Si je dois te trahir

Si je dois te trahir
Ruta Sepetys
Gallimard Jeunesse 2023

Bucarest, automne 1989

Par Michel Driol

A 17 ans, le narrateur, Cristian, rêve de devenir écrivain. Il vit dans un petit appartement de Bucarest avec ses parents, sa sœur ainée, et son grand-père, malade. Lorsque la Securitate le convoque, il se voit contraint d’espionner le fils d’un diplomate américain en échange de médicaments pour son grand-père. C’est à ce moment qu’il tombe amoureux de Liliana. Et peu après la radio clandestine annonce la chute du mur de Berlin.

Fortement ancré dans cet automne 1989, le roman montre ce qu’a été la vie des Roumains sous Ceausescu. C’est d’abord le réalisme des nombreux détails qui frappe, depuis la lutte contre les chiens affamés, redevenus sauvages, jusqu’aux queues interminables pour n’obtenir qu’un petit oignon ou une boite de conserves périmée, sans parler de la corruption généralisée. Et l’atmosphère de surveillance générale, où chacun peut être un informateur, un délateur, où les appartements sont truffés de micros, où l’on parle bas. Tout ceci repose sur un minutieux travail d’enquête de l’autrice, qu’elle évoque en postface, mais est surtout très bien porté par le récit qu’en fait Cristian. Ce narrateur, épris de liberté, qui peut bénéficier d’informations venues de l’Ouest, découvre petit à petit la réalité, comment le pays vit dans un mensonge généralisé, ignore tout du monde extérieur. La première partie du roman montre, de l’intérieur, ce que peut être la vie – ou la survie – sous une dictature, comment chacun s’y méfie de l’autre, y compris dans la famille. En ce qui concerne la famille de Cristian, l’autrice choisit de la constituer d’un grand père contestataire, intellectuel, résistant avec humour, une mère épuisée à la tâche, un père mutique, et une sœur ouvrière dans une usine de textile, bonne couturière. L’épilogue, 20 ans après, lorsque le narrateur peut consulter le dossier de sa famille, révèle une réalité assez différente. Les uns et les autres ont fait des choix, les ont gardé secrets, dans l’espoir d’une vie meilleure pour tous. La seconde partie du roman (bien qu’il ne soit pas découpé en parties, mais en courts chapitres) est consacrée à la fin décembre 1989, lorsque le héros entend parler des événements de Timisoara, et qu’il participe à une manifestation monstre à Bucarest. Se mêlent dans ces pages un souffle épique lié à la prise de conscience de la force de la foule mais aussi une vision tragique du monde : le danger est là, la torture, la mort qui n’épargne pas les proches du narrateur. Le récit entraine alors dans une prison sordide, un hôpital débordé. Quel prix faut-il payer pour la liberté ? Le roman ne se clôt pas par un happy end facile, une victoire du peuple, des lendemains qui chantent et enchantent, mais il laisse le narrateur vingt ans plus tard, dans un entre deux, entre sa réussite professionnelle relative et la culpabilité dont il ne parvient pas à se débarrasser, attendant toujours les réponses aux nombreuses questions qu’il n’arrête pas de se poser.

Ce roman de 350 pages se lit d’un trait, tant il est porté par un véritable souffle romanesque et une tension digne d’un thriller dans lequel on se demande comment le héros-victime va pouvoir échapper aux mécanismes capables de le broyer. Le récit de Cristian est entrecoupé de quelques rapports d’informateurs, ou rapports officiels, écrits dans une langue d’une sécheresse glaçante, qui à la fois apportent un contrepoint au récit et montrent à quel point Cristian se trompe lorsqu’il croit être maitre de la situation, procédé qui entretient la dynamique de lecture autant qu’il reflète la surveillance incessante qu’ont connue les Roumains.

Les bons romans historiques ont un gros avantage par rapport au documentaire. Ils donnent vie à des êtres auxquels on peut s’identifier, ils peuvent parler des sentiments, de l’état d’esprit, et les rendre sensibles. La force de ce roman est d’avoir su placer son récit au sein même de la population, et l’autrice réussit à (re)donner la parole à un peuple opprimé, à faire entendre sa voix et son aspiration à la liberté, loin de la terreur dans laquelle il vit.  Comment vivre entre peurs et espoirs, mensonges et chantages, silence et confidences, peuple enchainé et affamé et élites avides et sans scrupules ? Ces questions nous concernent aussi.

Révoltées

Révoltées
Carole Trébor
Rageot 2017

Nous les enfants d’une époque fatale *

Par Michel Driol

Moscou – 26 octobre au 2 novembre 1917. Lena et Tatiana, deux jumelles de 17 ans, traversent l’insurrection bolchévique de Moscou, Lena sacrifiant le présent en s’engageant du côté des révolutionnaires, Tatiana en rejoignant un groupe de jeunes artistes, le Club Futuriste de Moscou, qui monte un spectacle à partir des textes de Maïakovski. Un épilogue évoque enfin la vie des deux femmes, entre espoirs déçus et rêves réalisés, purges staliniennes et récompenses officielles.

Ce roman de Carole Trébor célèbre le centième anniversaire de la Révolution d’Octobre, sans manichéisme, à travers une galerie de personnages attachants. Les deux sœurs d’abord, à la fois semblables et différentes dans leur façon d’apprécier les évènements en cours et de se questionner à leur propos : peut-on briser l’ordre ancien sans violence ? Construit-on un monde de paix et d’harmonie sur une révolution sanglante ? Qu’est-ce que la démocratie ? Leur grand-mère, ensuite, aveugle, croyante, vrai personnage de babouchka russe. Piotr, ouvrier typographe, démocrate convaincu, qui se retrouvera de l’autre côté de la barricade. Tous les artistes du club futuriste, qui conduisent à s’interroger sur la révolution dans l’art et le rôle de l’art dans la révolution.  En quelques jours, tout bascule, et le roman entraine le lecteur dans un récit à suspense, où l’on se demande, non sans émotion, ce qui va arriver à Lena l’insurgée : la narratrice, dont on épouse le point de vue, étant Tatiana. Le récit est émaillé de nombreuses citations de Maïakovski (Le Nuage en pantalon, la Flute des vertèbres…), textes qui font partie du spectacle monté par le Club Futuriste.

Si la langue est parfois un peu plate, voire trop explicite, peut-on en faire reproche à l’auteur ? Non, parce que la narratrice est une jeune fille de 17 ans, qui découvre le monde. Ensuite parce que ce roman se veut « pédagogique », au bon sens du terme. Notes de bas de page, glossaire, photos d’époque, plans de la ville permettront au jeune lecteur de situer cet épisode historique avec lequel il peut n’être pas très familier. C’est donc toute une époque que ce livre parvient à recréer. Ensuite parce qu’il parle de nos rêves d’un monde meilleur, où les pauvres et les exclus pourraient aussi avoir le pouvoir, y compris celui de s’instruire et d’avoir des pratiques culturelles ou artistiques, sans être condamnés à un mode de vie par leur naissance. Utopie ? Oui, peut-être, et c’est là la leçon du XXème siècle. Entre le rêve d’un futur qui changerait la vie et la réalité du stalinisme, l’épilogue trace le destin des trois personnages principaux, jusqu’à leur mort à la fin du XXème siècle, et parvient, en quelques pages, à proposer un bilan nuancé de l’Union Soviétique.

*Les années fatales, poème d’Alexandre Blok –

Sothik

Sothik
Marie Desplechin, Sothik Hok
Illustré par Tian

L’école des loisirs, 2016

Une enfance en enfer : Cambodge : 1975-1979

Par Anne-Marie Mercier

Marie Desplechin a rencontré Sothik Hok lors d’un voyage au Cambodge où elle aidait une association pour le développement de la lecture, Sipar. Sothik Hok lui a dit « avoir beaucoup de choses à raconter », mais « pas le temps de l’écrire », alors elle lui a proposé d’être sa plume, et il a raconté son enfance : né en 1967, dans un village, fils de parents sino-cambodgiens, il avait environ 8 ans quand les Khmers rouges ont commencé à contrôler le pays. Leur installation est racontée progressivement, dans un récit qui suit l’ordre chronologique, de même que leur chute quatre ans plus tard, avec les règlements de compte, les impunités, les retrouvailles aussi de ceux qui s’étaient perdus de vue pendant des années : familles séparés, personnes déportées, exécutions, enfants en camps de travail… La survie de Sothik et de sa famille est due à la présence d’esprit de son père, qui s’est débarrasse immédiatement de tous ses maigres biens pour vivre comme un paysan, et à la détermination de sa mère, à la solidarité de quelques-uns, à l’entraide à l’intérieur de tout petits groupes comme la troupe d’enfants à laquelle il appartient, chargée de travailler aux rizières ou chasser les rats, tuer les serpents.

Le récit de Sothik, raconté à la première personne, est pudique mais franc : il n’élude pas la dissolution des liens amicaux et familiaux, l’envie de faire plaisir aux chefs, le dédoublement qu’il vit en permanence, tantôt bon petit révolutionnaire, tantôt critique. La vie quotidienne, faite de travail et de privations est décrite précisément à travers les gestes, les objets, les vêtement… tandis que le durcissement progressif du régime décime encore plus les rangs, ceux des enfants comme ceux des adultes.

Allez donc voir le site de Sipar, association dont s’occupe Sothik, un beau travail dans un pays qui se reconstruit, où 9 enseignants sur 10 ont disparu dans les années de l’Angkar, assassinés ou morts de faim et d’épuisement.

Au cœur de la Révolution. Les leçons d’un jeu vidéo

Au cœur de la Révolution. Les leçons d’un jeu vidéo
Jean-Clément Martin, Laurent Turcot
Vendémiaire, 2015

Assassin’s Creed au tribunal

Par Anne-Marie Mercier

au-coeur-de-la-revolutionIl est assez exceptionnel qu’un historien de la stature de Jean-Clément Martin (auteur d’ouvrages sur la Révolution, la Contre-révolution et les guerres de Vendée) s’allie à un spécialiste de l’histoire culturelle française, Laurent Turcot, titulaire de la Chaire de recherches du Canada en histoire des loisirs et des divertissements, pour commenter un jeu vidéo. Ils ont publié ce livre à la fois pour répondre à une polémique relayée par les journaux comme Le Monde, mêlant politique et critique des medias autour de la figure de Robespierre proposée dans ce jeu, et pour résumer le rôle qu’ils ont pu jouer (ou pas) en tant que conseillers historiques auprès d’Ubisoft pour la conception de ce jeu. C’est aussi une invitation lancée aux professeurs d’histoire de l’enseignement secondaire : il faudrait s’intéresser à ces jeux et tenir compte du fait que la culture historique qu’ils créent (véridique ou non) chez les joueurs peut être un frein ou un levier pour l’enseignement.

Ce petit livre (138 p.) est très éclairant dans le débat sur les jeux vidéo et sur leur capacité à être ou non des instruments d’éducation (la réponse est mitigée) : l’introduction présente le débat, les arguments des uns et des autres et le contexte, brièvement mais avec une grande précision. Une première partie, signée par Jean-Clément Martin, intitulée « De l’histoire comme terrain de jeu » situe la question dans la longue tradition des réappropriations de l’Histoire par la culture populaire, celle des feuilles volantes, des feuilletons et des séries. Assassin’s Creed est replacé dans le contexte des jeux vidéos : à tout prendre vaut-il mieux saccager une ville et ses habitants, dégommer des zombies ou s’incarner dans un personnage placé dans un cadre historique ?

Il s’agit de « jouer avec l’Histoire », non de faire de l’histoire : les rouages du jeu sont analysés, mais aussi la manière dont il s’inscrit dans l’Histoire, l’officielle ou mythique (le jeu s’appuie sur la tradition des Templiers), et dans la fantasy, et comment il répond à un besoin contemporain : « le jeu vidéo possède cette qualité irrécusable de faire croire au joueur qu’il se trouve, enfin, en charge de sa destinée, qu’il peut déchiffrer les mystères ordinaires qui l’entourent et qu’il est, aussi un peu, maître du monde ». Ce type de jeu « jeu de rôle historique que l’on pourrait qualifier de « surnaturel » […] ose expliquer les énigmes du passé » comme le font de nombreux dossiers de revues plus ou moins sérieuses, émissions de télévision, etc.

Il s’agit de « jouer avec la révolution » et la violence du jeu, faible si on la compare à d’autres jeux vidéos – et à la réalité de l’époque, évoque sans s’y complaire les violences du temps et joue avec l’histoire comme le fait le roman historique, en mêlant personnages imaginaires et personnages réels et en tentant de les rapprocher de nous en dévoilant leurs motivations, traits de caractères, aventures, au risque de s’égarer, pour donner à voir et à croire. Les fantasmes suscités par la Révolution, mythe fondateur, les controverses autour de ses héros, bourreaux et victimes font sans cesse naître de nouveaux lieux où s’exprimer : un jeu n’y changera rien.

Si l’image de la Révolution française y est quelque peu ternie, il permettra peut-être à ceux qui n’y auraient pas songé sans cela de faire une plongée dans l’Histoire telle qu’elle se fait dans les ouvrages « sérieux ». Toutes ces questions sont d’actualité et méritent d’être posées et débattues, comme par exemple celle de savoir si l’on pourrait faire un jeu commercial avec une autre image de la Révolution sans tomber dans une autre caricature… et en restant vendable puisque c’est cette logique du profit qui préside à ces créations ?

Une deuxième partie, par Laurent Turcot, intitulée « une promenade dans Paris » est elle aussi passionnante et directement utile aux professeurs d’histoire et aux joueurs qui souhaiteraient confronter l’univers dans lequel évolue le personnage et la réalité du Paris du temps : le jeu y est parcouru, étape après étape avec la géographie de la ville qu’il dévoile, ses quartiers, sa sociologie, les activités, modes de déplacements et apparences des habitants, les bruits et les odeurs, les jours et les nuits,… Ils sont présentés avec ce que le jeu en montre, ce qu’il oublie ou ce qu’il trahit parfois. Somme toute, pour faire l’expérience du Paris de ce temps, il suffirait lire ce livre… mais où serait le jeu ?

De tout ce parcours émerge l’énorme travail des créateurs d’Assassin’s Creed qui se sont appuyés sur les conseils des historiens, s’en sont parfois affranchis pour donner davantage à rêver et à agir et ont créé une superbe machine à distraire, un jeu, tout simplement, mais qui propose une plongée dans un univers qui en dit long, pose question, même si cette plongée est purement individuelle et passe ainsi à côté des forces collectives qui ont fait la Révolution.

Voir l’interview de Jean-Clément Martin sur l’étrangeté du jeu – pour les historiens – et  son inadéquation avec l’enseignement de l’histoire, donc la nécessité de le prendre en compte et de réfléchir à ce qu’il fait voir.

Voir la présentation par Laurent Turcot et Jean-Clément Martin au musée Carnavalet.

 

TYPOS. Fragments de vérité

TYPOS. Fragments de vérité
Pierdomenico Baccalario

Traduit (italien) par Faustina Fiore
Flammarion, 2014 [2012]

La presse est morte, vive la presse !

Par Matthieu Freyheit

CommençoTypos-01ns par saluer le travail de Flammarion qui offre à cette série une couverture merveilleusement réussie – l’une des plus réussies depuis longtemps.

Dans une société (suffisamment différente pour révéler la fiction et suffisamment proche pour que s’impose le réel) dominée par un groupe tout-puissant, l’information est un concept redéfini par le pouvoir. Informer, c’est quoi ? Dire ce qui est, dire ce qui peut être, dire ce que l’on voit, au travers des prismes possibles du désir, du besoin, de l’avidité, de la sécurité. Le sous-titre à ce premier tome l’annonce : il s’agit bien d’interroger la vérité, sociale et politique, dans ses nombreuses et divergentes acceptations. « La vérité s’avance toujours seule et fragile, le mensonge au contraire a beaucoup d’auxiliaires », écrivait Jean-Claude Carrière.

Typos, organisation clandestine aux effectifs restreints d’étudiants et d’anonymes (mais pas que), entre en lutte contre la désinformation régulière. Leur modus operandi ? La presse clandestine. Un journal « sous le manteau », qui rappelle que le quatrième pouvoir est potentiellement un pouvoir d’autocensure, offrant un accès illimité à une information elle-même limitée et monolithique, et pourquoi pas construite de toutes pièces. Ici, quel que soit notre camp, « dire, c’est faire » : faire du monde ce qu’il est, ou faire le soulèvement. Le compromis s’efface.

Ce roman d’anticipation joue avec les frontières de son propre genre, fidèle à certains schémas classiques de la science-fiction : eux, c’est déjà nous. L’actualité en est d’autant plus brûlante que le livre est rattrapé par les événements récents. Le roman de Pierdomenico Baccalario constitue en effet une porte d’entrée intelligente sur une réflexion consacrée aux médias, pour celles et ceux qui, enseignants, préfèrent ne pas aborder l’actualité de front. Dans sa mise en place et dans la subtilité de ses propositions, l’auteur interroge notre identité informationnelle, notre rapport au discours, tout comme notre rapport au confort (de l’esprit). Tout en conservant, dans la forme, les mouvements et les reliefs propres à l’aventure et/ou au roman d’espionnage. C’est peut-être dans la forme, justement, que l’on regrette certains détails : des longueurs notamment, et une sensation au terme de ce premier volume de rester un peu sur sa faim. Gageons que, la mise en place achevée, le second n’en sera que plus réussi encore.

La Dose

La Dose
Melvin Burgess
Traduit (anglais) par Laetitia Devaux
Gallimard (scripto), 2014

Révolution létale

Par Anne-Marie Mercier

Melvin BLa Doseurgess s’est fait connaître par ses romans provocants et celui-ci ne déçoit pas les attentes, il en rajoute même. On y trouve à la fois la question des drogues, celle du suicide, de relations sexuelles – consenties ou non–, de la violence, de l’action politique, des différences de classe… Au cœur de l’action et d’après les propos de Burgess, à la source du roman, se trouve l’idée d’une drogue qui donnerait à celui qui en prend une seule dose une semaine fantastique d’énergie et de désinhibition, puis la mort. Le comportement de ces sursitaires de la mort est décrit comme celui que l’on a observé lors d’épidémie de peste, ou plus récemment de SIDA : puisque la vie s’achève, que le monde croule avec moi.

Des activistes se servent de cette vague pour accompagner un mouvement révolutionnaire qui ressemble beaucoup aux récents « printemps arabes ». L’action se passe dans une Angleterre misérable, paralysée par l’action des gangs et la corruption. Faut-il y voir une projection de l’actualité, sachant que si le chômage y a un peu baissé, la quantité de nouveaux pauvres a augmenté dans ce pays, avec, comme dans d’autres pays européens, une exaspération grandissante vis-à-vis des banques et des riches, de plus en plus riches et arrogants?

L’action commence avec des scènes d’émeutes et s’achève avec la victoire de la révolution, proclamée sur la grande place de Manchester. A l’issue de la mort, programmée et mise en scène lors d’un concert, d’un chanteur qui a pris du Raid (« la dose »), Adam et Lizzie, 15 ans, se livrent avec allégresse au pillage des magasins du centre-ville, à l’attaque de la mairie et à l’affrontement avec la police. A l’issue de péripéties qu’il serait un peu long de résumer, Adam prend du « Raid » devient provisoirement délinquant, la jeune fille se livre à ce qui ressemble à un début de prostitution (certes, pour la bonne cause : elle se lie avec le fils d’un dealer richissime pour sauver son ami). Il se trouve que le fiston du dealer est un pervers fou, que le frère de l’ami qui était mort est un activiste kamikaze, que le papa dealer ne craint pas de faire assassiner ou torturer les gêneurs, jeunes ou pas, garçons ou filles… etc. Il y a de l’action, différentes intrigues qui se rejoignent toutes à la fin (un peu trop), tout cela est bien ficelé (un peu trop). Enfin, on en a sa dose.

demanderl’impossible.com

demanderl’impossible.com
Irène Cohen-Janca

Rouergue, 2012

Révolutions muettes

Par Matthieu Freyheit

demanderl’impossible.comMuettes, comme les nombreux silences qui tissent ce roman nourri de non-dits et de dialogues en creux. Voilà un livre plutôt subtil qui mérite de s’y arrêter et de passer un premier malaise : car c’est bien un malaise, et non de l’ennui. Mais cela, il faut le découvrir, comme on découvre peu à peu tout ce qui, dans la vie d’Antonin, va de travers.

Antonin a quelque chose du loser : c’est en ces termes en tout cas qu’il se présente au lecteur. Loser, il n’a cependant que le sentiment de l’être. En réalité, c’est un adolescent comme les autres, et c’est peut-être ce qui pose problème. Car Antonin se réfère parfois malgré lui aux idées de son oncle Max, celles de mai 68. Là, ça y est, vous avez compris le titre. Mai 68 ? Il était temps, c’est vrai, qu’on roman intelligent y revienne. Car mai 68, il y a ceux qui l’ont vécu, et il y a les autres. Entre les deux, un fossé, un on-ne-sait-quoi d’inexplicable. Et pourtant, c’est bien mai 68 qui, de ses relents libertaires, gangrène l’existence d’Antonin et celle de sa famille. Ce qui ne va pas ? Mai 68, qui fait penser à Antonin qu’il n’est peut-être pas à la hauteur. Et la grande révolution étudiante de donner naissance à de muettes révolutions familiales, et personnelles.

Au départ, rien que de très normal. Antonin va au lycée. Il sort avec Léa. Se sépare de Léa. Sa sœur, parfaite (ou presque), est la première à introduire le bouleversement dans la famille. Sa mère, parfaite (ou presque, bis), nie le réel jusqu’à ce qu’il s’impose violemment à elle. Son père… RAS. Et sur le trottoir en face de la maison, ce sans abri qui s’est installé et qui intrigue tant Antonin. Antonin qui, dans une belle sensibilité, comprend et nous fait comprendre les maux et les silences, et qui devant l’écran de son ordinateur jouit d’autres formes de révolutions : sur le web, l’existence fait jour, le rêve se poursuit, et le réel des sentiments s’impose bien plus que dans un quotidien désespérément tacite. Il faut en passer par là pour que les mots surgissent, et que la vie reprenne ses droits. Pour que l’anorexie de sa sœur soit enfin chose dite, et que la tristesse de sa mère soit chose du passé. Pour balayer l’ombre de mai 68, et bâtir des rêves nouveaux.

Manquer la joie, c’est manquer tout, écrit Stevenson. C’est le fond du discours délicatement mené par Irène Cohen-Janca, qui derrière quelques lieux communs parvient à tisser une trame d’une belle finesse. Et de rappeler que si l’on nous parle sans cesse de révolutions technologiques, notre temps connaît aussi des révolutions de sensibilité, plus discrètes mais peut-être plus profondes.

Castro

Castro
Reinhard Kleist

Traduit de l’allemand par Paul Derouet
Casterman, 2012

« Celui qui se consacre à la révolution laboure la mer » (Simon Bolivar)

Par Dominique Perrin

 « S’il est, dans l’histoire contemporaine, un personnage dont la vie exige, au-delà du livre et du film documentaire, d’être racontée sous forme d’une histoire en images, c’est bien Fidel Castro. Une vie tirée d’un roman d’aventures latino-américain, à cette nuance près qu’elle n’est pas fictive, mais vraie. […] Le guide de la révolution cubaine fut et reste un des acteurs les plus intéressants et les plus controversés de l’histoire récente […]. » C’est ainsi que le biographe allemand Volker Skierka (Fidel Castro. Eine Biographie, 2001) ouvre sa préface au manga créé à partir de ses travaux par Reinhard Kleist, traduit en France par Casterman dans la prestigieuse collection « écritures » aux côtés d’œuvres aussi différentes que celles de Taniguchi ou de Kim Dong-Hwa.
Féru ou non d’histoire politique, le lecteur se voit emporté (sa surprise peut en être grande) dans une épopée collective des plus tumultueuses. Le médiateur de ce voyage est un personnage inventé, Karl Mertens, journaliste allemand parti à Cuba en 1958 avec le désir de « suivre » – au sens de couvrir mais aussi de soutenir – le mouvement d’émancipation cubain. Ce personnage fictif, marqué par le passé proche de son propre pays, fasciné par la révolution cubaine et par son leader, fait au lecteur le double récit du parcours de Castro et du sien, résolument solidaire du premier.
La magie de ce récit tient au caractère objectivement passionnant de la vie politique cubaine durant la seconde moitié du 20e siècle – la révolution castriste ayant fait face, on le sait, à dix présidents états-uniens successifs ; si Castro apparaît comme l’homme de discours qu’il a effectivement été, ce sont ici les actions et les faits – paroles comprises – qui font la trame du récit, et sont ainsi rendus accessibles aux amateurs de littérature graphique. L’autre grande force de l’œuvre réside dans son point de vue. Le journaliste Karl Mertens, représentant potentiel de l’européen de bonne volonté et de ses difficultés de positionnement, est ici le vecteur d’une mine d’informations de type factuel, mais aussi un sujet doué d’angles morts, non exempt de romantisme politique. Il n’apparaît cependant jamais – pas plus que Castro lui-même – comme justiciable d’un jugement facile et moins encore définitif, assumant jusqu’au bout à ses propres dépens sa fidélité à la révolution comme ascèse individuelle et collective.
« Pourquoi précisément Cuba ? », s’auto-interroge Reinhard Kleist au terme de l’ouvrage, évoquant son entreprise graphique et son premier voyage sur l’île en 2008 ; à cette question à la fois importante et subsidiaire, il répond successivement par les mots, et par une ultime série de dessins issus, sans médiation fictionnelle ni même narrative, de son carnet de voyage.