Loup Gris à l’école des chasseurs

Loup Gris à l’école des chasseurs
Gilles Bizouerne (texte) et Ronan Badel (illustrations)
Didier Jeunesse 2023

Les leçons du gourou

Par Michel Driol

Dans ce nouvel opus des aventures de Loup Gris, le héros, toujours aussi affamé, va trouver Maitre Crock, célèbre chasseur devenu bien vieux, qui lui donne trois conseils. Le flair pour sentir, les oreilles pour entendre, les yeux pour voir. Sauf que, au lieu de mettre en œuvre les trois conseils simultanément, Loup Gris les applique successivement, ce qui le conduit à trois échecs cuisants. Retournant voir Maitre Crock, il entend un dernier conseil : utiliser un oignon pour pleurer, attendrir ses victimes, et les manger… Conseil qui, bien sûr, ne sera d’aucune utilité pour Loup Gris qui sortira de cette histoire aussi affamé que des épisodes précédents !

Pauvre loup ! Malmené par les deux auteurs, le redoutable prédateur est ici la victime toute désignée des autres animaux, pourtant bien inoffensifs. Antihéros magnifique, il souffre de sa bêtise, de ses appétits, de sa précipitation et finit empuanti par un putois, la gueule écrasée contre les piquants d’un porc épic ou piétiné par une horde de sangliers au point qu’on le plaint et qu’on le trouve sympathique ! On apprécie l’inventivité des deux auteurs pour construire des aventures drôles, pleines de vie et de rebondissements. Jouant sur les couleurs, la typographie, les onomatopées, les exclamations, la langue familière, le dialogue (et le monologue omniprésent du loup), le texte, découpé en petites saynètes, a tous les atouts pour être dit à voix haute. Quant aux illustrations, elles sont un régal d’expressivité et de mouvement. S’invite dans cet album un nouveau personnage, Maitre Crock, figure de gourou dont les conseils et les trucs paraissent à la fois pleins de sagesse, et bien évidents. On songe aux clefs de la réussite que certains vendent à prix d’or ! Ce vieux sage vit confortablement dans une grotte aux parois ornées représentant les animaux à chasser, qu’il montre, à la façon d’un maitre d’école, avec sa règle (un fort bel os !)… et nous voici plongés en pleine préhistoire !

Les fidèles de Loup Gris auront plaisir à le retrouver ici, et apprendront, peut-être, qu’un loup averti en vaut deux… et qu’avant d’agir, il faut bien observer et analyser la situation avec tous ses sens ! Car la dernière image nous laisse anticiper une fin bien douloureuse, sans aucun doute, pour ce pauvre Loup Gris !

Lire la chronique de Chantal Magne-Ville sur Loup Gris se déguise

Jonas, le requin mécanique

Jonas, le requin mécanique
Bertrand Santini, Paul Mager (ill.)
Grasset Jeunesse, 2023

Mort et renaissance d’une star du cinéma hollywoodien
(les étoiles sont éternelles)

Par Anne-Marie Mercier

On connait le goût de Bertrand Santini pour l’étrange, les histoires un peu sombres et l’humour grinçant  avec Miss Pook et les enfants de la lune, Hugo de la Nuit (Prix NRP de la revue des professeurs de collège ), et Le Yark (lauréat de nombreux prix, traduit dans une dizaine de langues adapté au théâtre sur des scènes nationales). Tout cela se retrouve, adouci, dans ce livre étonnant.
Jonas est un grand requin blanc, ou du moins il y ressemble : il a été utilisé pour un film à succès (on devine que c’est Les Dents de la mer de Spielberg, 1975) mais il n’a jamais bien fonctionné (comme son modèle). Dans ce roman, il finit sa vie dans un parc d’attraction sur les hauteurs de Hollywood, avec d’autres monstres comme Godzilla. Il est censé faire frémir les foules en dévorant une nageuse sous leurs yeux (enfin, en faisant semblant…). Après une énième panne, on décide de le mettre à la casse. Apprenant cela, ses amis décident de l’aider à rejoindre la mer (souvenez-vous, ça se passe à Los Angeles…, épique !). Une fois dans l’eau, il devient ami avec un manchot qui veut rejoindre le pôle, puis fait un dernier show (panique et chasse au requin avec un vétéran, comme dans le film), rencontre un autre requin (un vrai, ça se passe mal), a des états d’âme, risque la panne d’essence, rencontre une baleine…
La suite est renversante, on ne le gâchera pas en la racontant. C’est surprenant, très drôle, touchant, ça mêle le fantastique et l’effroi au conte de fées (la fée est bleue, bien sûr, comme l’océan et comme les images bleutées de Paul Mager. Ses planches en pleine page accompagnent superbement cet hommage au cinéma et à ses anciennes stars mécaniques, les ancêtres des effets spéciaux, qui s’achève en beau conte initiatique.

« Paul Mager est diplômé de l’école de cinéma et d’animation Georges Méliès. Depuis 2003, il a travaillé sur les personnages et décors de nombreux projets, comme Un monstre à Paris (Europacorp), Despicable me ou Minions (Universal studios). »

 

Victor

Victor
Jacques et Lise
Seuil Jeunesse, 2020

Quand la littérature de jeunesse parle aux grands

Par Christine Moulin

Quand on aperçoit ce bel album coloré, on part confiant… et on a peut-être tort. Certes, la couverture est magnifique et intrigante : la position du guépard est bizarre et les coutures à la Frankenstein inquiétantes… La page de titre est impressionnante : un autre guépard, aux formes peut-être féminines, gît dans une flaque de sang, dans une posture très humaine. Le chasseur qui le tient en joue sur la page de gauche n’est pas propre à rassurer le lecteur ! Il semblerait qu’il y ait eu meurtre (c’est le mot qui vient devant le corps si peu bestial de la bête), avant même que l’histoire n’ait commencé. Et de fait, la double page qui suit présente Victor, le chasseur, vautré sur la peau de sa victime. Le texte ne laisse aucun doute : « Victor aime la chasse! Depuis toujours, il rêve de tuer un guépard. Aujourd’hui, son rêve s’est enfin réalisé. » La joie de ce Victor faussement victorieux dure jusqu’à une autre double page, particulièrement saisissante: des têtes de guépards rouges, pleurant des larmes vertes, viennent hanter ses rêves et révèlent sa culpabilité. Et l’on commence à se rappeler que la littérature de jeunesse peut vous secouer, parfois…
Le chasseur revêt alors la peau de l’animal pour faire croire aux amis de celui-ci qu’il est ressuscité. Par cette imposture, en forme de réparation maladroite et égoïste, au fond, Victor découvre ce dont il était privé jusqu’à présent, la vie en groupe, la solidarité et l’amitié. « Mais un jour, il se passe quelque chose que le chasseur n’avait pas prévu »…, ce qui déclenche la fureur d’un des guépards : âmes sensibles s’abstenir…

Le dénouement, ironiquement désinvolte, est censé euphémiser tout cela. Sauf que la chute de l’histoire l’en empêche et laisse pantois…  A moins qu’on ne veuille de toute urgence initier les bambins au cynisme et à l’humour noir, peut-être vaut-il mieux réserver aux plus grands la lecture de cet album, talentueux et dérangeant qui peut, il est vrai, engager le débat, surtout en ces temps de pangolins.

 

Angel, l’indien blanc

Angel, l’indien blanc
François Place

Casterman, 2014

Atlas imaginaire et songes de nuits australes

Par Anne-Marie Mercier

angel-l-indien-blancJusqu’ici, François Place romancier n’arrivait pas à la hauteur (magistrale) de François Place auteur-illustrateur, malgré de belles échappées (j’en avais parlé dans ma chronique du Secret d’Orbae). Cette fois, avec Angel, il propose une œuvre impressionnante et fascinante, qui reprend les caractéristiques qui ont fait sa marque tout en ouvrant d’autres voies.

La tribu des Woanoas dans laquelle Angel, esclave en fuite, et Corvadoro, noble vénitien, séjournent est décrite avec le souci d’un ethnologue qui rappelle les autres romans de François Place et son Atlas des Iles d’Orbae : coutumes, division en classes d’âge, mode de pêche, structure sociale, religion… tout cela et bien d’autres  sont évoqués,  sans tomber dans un catalogue artificiel : tout est vu par les yeux d’Angel, ou à travers le témoignage de son compagnon de captivité, avec des incertitudes, des interrogations, des terreurs et des charmes puissants.

C’est aussi un récit d’aventures plein de rebondissements qui entrelace plusieurs thèmes : Angel est un bâtard, un métis (comme le titre l’indique) né au XVIIIe siècle d’une gouvernante française expatriée en Argentine puis enlevée par des indiens de ces terres, peuple systématiquement massacré par les conquérants européens. L’histoire de sa mère et la période de son enfance où il est un paria parmi eux est brièvement retracée dans le premier chapitre. Le personnage de sa mère vite disparue, marque l’esprit du lecteur par son originalité comme il marque la destinée de l’enfant. Vendu comme esclave après une razzia des blancs sur le village, Angel vit les durs travaux de sa condition et est un souffre-douleurs dans les distractions de son maître et des amis fortunés de celui-ci. Modèle de résilience, il puise dans ces épreuves ce qui lui fera réussir par la suite toutes ses entreprises dangereuses et mortelles. Tout cela fait l’objet d’un texte bref, le deuxième chapitre : autant dire que François Place excelle dans les narrations brèves, apparemment simples, mais denses.

Angel vit une deuxième existence à bord d’un bateau faisant voile vers les antipodes, toujours maltraité et affamé (comme il se sera tout au long du roman jusqu’à un heureux dénouement). A bord de ce navire, un académicien mathématicien naturaliste, et arriviste , un dessinateur chargé de mettre en images les merveille, plantes, animaux, indigènes et monstres que rencontrera l’expédition, un vénitien aussi savant que sceptique, richissime et mystérieux, un capitaine compétent et autoritaire, un bosco rude, et tout le peuple qui fait vivre le Neptune. On apprend beaucoup de la marine à voile à travers les activités d’Angel, les parties du vaisseau, son approvisionnement, ses hiérarchies, ses avaries et réparations…

La troisième existence est retracée dans les deux derniers tiers du roman, parmi les mystérieux Woanoas, peuple à deux bouches, qui parle avec deux voix et sait vivre avec le froid et le feu, l’air et l’eau, les « gens de l’eau » et ceux de l’air. Et c’est véritablement un livre d’air et d’eau, fluide, miroitant, plein de courants subtils que ce livre. Les descriptions de ce monde pris dans les glaces sont envoutantes, tant lors de la course du Neptune que dans les moments passés chez les Woanoas. Angel est aussi un merveilleux roman initiatique où l’homme et l’animal s’affrontent et se complètent et où la magie et le rêve s’entrelacent.

vieuxfouLe roman porte aussi une interrogation sur la représentation par l’image et on retrouve ici des échos du Vieux fou de dessin. L’opposition entre le soin méticuleux du dessinateur naturaliste qui s’interroge sur les limites de son art et la méthode de Corvadoro qui procède par « visions » (« un souffle étrange traversait ses images qui ressemblaient plutôt à des intuitions, des impressions fugaces ou des chimères » p.79) semble refléter les interrogations de l’illustrateur. Enfin, l’épilogue qui pose le problème du mensonge, fiction dans la fiction, plus croyable qu’une vérité qui n’entre pas dans les cadres de pensée, est très subtil, tandis que le destin des cartes qui ont retracé ce voyage, cartes dont on sait l’auteur friand, est un beau clin d’œil.

Bravo, l’artiste !

Enfant de la jungle

Enfant de la jungle
Michael Morpurgo
Gallimard jeunesse (folio junior), 2012

Mowgli du XXIe siècle

Par Anne-Marie Mercier

enfantdelajungleMichael Morpurgo sait réactualiser les mythes. Comme auparavant il avait mêlé dans Le Royaume de Kensuke, robinsonnade et souvenirs d’Hiroshima, il réactualise Le Livre de la jungle de Kipling en proposant des variations tirées de l’histoire de notre siècle. La guerre en Irak cause la mort du père du jeune Will, le tsunami qui tue sa mère et l’isole du monde, alors qu’il était parti en promenade à dos d’éléphant durant des vacances en Indonésie, évoque les images de la catastrophe de décembre 2004, tandis que ses démêlés avec des chasseurs d’Orangs Outans font référence au massacre des grands singes, toujours d’actualité, décrit par de nombreux films (dont Gorilles dans la brume (1989) de Michael Apted où Sigourney Weaver incarnait la célèbre éthologue Dian Fossey, assassinée en 1985).

Sauvé par une éléphante, accepté par les orangs outans, pourchassé par les chasseurs et réfugié dans une réserve (dont le modèle a été pris dans la réalité) animée par une femme au grand cœur, Will se trouvera devant un dernier dilemme : doit-il rentrer en Angleterre chez ses grands parents qui n’ont plus que lui ? ou entendre sa propre voix qui lui dit que le monde des humains ne vaut pas qu’on s’en occupe ?

La réponse de Morpurgo est à la hauteur de ces questions. Au XXIe siècle, Mowgli serait devenu tout autre que celui imaginé par Kipling.

Cet ouvrage reprend le grand format publié en 2010.