Elle fait le printemps

Elle fait le printemps
Praline Gay-Para, Lauranne Lentic
Didier jeunesse, 2023

 » Pourquoi pas Elle  »

Par Anne-Marie Mercier

On retrouve ici un aspect de l’œuvre de Praline Gay-Para qui avait publié un joli conte féministe, Sous la peau d’un Homme, déjà chez Didier. Reprenant la question de Prévert dans le poème « il pleut » (« Toujours Il qui pleut et qui neige / Toujours Il qui fait du soleil / Toujours Il / Pourquoi pas Elle / Jamais Elle »), Praline Gay-Para décline les formules à l’impersonnel pour les mettre au féminin : « Elle est tôt, elle fait jour, elle fait douce, elle fait belle… » chacune des pages illustre un moment de la journée d’une petite fille, jusqu’à « elle fait nuit » pour s’achever avec « elle fait la pluie et le beau temps » qui reprend une formulation plus habituelle, proche du titre « Elle fait le printemps ». Ce « elle » désigne alors clairement la fillette.
Cette jolie liste montre l’enfant dans diverses activités de jeu et d’insouciance : câlins, jardins, intérieurs ou paysages. Les belles illustrations de papiers découpés superposés donnent de l’étrangeté et de la poésie à ces situations ordinaires.

Si le texte risque de laisser perplexes de jeunes enfants (et des parents), il peut charmer des lecteurs plus âgés en remettant en cause l’usage de ce « il » dominant et en proposant de jouer avec la langue pour faire bouger aussi bien les mots que les pensées.
Sur ce point on peut le rapprocher du beau Buffalo Belle d’Olivier Douzou (Rouergue, 2016) dans lequel tous les il devenaient elle et vice-versa : « A cet âge là, pas de pérelle /
si tu préfère elle à il
ou il à elle
tout le monde trouve ça gentelle
un jeu puérelle, un simple babelle
pas de quoi se faire de belle »

C’était en 2016, le temps de l’innocence et de la légèreté, et c’était en poésie.

 

 

Frontières

Frontières
Anthologie établie par Thierry Renard et Bruno Doucey
Editions Bruno Doucey 2023

Tenter de réunir ce qui est divisé

Par Michel Driol

C’est à l’occasion du Printemps des Poètes 2023, dont le thème était Frontières, que Thierry Renard et Bruno Doucey ont proposé cette anthologie qui rassemble 112 autrices et auteurs, à parité. Des poètes contemporains, dans leur immense majorité vivants, poètes originaires d’Europe, d’Amérique, d’Afrique ou d’Asie. Si l’on croise certains noms connus dans la domaine de la chanson (l’anthologie s’ouvre sur un texte de Bernard Lavilliers et se clôt par un autre de Sapho), si l’on y rencontre des poètes connus et reconnus (impossible de tous les citer tous, de Yannis Ritsos à Neruda), elle fait aussi la part belle à de jeunes autrices et auteurs. Saluons déjà cette belle volonté de donner à entendre des voix aussi diverses dont les formes d’expression sont aussi très variées, à l’image de la poésie contemporaine. Pour l’essentiel des vers libres, jouant tantôt sur la brièveté de la forme, tantôt sur l’ampleur de la ligne, mais aussi quelques poèmes en prose, comme si ici la poésie échappait aux frontières établies par la versification traditionnelle.

Dans sa préface, Bruno Doucey met l’accent sur le double sens du mot frontière. D’abord le sens politico-géographique. La ligne qui sépare deux pays, ligne qui est souvent une zone de tension, de conflits. Mais aussi ligne plus symbolique, qui sépare les vivants et les morts, le réel et l’imaginaire, soi et les autres, soi et soi aussi. On mesure ainsi la richesse de l’approche de cette notion au travers de 13 parties. On donnera ici le titre de quelques-unes : Conquistadors, passeurs, maquisards et résistants // Vers demain // Il y avait un jardin qu’on appelait la Terre.

Cet atlas poétique est aussi un atlas géo-politique engagé du côté des droits de l’Homme, aux côtés de ceux qui souffrent dans des conflits nouveaux, ou de blessures jamais refermées.  Ukraine, Corée, Palestine, Afrique : quatre parties de cette anthologie avec des textes souvent déchirants pour dire un monde violent, déchiré. Les frontières, ce sont aussi ceux qui les passent, exilés, migrants, sans-papiers dont les vies et les souffrances sont évoquées à travers des situations bien concrètes, comme l’auberge du dernier bourg avant la frontière pour Giorgio Caproni. Chaque texte manifeste la qualité d’un regard unique sur le monde qui nous entoure, comme dans Pauvres, de Fabienne Swiatly, regard sur ceux que la société cache et qui se cachent sous des tentes cartons ou des palettes.

Frontières, frontières entre les mots aussi avec la section Vers Babel qui interroge de différents points de vue la langue, ou les langues dans leur multitude, langue des banlieues, langue poétique, et la nécessité d’y faire entendre une voix pour laisser une trace au-delà des différences, tout en gardant la saveur de chaque phonème, comme dans ce beau texte de Lubov Yakymtchouk sur le son « r » confronté au « kh » ukrainien…

Cette anthologie extrêmement riche prouve une fois de plus la nécessité de la poésie pour faire comprendre et sentir notre monde, ceux qui y vivent, ceux qui y souffrent, dans leur diversité, dans leur soif d’une vie meilleure. Si le public cible est surtout un public adulte, de nombreux textes sont bien accessibles aux enfants à qui ils feront entendre un autre usage de la langue, des mots, pour mieux appréhender la vie.

Je connais peu de mots

Je connais peu de mots
Elisa Sartori
CotCotCot Editions 2021

Oser prendre la parole

Par Michel Driol

Drôle d’objet que ce leporello qui se lit à l’infini, un peu comme un ruban de Moebius, puisque quand on l’a retourné, on se retrouve sur la première page. Il y est question de la langue, celle qu’on apprend, avec difficulté, car outre les mots, il y a aussi la syntaxe à maitriser, avec ses règles, et ses exceptions. Mais, malgré cela, il y a la communication, le lien, et l’envie d’apprendre d’autres langues, d’aller vers d’autres cultures… dont on ne connait que peu de mots… à l’infini.

L’album questionne notre rapport à la langue dans un texte d’une grande sobriété pour en dire l’essentiel : à la fois le sentiment d’échec et de découragement face à l’ampleur tâche et la réussite du lien établi et entretenu, malgré tout. Belle leçon d’espoir et d’ouverture aux autres donc : aller au-delà de ses doutes, de ses insuffisances pour prendre conscience de ses réussites dans le domaine langagier ! Et belle façon de parler de notre bien commun, la langue, que chacun fait sienne peu ou prou. Tout cela est illustré par des dessins à l’encre bleue représentant une danseuse stylisée, d’abord comme noyée dans un océan face à l’immensité de la langue qui la submerge, puis émergeant petit à petit d’une sorte de pluie jusqu’à vouloir replonger encore dans l’eau de la langue.

Un livre accordéon poétique pour donner confiance à toutes celles et ceux qui se sentent en insécurité linguistique !

 

 

 

L’Enlèwement du « V »

L’Enlèwement du « V »
Pascal Prévot – Emma Constant (illustrations)
Rouergue 2019

Panique au ministère de l’orthographe !

Par Michel Driol

Canular ou pas ? Lorsque le ministère de l’orthographe reçoit une lettre de menace annonçant la future disparition de la lettre V, personne ne sait trop que penser ou faire, jusqu’au jour où le V disparait réellement (tant de la langue orale que de la langue écrite). Et le maitre-chanteur d’annoncer la future disparition du Y… Omicron Pie, mathématicien nommé au ministère de l’orthographe va mener l’enquête avec l’aide d’une bande de loufoques centenaires. Il y gagnera une promotion, la découverte des lettres étalons, des secrets de la Résistance, et l’amour…

Humour, fantaisie et rebondissements sont au programme de ce roman à l’écriture jubilatoire. On salue l’originalité : on a enlevé de nombreuses choses en littérature, mais pas de lettres… On apprécie le ministère de l’orthographe, et ses chargés de mission, ses divisions…. Que ce soit dans les noms des personnages, ou celui des structures (l’Office de protection des voyelles rares…. tout un programme), le roman entraine son lecteur dans un drôle d’univers où se croisent linguistes et physiciens, pour la plus grande joie du lecteur. Amateurs de sérieux, passez votre chemin.  Et si le W remplace le V, c’est peut-être en hommage au souvenir d’enfance de Perec… et à d’autres disparitions.

Un roman qui pastiche avec bonheur les romans policiers et qui rawira les amateurs de personnages déjantés et de situations tragi-comiques…

La la langue – Comment tu as appris à parler

La la langue – Comment tu as appris à parler
Aliayah et Susie Morgenstern – Illustrations de Serge Bloch
Saltimbanque édition 2019

La grande aventure de l’entrée dans le langage

Par Michel Driol

Derrière le titre (lacanien ?) le sous-titre explicite l’enjeu de ce livre : expliquer aux enfants comment ils ont appris à parler. Très classiquement, le livre aborde les différents stades de l’acquisition du langage par un enfant : à partir de la naissance une petite vingtaine d’étapes le conduisent à après 6 ans : la communication non verbale par les sourires, l’entrée dans les premiers mots, l’acquisition des phonèmes les plus difficiles à prononcer… Le livre fait avec habilité le lien entre les progrès linguistiques et langagiers et l’évolution des conduites de l’enfant tant en terme de communication – ses relations avec autrui – que de progrès dans le graphisme par exemple.

Le livre est écrit en « tu », s’adressant à l’enfant, lui montrant tous les stades par lesquels il est passé (si l’on suppose que le lecteur visé a plus de 6 ans…). Comment il est passé du stade d’infans, celui qui ne parle pas, à cet être de langage salué dans les dernières pages, à qui l’on souhaite bonne route. On imagine aussi, comme c’est le cas d’une grande partie de la littérature enfantine, une lecture qui associe un parent et un enfant, et le livre devient l’occasion de revivre des épisodes passés, de mesurer les apprentissages énormes réalisés en peu de temps, et d’être optimiste pour la suite des apprentissages à réaliser dans le langage et grâce à lui.

On apprécie la rigueur scientifique du livre – en regrettant peut-être que les étapes soient données de façon un peu catégoriques, sans que rien ne vienne préciser que chacun apprend et se développe à son rythme, et que nombre de grands parleurs aujourd’hui étaient quasi mutiques à 6 ans… Mais on apprécie la vulgarisation faite, sans aucun terme technique, dans des phrases simples, pleines de bienveillance à l’égard de l’enfant, et souvent pleines d’humour. Cet humour est renforcé par les illustrations de Serge Bloch : scènes de la vie quotidienne, enfant au milieu de nuages de lettres, de sons et de mots,

Un livre utile tant pour les enfants que les parents, voire les éducateurs qui y trouveront des repères pour une première approche du développement du langage et de l’apprentissage de la langue.