Le Petit Théâtre des émotions

Le Petit Théâtre des émotions
Antonin Louchard
Seuil Jeunesse 2024

Lapin cabotin

Par Michel Driol

De l’envie à la fierté, en passant par la joie et le dégout, ce sont de nombreuses émotions qui parcourent le visage, toujours en gros plan, de ce sympathique petit lapin d’Antonin Louchard, qu’on commence à bien connaitre (le lapin et l’auteur !). Bien sûr, avec un titre pareil où il est question de théâtre, on se doute bien que l’auteur ne surfe pas vraiment sur la vague des émotions qui submerge la littérature de jeunesse… d’autant que la quatrième de couverture met l’accent, avec un sérieux très antiphrastique, sur le respect de la règle des trois unités et la performance d’acteur ici réalisée… Bref, tout ceci nous conduit à une chute désopilante, comme d’habitude dans cette série, chute qu’on aura le bon gout de laisser le lecteur, ou la lectrice, découvrir par eux-mêmes !

Le petit lapin n’a pas suivi les cours de l’actor’s studo… Il en fait des tonnes pour illustrer chaque émotion. Tout y passe : position des mains, position des oreilles, couleur du visage, cernes sous les yeux… Chaque émotion est ici amplifiée, comme si le petit lapin passait un casting dans lequel on lui demande d’exprimer différents états. Devant la caméra fixe, il joue, sur joue, jusqu’à un retour brutal au réel, là où le plan s’élargit pour montrer quelque chose comme l’envers – ou plutôt l’endroit – du décor. Une sorte de comédie ludique, solitaire et jouissive, avant de reprendre son rôle au naturel : l’éternel grincheux, râleur, protestataire…. comme on l’aime !

Un nouvel album décalé, drôle, qui illustre une nouvelle fois toute la créativité d’Antonin Louchard lorsqu’il s’empare d’un sujet aussi rebattu que les émotions… pour notre plus grand plaisir !

Victor

Victor
Jacques et Lise
Seuil Jeunesse, 2020

Quand la littérature de jeunesse parle aux grands

Par Christine Moulin

Quand on aperçoit ce bel album coloré, on part confiant… et on a peut-être tort. Certes, la couverture est magnifique et intrigante : la position du guépard est bizarre et les coutures à la Frankenstein inquiétantes… La page de titre est impressionnante : un autre guépard, aux formes peut-être féminines, gît dans une flaque de sang, dans une posture très humaine. Le chasseur qui le tient en joue sur la page de gauche n’est pas propre à rassurer le lecteur ! Il semblerait qu’il y ait eu meurtre (c’est le mot qui vient devant le corps si peu bestial de la bête), avant même que l’histoire n’ait commencé. Et de fait, la double page qui suit présente Victor, le chasseur, vautré sur la peau de sa victime. Le texte ne laisse aucun doute : « Victor aime la chasse! Depuis toujours, il rêve de tuer un guépard. Aujourd’hui, son rêve s’est enfin réalisé. » La joie de ce Victor faussement victorieux dure jusqu’à une autre double page, particulièrement saisissante: des têtes de guépards rouges, pleurant des larmes vertes, viennent hanter ses rêves et révèlent sa culpabilité. Et l’on commence à se rappeler que la littérature de jeunesse peut vous secouer, parfois…
Le chasseur revêt alors la peau de l’animal pour faire croire aux amis de celui-ci qu’il est ressuscité. Par cette imposture, en forme de réparation maladroite et égoïste, au fond, Victor découvre ce dont il était privé jusqu’à présent, la vie en groupe, la solidarité et l’amitié. « Mais un jour, il se passe quelque chose que le chasseur n’avait pas prévu »…, ce qui déclenche la fureur d’un des guépards : âmes sensibles s’abstenir…

Le dénouement, ironiquement désinvolte, est censé euphémiser tout cela. Sauf que la chute de l’histoire l’en empêche et laisse pantois…  A moins qu’on ne veuille de toute urgence initier les bambins au cynisme et à l’humour noir, peut-être vaut-il mieux réserver aux plus grands la lecture de cet album, talentueux et dérangeant qui peut, il est vrai, engager le débat, surtout en ces temps de pangolins.

 

D’une petite mouche bleue

D’une petite mouche bleue
Mathias Friman
Les fourmis rouges, 2017

Par Christine Moulin

On pourrait souligner tout ce qui rapproche cet album de ceux que l’école utilise (hélas, parfois, le mot est juste…) en maternelle: c’est un album de randonnée circulaire qui évoque une chaîne alimentaire, on peut « travailler » le vocabulaire de la locomotion (sauter, ramper, s’envoler, etc.), celui des bruits produits par les animaux (bourdonnement, croassement, sifflement, zinzinulement, etc.), on peut même écrire un texte « à la manière de » grâce à l’aspect répétitif du texte.

Oui, mais non, ou du moins, pas que! En fait, ce qui frappe au premier abord, à la lecture de cet ouvrage, c’est tout ce qui en fait une oeuvre, délicieuse: les illustrations d’une finesse impressionnante, en noir et bleu; le jeu sur les fantasmes de dévoration (allez voir la page où la grenouille est à demi avalée par le serpent…); la langue à la fois précieuse et claire (« une toute petite mouche avec des yeux globuleux », « le minuscule insecte »; « les grenouilles quant à elles… », « loin du nénuphar où elle était postée »…); le titre suranné (on croirait un titre du XIXème siècle, alors même qu’il introduit un personnage dont on sait où il traîne d’ordinaire); l’humour (allez voir la page où l’on voit l’intérieur du moineau qui a avalé une fourmi…), humour qui n’occulte pas pour autant la présence très concrète de la mort (allez voir la page où l’on voit le cadavre du renard, attaqué par les fourmis); les références (« les renards quant à eux n’adorent pas que le fromage », le Petit Chaperon Rouge, etc.) et même, même! l’emploi du passé simple ! Et puis, bien sûr, la chute, juste assez transgressive pour ravir les enfants.

PS : on peut feuilleter partiellement l’album sur le site de l’éditeur

J’ai peur du noir

J’ai peur du noir
Jean-François Dumont
Kaléidoscope, 2017

Une histoire sombre, très sombre mais juste ce qu’il faut

Par Christine Moulin

Voilà un album qui joue sur la peur ancestrale des enfants: celle du noir, qui peut cacher monstres, araignée, sorcière et … loups. Si l’expression n’était quelque peu familière, je dirais volontiers qu’il n’y va pas avec le dos de la cuillère ! Dans les premières pages, sur un fond noir agité de remous bistres (celui de la couverture), surgissent des crocs acérés, des yeux jaunes cruels qui pourraient provoquer les cauchemars les plus cauchemardesques : heureusement, une petite leçon de relativisme culturel pleine d’humour prend vite le relais. On apprend ainsi que les esquimaux craignent le blanc et on se rappelle que les éléphants ont peur du gris. Las! on replonge vite dans la description à la fois amusante et réaliste des terreurs nocturnes, qui s’apaisent en une chute à la fois drôle et tendre.

Cet album pourrait bien devenir un de ces livres que les petits vont inlassablement chercher tous les soirs pour qu’on les leur lise, pour le plaisir de frissonner et de se rassurer auprès de l’adulte qui partage avec eux de délicieux frissons.

Le Loup ne viendra pas

Le Loup ne viendra pas
Myriam Ouyessad – Ronan Badel
L’élan vert

Loup, y es-tu ?

Par Michel Driol

Dès la couverture, tout semble dit : un petit lapin terrifié dans son lit et l’ombre du loup. L’expressionnisme allemand relooké aux couleurs pastel. Dans son lit, le petit lapin questionne : « Tu es sure que le loup ne viendra pas ? ». Maman lapin rassure : les chasseurs les ont chassés, ils se cachent dans les bois, très loin,  il se ferait écraser par les voitures en ville, ne pourrait pas prendre l’ascenseur…  A chaque fin de page, le petit lapin relance « Comment tu peux en être sure ? ». Jusqu’au moment où on frappe à la porte, et que le petit lapin se précipite pour ouvrir « C’est surement le loup ! ». Changement de décor : on quitte la chambre à coucher pour découvrir un séjour, avec les restes d’une fête d’anniversaire : gâteau, ballons, cadeaux ouverts.  Et c’est le loup qui arrive, pour fêter l’anniversaire.  La chute est inattendue et désopilante : le loup dégustant sa part de gâteau entre les parents quelque peu interloqués.

L’album prend le contrepied des situations traditionnelles de peur du loup. Le loup est attendu, désiré par le petit lapin, et se montre plus fort que toutes les embuches tendues pour l’empêcher de rejoindre le lapin, le jour de son anniversaire. Le dispositif narratif est simple et efficace : page de gauche, le texte sous forme de dialogue, et la chambre du lapin, où l’on voit la maman ranger les vêtements, couvrir l’enfant, dans une atmosphère de grande quiétude. Page de droite l’extérieur, avec la forêt et les chasseurs, le bois, la ville la rue, l’immeuble, l’ascenseur. Les couleurs pastels, avec leurs dominantes de bleu (comme la robe de la maman) et d’ocre (comme le pelage du loup), unissent les deux univers, l’intérieur et l’extérieur, alors que les dernières pages font appel à plus de rose (le pyjama, le cadeau). L’un des intérêts de l’album est qu’il piège le lecteur qui se méprend, comme la maman, sur les sentiments du petit lapin : là où on voit de la peur et l’inquiétude irrationnelle du soir, on est en fait dans le désir et la confiance dans la force tranquille du loup qui se révèle pacifique. Si les ennemis traditionnels sont réconciliés, sans qu’on sache où et comment le loup et le lapin sont entrés en contact, l’album joue surtout sur les réponses stéréotypées, et montre combien il est parfois difficile pour les parents de comprendre ce que souhaitent réellement leurs enfants.

Un album malin, tendre et drôle qui montre que la compréhension n’est qu’un cas particulier de malentendu.

Poisson chat

Poisson chat
Dedieu
Seuil jeunesse, 2013

?!

Par Christine Moulin

chat dedieuL’ouvrage frappe d’abord par la géniale simplicité des moyens employés: de larges aplats de couleurs franches qui attirent le lecteur vers ce qu’il faut remarquer, comprendre, ressentir. Si bien que cet album sans texte provoque aussitôt des réactions intérieures fortes, plus bruissantes que des mots.  Dès la première double page, tous les éléments de la tragédie sont en place: un chat, un guéridon et sur le guéridon, un bocal, et dans le bocal, une minuscule et fragile tache rouge, en forme de poisson… Il y a encore un étage et un fauteuil entre le guéridon et le chat mais dès les pages suivantes, voilà que le cadre se resserre et le chat, pourtant représenté sans yeux, sans moustaches, devient de plus en plus présent…: l’insouciance du poisson rouge qui saute joyeusement, dangereusement (stupidement?) fait mal, fait peur! Le chat ouvre un œil et ce qui devait arriver arrive… le poisson tombe par terre, hors du bocal, frétillant frénétiquement. L’histoire continue, tendue, haletante, alternant couleurs froides pour le poisson et chaudes pour le chat.

La chute, entre fin tragique et fin par trop mièvre, trouve une troisième voie pleine d’ironie et de distance. De quoi s’indigner, discuter… Voilà une histoire très féline en somme, qui se livre et se dérobe pour mieux séduire…

J’y vais !

J’y vais !
Matthieu Maudet
L’Ecole des loisirs (loulou et compagnie), 2011

Humour très efficace pour les plus jeunes

par Sophie Genin

Jy vaisUn petit livre cartonné présente sur la couverture un oiseau harnaché : parapluie, lampe de poche, livre et casquette. Il est décidé et toute sa famille lui remet l’un de ces objets au cas où. Mais où va-t-il ? Pour le savoir, il vous faudra lire la chute de cet album à structure répétitive, chute rigolote et adaptée au jeune âge du lecteur.

Canaille va chez le docteur

Canaille va chez le docteur
Jean Leroy, Emile Jadoul
Casterman, 2013

Petit poney brun

 Par Christine Moulin

canaille-t-1-canaille-va-chez-le-docteur

Il y a eu Petit Ours Brun, il y a eu Trotro, il y a maintenant Canaille, poney prêt à servir d’écran aux projections des petites têtes blondes. Pour le premier opus de la série, notre héros fait face à un problème fréquent, source de réelles frayeurs enfantines: la visite chez le docteur. Tout est rassurant, bien sûr, et laisse même place à une pointe d’humour bien venue. Rien n’est surprenant, en revanche. Par ailleurs, les puristes des études de genre pourraient peut-être trouver dérangeant que Canaille doive donner des leçons de courage viril à sa petite sœur Cannelle, confite d’admiration, mais ils/elles seront rassuré(e)s par la chute, qui relativise les stéréotypes sur le sujet. Quoi qu’il en soit, ce qui fait la réelle qualité de cet album, ce sont ses délicieuses illustrations: il suffit d’un trait à Emile Jadoul pour évoquer toutes sortes d’émotions dans toute leur complexité.

Pauvre Petit Chat

Pauvre Petit Chat
Michel Van Zeveren
Pastel, 2012

Ne pas regarder le doigt… 

par Christine Moulin

47853L’idée de départ est originale : un pauvre petit chat blanc est perdu. La lune s’en rend compte et, affublée d’un grand nez, se met à lui parler. Elle le rassure, le prévient des dangers qui le menacent, le houspille parfois: bref, une vraie mère…!

Sur fond noir, au sombre de la nuit, le récit « en randonnée » (qui ne nous mènera pas bien loin: on ne quitte pas le quartier du petit chat!)  permet ici de s’identifier au héros et d’affronter, pour se rendre compte qu’on peut y échapper, les dangers qui menacent les petits: le bruit qui fait peur, la porte qui claque et qui fait mal, mais aussi la honte, la peur de l’abandon… Qu’il sera doux pour les enfants de trembler pour de faux!

L’adulte, quant à lui, a le droit de voir dans cette histoire un reflet de la façon dont on traite les exclus dans notre société: les indifférents d’hier se glorifient d’être les « sauveurs » d’aujourd’hui. Un écho de la façon dont on peut lire le phénomène des « Restos du coeur »? Qui sait ?

La chute, comme toujours chez Michel Van Zeveren, laisse la porte ouverte à toutes sortes d’interprétations et de réflexions… La lune, par exemple, pourrait-elle être une figure de l’auteur qui fait mine de se désoler des malheurs de son personnage mais qui doit bien les lui faire subir pour qu’existe l’histoire, jusqu’au silence final, celui sur lequel se referme le livre…?

Le dîner

Le dîner
Michel Van Zeveren,
Pastel, 2011

Oui, mais la grenouille ?…

par Christine Moulin

Michel Van Zeveren est (entre autres) l’auteur du délicieux Et pourquoi ? (Ecole des Loisirs, 2008). C’est donc avec gourmandise que l’on ouvre son nouvel album, d’autant que le titre met en appétit. On est peut-être un peu déçu : bien sûr, le lapin est très, très mignon et ses oreilles très expressives. Bien sûr, on aperçoit toutes sortes de contes en filigrane : la maman lapin a un air de maman chèvre (Les sept biquets), les personnages s’empressent de transgresser tous les interdits qui empêcheraient l’histoire de se dérouler, il y a même une grenouille (qui restera grenouille…), un loup, un réfrigérateur, bref, tout le confort moderne.
Mais la chute, sans être mièvre, est un peu tiède.
Et puis, j’ai rencontré, à la lecture, un problème : comment se fait-il que la grenouille ne se soit pas enfuie avant, puisqu’elle savait comment faire ? Humm ? Comment cela se fait-il ? (Les lecteurs de cette chronique sont cordialement invités à me tirer d’embarras dans les commentaires ci-dessous ! Que ceux qui se voient contraints, de ce fait, de révéler la fin de l’histoire fassent bien précéder leur commentaire du traditionnel « spoiler »!!)