Le Tyran des mots

Le Tyran des mots
Rémi David – Valérie Michel
Møtus Collection Bulles bottes boutons 2023

Les mots interdits

Par Michel Driol

Pour se maintenir au pouvoir, un tyran décide d’interdire les mots révolte et révolution. Les propos de tous sont écoutés, et les contrevenants arrêtés et réprimés. Bientôt, ce sont d’autres mots qui sont interdits, puis les lettres « inutiles » supprimées : ainsi s’amuser devient suer et les peintres des pitres… Si, privés de mots, beaucoup sont réduits au silence, la résistance s’organise. Minutes de silence, marches silencieuses, communication en langue des signes, sauvetage de centaines de mots : ces actions conduisent le mouvement à se fortifier jusqu’à une manifestation monstre et silencieuse qui fait comprendre au tyran que son règne est terminé. Il est jugé, emprisonné, tandis que le peuple, libéré, célèbre toutes les années la langue et les mots nouveaux, importés d’autres langues ou inventés.

Voilà un album qui célèbre avec force la démocratie et son corollaire indispensable,  la liberté d’expression. Il sonne comme une mise en garde non seulement face aux interdictions possibles venant du pouvoir, mais aussi face à l’appauvrissement du lexique, qui interdit de fait toute nuance, toute pensée. L’album commence par poser la figure du tyran : élégant, entouré de ciseaux, il affirme aimer les gens quand il n’aime que le pouvoir et l’argent. L’illustration force le lecteur à s’interroger : si le texte évoque un pays dont il vaut mieux taire le nom, l’illustration montre une ville qui ressemble beaucoup à Paris. Nous voilà mis en garde… Contrôler la parole, interdire les mots, voilà un rêve de tout tyran. Parler d’opération spéciale et non de guerre, traiter les résistants de terroristes, les exemples dans le monde sont nombreux. Ce tyran va plus loin, pour les besoins de la démonstration du livre qui passe par l’exagération. Si la chose n’existe que parce qu’il y a un mot, l’interdiction du mot fera disparaitre la chose. Le despote est celui qui vise à restreindre la liberté d’expression, fondement de nos démocraties, s’assurant ainsi l’abêtissement de son peuple, ce que montre avec force l’illustration : femme avachie dans son canapé regardant des chats danser sur son poste de télévision, partie de scrabble réduite aux déterminants de deux lettres… Avec subtilité, l’album rend hommage à une forme particulière de résistance, le silence réprobateur qui ne tombe pas sous le coup de la loi, mais permet une expression forte.

L’opposition entre le peuple et le tyran est montrée de différentes manières. D’une part en montrant le peuple qui se réfugie sous des parapluies, tandis que le tyran se prélasse dans sa piscine. En représentant par ailleurs la diversité du peuple (genre, couleur de peau, vêtements) face au symbole des ciseaux présent dans la décoration du palais, sur l’uniforme des sbires… Enfin en posant que la langue appartient au peuple, qui veut l’enrichir, la célébrer, face à un tyran qui cherche à la maitriser en la privant de ses concepts essentiels et dangereux pour lui.

L’humour grinçant du texte, qui passe par de nombreux jeux de mots, comme ces mots cachés sous d’autres si on supprime des lettres, les illustrations en ligne claire, aux cadrages expressifs, déroulent une démonstration implacable, une fable rigoureuse (quasi brechtienne…) pour souligner la fragilité de la démocratie et le pouvoir de la parole, pour peu qu’on dispose d’une langue qu’aucune censure ne vient appauvrir. Et le tout est, dans le texte, les situations, parfaitement explicite et compréhensible par les enfants. Une mise en garde salutaire par les temps qui courent.

Graines de liberté

Graines de liberté
Illustrations : Pascale Maupou Boutry –Texte : Régis Delpeuch
Utopique – Collection il était une voix

Ces artistes qu’on emprisonne

Par Michel Driol

graines-de-liberteDans un pays imaginaire, une conteuse va de village en village, munie de son seul bâton de marche, de sa flute en bambou et d’un carnet. De place en place, les gens se rassemblent, et elle les fait voyager par la magie de son instrument et de ses mots, en échange  de quelques pièces, du gite ou du couvert. Jusqu’au jour où tous les rassemblements sont interdits… A l’abri des regards indiscrets, accompagnée d’une fillette, elle continue de semer ses graines d’espoir, dans les maisons amies. Mais les soldats emprisonnent la conteuse, puis brisent sa flute, parce qu’elle faisait naitre l’espoir dans la prison. Elle confectionne alors, avec les pages de son carnet, un cerf-volant qui lui permet de s’évader, puis de retrouver la fillette, 20 ans plus tard, dans un pays « où les graines qu’elle avait semées ont germé pour que fleurisse la liberté ». On découvre alors que cette fillette est la narratrice de l’histoire, preuve vivante que les récits ne s’arrêtent pas et qu’elle est prête à reprendre le flambeau.

Avec des mots simples et des situations bien posées,  cet album dit le pouvoir des mots et de la musique non seulement pour divertir et faire voyager, mais aussi libérer chacun.  Il dit également l’importance du « spectacle vivant », autour de la conteuse, aussi bien la nécessité du public pour l’artiste (« Rester prisonnière sans plus partager ses histoires allait la tuer »), que la nécessité de l’artiste pour le public : plaisir du voyage immobile, fascination et rêve qui emportent ailleurs. Les illustrations, de qualité, sont autant de tableaux qui renforcent le texte : voyage au travers des quatre saisons pour la première double page, cadrages expressionnistes de la conteuse à l’abri d’une maison, et regards émerveillés du public, gros plan sur la botte du soldat écrasant la flute. Les illustrations portent aussi le message d’universalité de l’album : si les costumes évoquent plutôt l’orient, on y croise aussi un village aux toits de chaume et deux personnages coiffés de bérets.  Elles commencent sur des teintes lumineuses avant de s’assombrir de plus en plus, au fur et à mesure de la montée des périls, avant un final éclatant de couleurs.

Un CD accompagne l’ouvrage : le texte y est lu par Pascale Bouillon, avec un accompagnement musical de qualité.

Un bel album, malheureusement toujours d’actualité, qui  a reçu le soutien  d’Amnesty International. La liste des « modèles » serait longue, de Miguel Angel Estrella à Nazim Hikmet, d’Aléxandros Panagoúlis à Victor Jara… hélas.