Victor

Victor
Jacques et Lise
Seuil Jeunesse, 2020

Quand la littérature de jeunesse parle aux grands

Par Christine Moulin

Quand on aperçoit ce bel album coloré, on part confiant… et on a peut-être tort. Certes, la couverture est magnifique et intrigante : la position du guépard est bizarre et les coutures à la Frankenstein inquiétantes… La page de titre est impressionnante : un autre guépard, aux formes peut-être féminines, gît dans une flaque de sang, dans une posture très humaine. Le chasseur qui le tient en joue sur la page de gauche n’est pas propre à rassurer le lecteur ! Il semblerait qu’il y ait eu meurtre (c’est le mot qui vient devant le corps si peu bestial de la bête), avant même que l’histoire n’ait commencé. Et de fait, la double page qui suit présente Victor, le chasseur, vautré sur la peau de sa victime. Le texte ne laisse aucun doute : « Victor aime la chasse! Depuis toujours, il rêve de tuer un guépard. Aujourd’hui, son rêve s’est enfin réalisé. » La joie de ce Victor faussement victorieux dure jusqu’à une autre double page, particulièrement saisissante: des têtes de guépards rouges, pleurant des larmes vertes, viennent hanter ses rêves et révèlent sa culpabilité. Et l’on commence à se rappeler que la littérature de jeunesse peut vous secouer, parfois…
Le chasseur revêt alors la peau de l’animal pour faire croire aux amis de celui-ci qu’il est ressuscité. Par cette imposture, en forme de réparation maladroite et égoïste, au fond, Victor découvre ce dont il était privé jusqu’à présent, la vie en groupe, la solidarité et l’amitié. « Mais un jour, il se passe quelque chose que le chasseur n’avait pas prévu »…, ce qui déclenche la fureur d’un des guépards : âmes sensibles s’abstenir…

Le dénouement, ironiquement désinvolte, est censé euphémiser tout cela. Sauf que la chute de l’histoire l’en empêche et laisse pantois…  A moins qu’on ne veuille de toute urgence initier les bambins au cynisme et à l’humour noir, peut-être vaut-il mieux réserver aux plus grands la lecture de cet album, talentueux et dérangeant qui peut, il est vrai, engager le débat, surtout en ces temps de pangolins.

 

A perte de vie

A perte de vie
Jacques Prévert
Folio Junior Théâtre

Jacques Prévert, ou l’insolence !

Par Michel Driol

apertedevieSous ce titre sont réunies quatre pièces de théâtre de Jacques Prévert. La première, la plus longue,  le Tableau des merveilles, est une adaptation d’un intermède de Cervantès, réalisée par Prévert pour Jean-Louis Barrault en 1935. Une troupe de comédiens s’installe sur la place d’un village, et propose un spectacle que seuls les vertueux pourront voir… C’est l’occasion pour Prévert de concocter une savoureuse satire sociale ! La seconde, Entrées et sorties (Folâtrerie) met en scène une hécatombe dans le salon cossu d’un château. Dans la troisième, En famille, un fils avoue à sa mère qu’il vient d’assassiner son frère, et elle lui avoue avoir elle-même assassiné leur père. Quant à la dernière, A perte de vie, elle fait se succéder, d’une église aux objets trouvés, puis à la fourrière, quelques personnages qui ont perdu la vie, la vue, leur chien…

Voilà du grand Prévert, irrespectueux, insolent et cocasse. Le rire est toujours grinçant, que ce soit le rire face aux prétentions des puissants dans la comédie sociale qu’est le Tableau des merveilles ou face à la mort, qui rôde toujours, au théâtre, entre les pendillons. Le comique nait des situations les plus absurdes qui, par un tour de passepasse langagier, sont acceptées comme normales et allant de soi par les personnages.

Un remarquable cahier de mise en scène, proposé par  Cécile Bouillot, à la fois replace le théâtre de Prévert dans son époque et fait des propositions concrètes pour aborder la mise en scène des quatre textes : personnages, mise en espace, décors, musique…

Un ouvrage qui incite à relire Prévert, toujours aussi moderne !