Si je dois te trahir

Si je dois te trahir
Ruta Sepetys
Gallimard Jeunesse 2023

Bucarest, automne 1989

Par Michel Driol

A 17 ans, le narrateur, Cristian, rêve de devenir écrivain. Il vit dans un petit appartement de Bucarest avec ses parents, sa sœur ainée, et son grand-père, malade. Lorsque la Securitate le convoque, il se voit contraint d’espionner le fils d’un diplomate américain en échange de médicaments pour son grand-père. C’est à ce moment qu’il tombe amoureux de Liliana. Et peu après la radio clandestine annonce la chute du mur de Berlin.

Fortement ancré dans cet automne 1989, le roman montre ce qu’a été la vie des Roumains sous Ceausescu. C’est d’abord le réalisme des nombreux détails qui frappe, depuis la lutte contre les chiens affamés, redevenus sauvages, jusqu’aux queues interminables pour n’obtenir qu’un petit oignon ou une boite de conserves périmée, sans parler de la corruption généralisée. Et l’atmosphère de surveillance générale, où chacun peut être un informateur, un délateur, où les appartements sont truffés de micros, où l’on parle bas. Tout ceci repose sur un minutieux travail d’enquête de l’autrice, qu’elle évoque en postface, mais est surtout très bien porté par le récit qu’en fait Cristian. Ce narrateur, épris de liberté, qui peut bénéficier d’informations venues de l’Ouest, découvre petit à petit la réalité, comment le pays vit dans un mensonge généralisé, ignore tout du monde extérieur. La première partie du roman montre, de l’intérieur, ce que peut être la vie – ou la survie – sous une dictature, comment chacun s’y méfie de l’autre, y compris dans la famille. En ce qui concerne la famille de Cristian, l’autrice choisit de la constituer d’un grand père contestataire, intellectuel, résistant avec humour, une mère épuisée à la tâche, un père mutique, et une sœur ouvrière dans une usine de textile, bonne couturière. L’épilogue, 20 ans après, lorsque le narrateur peut consulter le dossier de sa famille, révèle une réalité assez différente. Les uns et les autres ont fait des choix, les ont gardé secrets, dans l’espoir d’une vie meilleure pour tous. La seconde partie du roman (bien qu’il ne soit pas découpé en parties, mais en courts chapitres) est consacrée à la fin décembre 1989, lorsque le héros entend parler des événements de Timisoara, et qu’il participe à une manifestation monstre à Bucarest. Se mêlent dans ces pages un souffle épique lié à la prise de conscience de la force de la foule mais aussi une vision tragique du monde : le danger est là, la torture, la mort qui n’épargne pas les proches du narrateur. Le récit entraine alors dans une prison sordide, un hôpital débordé. Quel prix faut-il payer pour la liberté ? Le roman ne se clôt pas par un happy end facile, une victoire du peuple, des lendemains qui chantent et enchantent, mais il laisse le narrateur vingt ans plus tard, dans un entre deux, entre sa réussite professionnelle relative et la culpabilité dont il ne parvient pas à se débarrasser, attendant toujours les réponses aux nombreuses questions qu’il n’arrête pas de se poser.

Ce roman de 350 pages se lit d’un trait, tant il est porté par un véritable souffle romanesque et une tension digne d’un thriller dans lequel on se demande comment le héros-victime va pouvoir échapper aux mécanismes capables de le broyer. Le récit de Cristian est entrecoupé de quelques rapports d’informateurs, ou rapports officiels, écrits dans une langue d’une sécheresse glaçante, qui à la fois apportent un contrepoint au récit et montrent à quel point Cristian se trompe lorsqu’il croit être maitre de la situation, procédé qui entretient la dynamique de lecture autant qu’il reflète la surveillance incessante qu’ont connue les Roumains.

Les bons romans historiques ont un gros avantage par rapport au documentaire. Ils donnent vie à des êtres auxquels on peut s’identifier, ils peuvent parler des sentiments, de l’état d’esprit, et les rendre sensibles. La force de ce roman est d’avoir su placer son récit au sein même de la population, et l’autrice réussit à (re)donner la parole à un peuple opprimé, à faire entendre sa voix et son aspiration à la liberté, loin de la terreur dans laquelle il vit.  Comment vivre entre peurs et espoirs, mensonges et chantages, silence et confidences, peuple enchainé et affamé et élites avides et sans scrupules ? Ces questions nous concernent aussi.

Les Inoubliables

Les Inoubliables
Fanny Chartres
L’Ecole des Loisirs – Medium – 2019

On est sérieux quand on a 17 ans…

Par Michel Driol

2Parmi les EANA, soit, en clair, les Elèves allophones nouvellement arrivés, il y a Luca, le Roumain, venu pour perfectionner son violon, Chavdar, le fils de l’ambassadeur de Bulgarie, Tezel, dont les parents ont quitté la Turquie pour de raisons politiques,  Jae-Hwa, la coréenne du sud, aux ongles parfaitement manucurés et Marvin l’Anglais. Anna devient leur tutrice et les accompagne. Ils sont tous élèves de seconde à Créteil. On va suivre leurs parcours, leurs relations durant presque une année scolaire. On ne dévoilera pas ici la fin du roman, belle et surprenante.

Sur le thème de l’exil, voici un roman original par son point de vue et sa galerie de personnages. Le narrateur, Luca, est venu avec son père, professeur de français, érudit, amateur d’Alain Delon, devenu carreleur pour survivre en France, avec lequel il entretient une relation privilégiée. Le roman est d’abord l’histoire de cette relation, faite d’amour. Les personnages appartiennent à des familles structurées, qu’ils ont parfois quittées en s’exilant, les uns sans doute pour longtemps, les autres temporairement. Restent la nostalgie et des souvenirs du pays : des objets symboliques emportés, et surtout la musique comme un langage universel.

Roman d’amitié entre des personnages attachants, aux origines sociales et aux personnalités bien différentes, qui vont petit à petit maitriser le français, mais trouver d’autres codes et d’autres façons de communiquer et d’échanger sur leur pays. Tous partagent la même question : quel est leur pays ?, tiraillés qu’ils sont entre une origine, un présent souvent bien différent de ce qu’ils ont connu et l’image qu’ils avaient de la France, loin de sa réalité. Tous ont des rêves, devenir violoniste ou champion de Rubik’sCube, rêves qui les aident à surmonter le présent. Cette petite communauté se soude autour de quelques fêtes, comme celle de Noël.

Roman d’initiation en ce qui concerne Luca, qui rêve de devenir violoniste, et qui est confronté à un nouveau professeur de violon, assez peu expansif. Quel est exactement le pays qu’il a quitté ? Il va en découvrir l’histoire en remontant celle de la mère d’Anna, qui a quitté la Roumanie en 1989, et dont il lit le journal intime. Il comprend alors ce qu’étaient les années Ceaucescu, mais perçoit aussi ce qu’il y a de corruption aujourd’hui dans son pays, ce qui va le conduire à prendre de la distance avec son père. Roman d’un amour naissant avec Anna : l’auteur, avec beaucoup de délicatesse, montre les étapes de ce rapprochement entre les deux adolescents. Les personnages d’adultes sont particulièrement bien traités aussi, bienveillants, positifs, mais parfois, comme la mère d’Anna, meurtrie par un exil choisi.

Un roman lumineux qui conjugue la douleur de l’exil, et l’espoir d’un futur plus juste.