de tranquillité pour s’y immerger confortablement sans s’y perdre.
S’immerger, c’est aussi ce à quoi invite l’univers des personnages : quittant leur pays de terre ferme tissé de magies sombres, les deux héros, un garçon et une fille, doivent partir vers le pays des Sauvages, vaste forêt marécageuse où personne ne s’aventure sans terreur. Les descriptions de paysages aquatiques, plongés le plus souvent dans l’obscurité, sont saisissantes, poétiques, obsédantes. Le château des araignées (allusion au film ?) est une superbe trouvaille.
Les deux héros ne sont a priori pas des « tisseurs de sorts » comme peut le faire penser le titre français. Au contraire, ils les combattent : Kellen a été piqué par un « petit frère », espèce d’araignée particulière qui tisse les sorts ; depuis, il a le pouvoir de défaire aussi bien les sorts que les fils des tissus (gros problème puisqu’il appartient à un village de tisserands). Il est employé par les proches de ceux  qui ont été envoutés, afin de lever la malédiction et faire reprendre leur apparence humaine aux ensorcelés. Ce sort est souvent une métamorphose et l’on admire aussi bien le talent de l’autrice pour renouveler des contes traditionnels (« Les cygnes sauvages » par exemple) que son ingéniosité pour imaginer des métamorphoses extrêmement originales, souvent en objets, ce qui donne lieu à des histoires parallèles parfois drôles, souvent tragiques.

Son amie Nettle qui le suit partout est l’une des personnes qu’il a libérées : une belle-mère jalouse l’avait transformée en oiseau (voilà Andersen), comme ses trois frères et sœur. Elle était un héron, son frère Yannick une mouette et les autres un faucon et une colombe. Le faucon a tué la colombe et est devenu fou lorsqu’il a repris sa forme humaine. Yannick la mouette a refusé de redevenir humain. Il protège de loin Nettle. Sa présence intermittente et son caractère grognon mettent parfois un peu d’humour dans ce roman souvent sombre. Nettle suit Kellen partout, on ne sait pas bien pourquoi (ce n’est pas de l’amour mais un sentiment très fort et très chaste qui lie les deux jeunes gens), mais on finira par le savoir : elle cache un terrible secret.
Ajoutons à ces personnages un cavalier des marais inquiétant et son cheval carnivore, des bateaux magiques, des animaux fantastiques, des ensorceleurs et des ensorcelés… Le récit suit une pente régulière, allant toujours vers davantage de noirceur et d’étrangeté. On est embarqué avec ces deux jeunes gens si différents au caractère attachant dans un grand voyage au pays des sorts.
Enfin, ce récit a une dimension morale : Kellen ne peut défaire un sort qu’en comprenant à qui ses victimes ont fait du tort : c’est la haine qu’ils ont suscitée (consciemment ou non, volontairement ou non) qui produit le sort chez l’ensorceleur ou l’ensorceleuse. La haine et la jalousie sont présentées comme des sentiments mortifères et dangereux, incontrôlables, qui peuvent mener à des catastrophes aussi bien le haï que le haïssant. On fait l’éloge d’une attention aux autres et à soi-même, indispensable pour comprendre ce qui se « trame » dans les profondeurs de son être. Chacun est susceptible d’être la victime ou l’auteur d’un sort…

Aussi original, passionnant et cruel que La Lumière des profondeurs, ce nouveau roman montre une nouvelle voie du talent de Frances Hardinge, impressionnant.

 

 

Apolline et la vallée de l’espoir

Apolline et la vallée de l’espoir
Heng Swee Lim
Grasset 2020

La nuit n’est jamais complète. (Eluard)

Une petite fille fait pousser des tournesols dans la vallée, mais un gros nuage noir vient tout obscurcir, et les fleurs meurent. Apolline tente par tous les moyens de le faire fuir, avant de comprendre que, s’il est venu, c’est qu’il y a une raison, et de l’apprivoiser en lui offrant le dernier tournesol. Il se met à pleuvoir et le nuage noir disparait.

Les illustrations, en double page, sont épurées et symboliques. Elles sont réalisées en deux couleurs, le jaune des tournesols, puis du soleil et le noir qui envahit, celui du nuage. Quant à Apolline, elle n’est qu’une silhouette expressive dessinée au trait. C’est dire la simplicité des moyens graphiques mis au service d’une histoire écrite avec des mots simples eux aussi, afin de toucher les plus jeunes et de leur parler d’espoir, mais aussi d’une philosophie de vie consistant à utiliser la compréhension et l’amour plus que la violence pour faire régner l’harmonie. Il s’agit de comprendre que c’est en nous-mêmes que nous avons la force de résister à l’adversité, par la générosité.

A ce premier niveau de lecture métaphorique s’en ajoute un autre, indiqué par l’auteur à la fin de l’histoire, qui explique que la vallée de l’espoir existe, et qu’elle est un camp de quarantaine destiné aux malades de la lèpre en Malaisie, dans lequel il a été accueilli à bras ouverts par ceux qui y étaient relégués. Le nom même, Vallée de l’Espoir, contraste avec la noirceur de la maladie et du destin, mais les sourires prouvent la force de l’amour pour chasser l’obscurité.

Apolline et la vallée de l’espoir est le premier album d’un artiste malaisien qui s’ouvre sur les mots de Martin Luther King : L’obscurité ne peut chasser  l’obscurité, seule la lumière le peut. La haine ne peut chasser la haine : seul l’amour le peut.