Le Jour où tout a failli basculer

Le Jour où tout a failli basculer
Brigitte Smadja
L’école des loisirs (Médium), 2021

Sur chaque main qui se tend / J’écris ton nom / Laïcité

Par Michel Driol

En Valpaisie, il y a des Frotte-Oreilles, des Plumes-Jaunes, des Sur-un-Pied et des C’est-Selon. Chacun a sa manière de saluer la lune et le soleil, ses habitudes alimentaires. Mais de tout cela le narrateur, Raymond, n’a pas vraiment conscience car tout le monde vit ensemble en bonne harmonie, préparant la fête qui réunit tout le monde, Fête des Fleurs et de l’amour car on y va par deux. Raymond aimerait bien y aller avec Suzanne, mais n’ose pas le lui dire, et fait tout ce qu’il peut pour nager aussi bien qu’elle. Elle, en secret, fait tout ce qu’elle peut pour escalader aussi bien que Raymond. C’est alors qu’arrive le cousin de Suzanne, un Sur-un-Pied du Pôle, dont l’autorité, les connaissances, et le respect des règles risquent d’entrainer la Valpaisie dans une autre façon de vivre… et de menacer l’amour naissance de Suzanne et de Raymond.

Sans que les mots laïcité ou religion ne soient écrits, c’est bien de cela qu’il est question dans ce roman. La Valpaisie y apparait comme un pays calme, apaisé, où les uns et les autres peuvent vivre en bonne intelligence, quels que soient leurs rites ou coutumes. On y accueille volontiers l’étranger, on s’y entraide. C’est ce que montre la première partie du roman, peut-être un peu longue, consacrée à la naissance de la relation entre Raymond et Suzanne. Peut-être faut-il ce temps là pour convaincre les lecteurs que les peuples heureux n’ont pas d’histoires autres que ce que l’amour fait faire aux uns et aux autres… Les choses changent avec l’arrivée du cousin, véritable intégriste venu d’un autre pays, qui a réponse à tout, et exige une espèce de pureté dans le respect des traditions, des rituels, des interdits vestimentaires, alimentaires. Charismatique, il entreprend de transformer la Valpaisie, convainquant chacun de respecter les rites de sa « caste » interdisant à tout va les sports, les loisirs. C’est là l’une des forces de ce roman d’éviter de parler des croyances pour ne parler que de leurs manifestations extérieures, en particulier dans les interdits et les obligations qui prennent le pas sur tout le reste. Pour le cousin du Pôle, rien n’est pire que les C’est-Selon, qui n’ont pas de doctrine bien définie. Intéressant de voir aussi comment la venue d’un tel personnage auréolé de prestige transforme les mentalités, conduisant chacun à venir le voir pour l’interroger, et s’apprêtant aussi à suivre ses avis, comme s’il apportait quelque chose de plus à la façon de vivre. Reste que l’enjeu est bien la Fête des Fleurs et ce qu’elle symbolise. Est-il loisible de s’y rendre, de se fondre dans cette fête et d’y perdre son identité ? Le titre le dit bien : tout a failli basculer dans un autre modèle de société où, au nom d’on ne sait quelle pureté, convivialité et sens de la fête collective deviennent impossibles et impensables.

C’est donc un roman qui parle de ce qui nous menace et de la fragilité de ce que l’on appelle le « vivre ensemble ». Avec intelligence, le récit effectue le pas de côté de la fiction non pas tant pour montrer l’absurde des rites – et l’auteure pourtant donne libre cours à son imaginaire et à sa fantaisie pour les décrire – que la place qu’ils devraient occuper. Comment faire en sorte qu’ils ne prennent pas le pas sur le désir de faire société et de se retrouver dans des moments collectifs, comme cette Fête des Fleurs. Il conduit le lecteur à s’interroger sur les valeurs, leur hiérarchie,  le lien entre société et communautés, mais aussi sur les notions de pur et d’impur. Il invite aussi à résister aux fanatismes qui fracturent la société, à préférer ce qui rassemble à ce qui divise.

Un roman salutaire dont on ne saurait que trop recommander la lecture aujourd’hui !

Quand les escargots vont au ciel

Quand les escargots vont au ciel
Delphine Valette – Illustrations de Pierre- Emmanuel Lyet
Seuil Jeunesse 2020

A l’enterrement d’un escargot/ Trois enfants s’en vont

Dans le parc avec Rachel et Amin, Alice écrase malencontreusement l’escargot que les trois enfants comptaient nourrir, adopter… A quoi jouer désormais ? A enterrer l’escargot. Mais quels rites employer pour la toilette funèbre ? Vers où tourner sa tête ? Et quelles prières dire ? Car Amin est musulman, Alice catholique et Rachel juive…

Voilà un roman qui aborde avec beaucoup de légèreté et de sérieux des problématiques graves, sans se départir du regard des enfants sur les mystères dont ils parlent : mystère de la mort, mystère des  rituels, mystère de l’amour aussi. Tout cela avec une évidence qui ne va pas sans évoquer Debussy, et ses Children’s corner. Car c’est un bel après-midi dans un parc, où l’on s’ennuie un peu, où l’on évoque des secrets sur les amoureux que l’on a, sur les escargots qui sont hermaphrodites. C’est un roman qui parle de religion et de laïcité avec un angle original, celui de la mort, et qui confronte trois rituels liés à ce passage, trois rituels plus ou moins connus par les enfants, qui n’ont pas vraiment tous eu l’occasion d’assister à des funérailles. Se pose alors la question de la meilleure façon d’enterrer l’escargot, dont, bien sûr, on ignorait la religion. C’est le grand père de Rachel qui apporte à la fin du roman la possibilité de vivre ensemble, d’abord en évoquant le fait de l’athéisme, puis en proposant que chacun prie à sa façon, multipliant ainsi les chances de l’escargot d’aller au paradis. Le roman est écrit en faisant la part belle au dialogue, et l’on se dit qu’une adaptation théâtrale serait bienvenue, et somme toute facile à faire. L’important est en effet ce que se disent ces personnages qui ont une réelle épaisseur, sont bien individualisés, parfois un peu stéréotypés dans leurs réactions, ce qui les rapproche des lectrices et lecteurs. C’est un roman d’initiation, d’initiation à la vie, à la mort, mais aussi à l’amour et aux relations entre filles et garçons, traitées ici avec subtilité.

De la jaquette du livre, une affiche grand format, aux illustrations pleine page ou de petite taille, les couleurs de Pierre-Emmanuel Lyet éclatent, pleines de gaité et de joie. Ses personnages sourient toujours, façon de dédramatiser la mort dont il est question ici.

Un roman original qui aborde la question de la laïcité et des religions au travers des rituels mortuaires, en montrant bien ce que les enfants en comprennent, et comment ils peuvent vivre ensemble. On se souviendra longtemps de cet après-midi ensoleillé au parc, et l’on saura qu’il n’est rien de plus sérieux, pour les enfants, que le jeu pour apprendre à vivre…