La Terre rouge a bu le sang

La Terre rouge a bu le sang
Jean-François Chabas
Éditions courtes et longues, 2024

L’Australie, des premiers jours jusqu’aux derniers

Par Anne-Marie Mercier

Pour fêter le début du salon de Montreuil 2024 (auquel je ne pourrai pas me rendre cette année, le Covid ayant encore frappé), je vous propose un texte étonnant et fascinant, beau et utile aussi.

Les romans de Jean-François Chabas provoquent toujours une surprise. C’est chaque fois la même qualité, le même beau style fluide, parfois discrètement poétique, le même attachement au vivant, les mêmes qualités d’intrigue, mais il y a toujours autre chose. La première surprise tient au nombre de page du volume : 390, je pense que c’est un record chez lui (mais je n’ai pas tout lu, tant il y a de titres, plus de 90 dit la quatrième de couverture). Une autre tient au changement d’éditeur : lui qui a tant publié à L’école des loisirs se trouve maintenant aux Éditions courtes et longues chez lesquelles il n’avait jamais rien publié jusqu’ici.
Il faut dire que ce texte étonnant avait sans doute besoin de marquer sa différence. L’auteur a déjà parcouru presque tous les genres, peut-être tous d’ailleurs (sur lietje vous trouverez des chroniques d’histoires de sorcières, d’histoires d’animaux, de romans de l’ouest sauvage…), et le voilà en train d’en rejoindre un autre ou plutôt d’en croiser plusieurs autres.  Cela tient à la SF car les deux personnages principaux sont des envoyés d’une autre planète ; cela tient du roman historique car ils arrivent sur terre au début du neuvième siècle, se font connaitre sous forme humaine au seizième, et accompagnent l’humanité jusqu’au vingt-deuxième siècle. C’est aussi un roman ethnologique et écologique : tout se passe en Australie ; on y apprend beaucoup sur le continent, son relief, son climat, sa flore, sa faune (du requin au crocodile en passant par la souris, les papillons et bien d’autres, sans oublier bien sûr les kangourous de toutes sortes) ; on découvre différents peuples, ceux que l’on nomme aborigènes pour simplifier, leurs langues leurs coutumes, leur histoire et surtout leur humanité. C’est enfin un roman politique qui dénonce les méfaits (le mot est faible) de la colonisation de ce continent et l’attitude des blancs encore et toujours à l’égard des descendants des peuples autochtones. Enfin, c’est un roman écologique : les deux personnages mystérieux que sont Minga (ce qui signifie fourmi en wajarri) et Bimbarlulu (pélican) prennent tour à tour la parole, s’adressant aux humains du futur, pour raconter la vie du peuple qui est devenu le leur et la lente dégradation de leur milieu de vie, jusqu’aux incendies gigantesque du vingt et unième siècle et au-delà, jusqu’au vingt-deuxième siècle… et pour maintenir le suspense je ne vous dis pas la fin.
Malgré cette allure un peu disparate, le roman reste un roman, une histoire humaine d’amour et de violence, de fidélités et de tensions : les deux envoyés de l’espace (on ignorera longtemps la raison de leur venue) racontent, chacun avec son tempérament. C’est celui qui s’est incarné en homme en ayant pris involontairement un peu de la fourmi, Minga, qui commence. Minga est calme, doux, il n’oublie jamais pour quoi il est là. Il est aimant aussi et se prend d’une affection immense pour un petit garçon un peu étrange. Bimbarlulu créée femme est imprévisible et violente, indisciplinée (une nouvelle Eve ? mais puissante). Elle commet plusieurs choses interdites : tuer pour le plaisir, tomber amoureuse et avoir un enfant d’un humain, massacrer les premiers blancs qui attaquent le peuple de celui qu’elle aime, et ce n’est qu’un début. Minga raconte les débuts : leur croissance en tant que graines semées dans le désert (sept siècles durant) et leur assimilation des connaissances et langues locales. C’est lent, passionnant et poétique. Les relations avec le peuple du Rêve qui les protège en ne révélant pas leur présence au long des siècles sont complexes : ils sont craints, on cherche à les utiliser, on ne comprend pas pourquoi ils n’ont pas renouvelé chaque fois que cela avait été nécessaire le grand massacre du début. Leur longévité et leur mémoire infinie tissent des relations riches avec tous les descendants d’aborigènes dont ils ont connu les ancêtres.
L’auteur parvient à mener de front intrigue romanesque et aspect encyclopédique, revendication et émerveillement. Chaque étape franchie dans la connaissance de ces êtres si humains que sont Minga et Bimbarlulu nous les rend attachants, jusqu’à ce que leur mission se dévoile peu à peu. L’intrigue parfaitement maitrisée soutient un roman extrêmement ambitieux qui mêle beaucoup de thèmes avec une grande cohérence. Il met au premier plan, sans didactisme mais sans voiler la vérité, le pillage et le massacre des peuples premiers d’Australie. En postface, on peut lire un texte du navigateur James Cook (1728-1779) en anglais et en français, généreux et lucide. Il est suivi par le texte de son commentaire par un auteur du XIXe siècle qui le trahit. On y voit les mensonges des colonisateurs du dix-neuvième siècle et les origines d’une culture installée sur une culture du mépris.

Enfin, ce gros livre est aussi un beau livre. Sa couverture reprend les motifs de l’art premier de ce pays, motifs et couleurs que l’on retrouve sur la tranche : un peu de désert entre les mains…

 

Tomber 8 fois se relever 9

Tomber 8 fois se relever 9
Frédéric Marais
HongFei, 2024

Ce qui ne me tue pas me rend plus fort

Par Laure-Hélène Davoine

Avant d’être blessé dans les tranchées en 1915, Eugène Criqui était boxeur. Après la guerre, il reprendra les combats malgré sa « gueule cassée » et à force d’entraînements, parviendra à devenir champion du monde des poids plumes.
Cet album retrace librement son histoire, une histoire vraie, et son combat pour retrouver sa place et sa dignité. C’est une histoire de courage, de persévérance et de ténacité qui retrace le chemin d’un homme à l’apparence détruite qui n’a pas voulu s’avouer vaincu.
Cette histoire, Frédéric Marais nous la conte en peu de mots, dans un style épuré et efficace, et laisse la part belle aux images. Visuellement, c’est un album très marquant, où on se retrouve totalement immergé dans des grandes images en pleine page. L’album est construit de manière presque cinématographique avec des cadrages variés et des jeux d’ombres. Le travail sur les couleurs (quatre couleurs uniquement : bleu, corail, noir et blanc) et sur les contrastes est absolument incroyable. On sent que chaque détail a été travaillé, que rien n’a été laissé au hasard pour accompagner ce combat d’un homme brisé pour se relever.
Le corps d’Eugène est très présent dans cet album : ses jambes devant les barbelés des tranchées ou face aux gratte-ciel de New-York, un gros plan sur son torse lorsqu’il se décide à remonter sur le ring et ses yeux, surtout ses yeux. L’auteur nous fait plonger dans les yeux d’Eugène à trois périodes clés de son histoire : dans le regard innocent du bleu arrivant dans les tranchées, dans le regard terrifié de l’homme se réveillant au pavillon des têtes cassées, puis dans le regard serein et volontaire de l’indestructible boxeur. Ce regard vous hantera longtemps.

Plume et griffe

Plume et griffe
Marta Palazzesi, Ambra Garlaschelli (ill.)
Traduit (italien) par Nathalie Nédélec-Courtès
Seuil, 2024

Mosaique fantastique

Par Anne-Marie Mercier

Comme on le sait, depuis le temps que des gens écrivent, l’originalité vient souvent du recyclage d’éléments anciens et d’un nouvel agencement. Ce livre en est une parfaite illustration. Prenez des orphelins, un garçon et une fille, donnez-leur à chacun un pouvoir différent ; ajoutez un petit brigand astucieux, un château hanté, un incendie, un cirque, un couvent dont la mère supérieure cache un secret, des métamorphoses animales, une malédiction… secouez le tout, placez votre intrigue en Espagne, à Valence, au début du siècle dernier (1904), mettez-y du talent, du suspense, de l’émotion, et ça donne un tout cohérent et captivant.
Ajoutez une mise en forme originale et ancienne à la fois : des illustrations superbes en noir et blanc où les blancs sont lumineux et les noirs d’encre, adoptez une mise en page qui place le texte dans un cadre de feuillages noirs, noircissant ainsi la tranche du livre, mettez de l’or sur le lettrage du titre, et c’est à la fois sombre et beau. Cela rappelle l’esthétique de Jonathan Strange et Mr Norrell (pour adultes, prix Hugo et prix Locus solus 2005) que la BBC a mis en images (« Why is there no more magic done in England? »). Eh bien ici il y a de la magie en Espagne (enfin, il y en avait en 1904).
En un mot, les aventures d’Amparo alias Plume, qui se transforme à l’aube en faucon, et de Tomàs, ou Griffe, qui devient panthère au crépuscule, sont pleines de surprises. Si Amparo sait à peu près qui sont ses parents, Tomàs l’ignore. L’un et l’autre cherchent à comprendre d’où vient leur pouvoir et s’ils sont seuls dans ce cas. Ils enquêtent comme des détectives, avec l’aide de l’efficace Pepe qui fait le lien entre eux et les sort de bien des difficultés.
Leur quête passera par des endroits divers jusqu’à les mener dans le château en ruines d’où tout est parti. Chacun s’accroche à des bribes de souvenirs qui prennent peu à peu forme ; on trouve ici des échos intéressants du Pays où l’on n’arrive jamais (présenté par Marc Soriano comme « la contamination du roman policier et du conte de fée »). Le processus de reconstruction du passé par une mémoire fragmentée n’est pas la moindre des aventures dont ce roman ne manque pas.

Missak et Mélinée – Une histoire de l’affiche rouge

Missak et Mélinée – Une histoire de l’affiche rouge
Elise Fontenaille
Rouergue doado 2024

Prose pour se souvenir

Par Michel Driol

80 ans après l’exécution de Missak Manouchian, au moment de son entrée au Panthéon, Elise Fontenaille rend hommage, non seulement à Missak et Mélinée, mais aussi aux 23 fusillés du 21 février 1944, et, plus largement, à tous les résistants, dans un texte qui mêle subtilement fiction et documentaire biographique.

Le réel, il est bien là, dans le récit de la vie de Missak Manouchian, de son enfance marquée par le génocide arménien, qui fait qu’il se retrouve vite seul avec son frère ainé, dans un orphelinat syrien où il apprend le français et découvre la poésie. Puis c’est l’arrivée à Paris, où il devient un poète et intellectuel arménien, engagé, communiste, rêvant de retourner à Erevan. C’est enfin la guerre, l’entrée dans la Résistance où ses qualités humaines le conduisent à diriger le groupe FTP-MOI, constitué de résistants communistes d’origine étrangère. Le réel, c’est aussi l’histoire individuelle de quelques-uns des 23, c’est aussi la reproduction des lettres qu’ils écrivent à leurs proches, c’est aussi le récit de leur exécution documenté par le prêtre qui y assista, ainsi que par les trois photos prises par un soldat allemand. Le réel, c’est enfin la vie de Mélinée, les circonstances de l’écriture du poème d’Aragon, de sa mise en musique par Léo Ferré… et sa censure, à l’ORTF, jusqu’en 1982…

La fiction, elle est là, avec d’abord le récit (fantastique) qui encadre l’histoire de Missak et Mélinée. Récit dans lequel un adolescent, Jibril, marchant devant la fresque murale d’Artof Popof représentant Manouchian, est accueilli par Hermine qui lui offre à manger dans son restaurant arménien. C’est Hermine qui raconte ensuite l’histoire, explicitant les détails de la fresque. Mais le lendemain, le restaurant n’est qu’un rideau de fer rouillé… La fiction, elle est aussi là dans les dialogues, dans la construction littéraire des personnages de ce roman historique, afin de rendre plus sensibles les valeurs qu’ils incarnent, jusqu’à en mourir : le gout de la liberté, de la fraternité, le gout du beau et de la poésie, le refus de toutes les oppressions et de toute xénophobie.

En assumant aussi bien la dimension réaliste que la nécessité de la fiction, le texte sait s’adresser à des adolescents d’aujourd’hui en adoptant une grande variété de styles en fonction des époques relatées. L’enthousiasme de la jeunesse, ses aspirations, marqués par des phrases exclamatives, pleines de vie, entrecoupées de poèmes bien choisis de Villon, Hugo, Baudelaire… Puis la guerre, les actes de résistance, relatés en des phrases plus sobres, comme une façon de constater, de dire sans effet de style le courage et les dangers, puis de raconter, sans emphase, sans pathos, l’exécution des 23 résistants. A ce moment-là, la poésie a disparu, pour revenir à la fin avec le poème d’Aragon.

Texte essentiel pour l’autrice qui explicite les raisons très familiales qu’elle a eu à l’écrire, elle qui est issue d’une famille de résistants. Par-là, le texte assume bien toute une fonction de la littérature, de jeunesse en particulier – qui est celle de la transmission. Transmission d’une génération à une autre, transmission qui passe par les mots. Et ce n’est pas pour rien qu’on trouve la figure d’Hermine comme passeuse qui raconte cette histoire, dans une véritable mise en abyme, et que Jibril à son tour se met à écrire.

Faut-il enfin souligner l’actualité et la nécessité de ce texte, en ce début 2024, au-delà des effets d’anniversaire, dire à quel point il montre bien que ceux que l’affiche rouge présentait comme des terroristes étrangers étaient en fait plus français que bien d’autres, en ayant épousé les valeurs qui nous font vivre ensemble ? On laissera à Missak la conclusion de cette chronique :

Vous avez hérité de la nationalité française. Nous, nous l’avons méritée…

L’Héritage de Judith Blackwood

L’Héritage de Judith Blackwood
Nathalie Somers
Didier jeunesse, 2023

Échec et polar

Par Anne-Marie Mercier

Roman victorien inspiré de Jane Austen montrant la difficile situation des jeunes filles sans fortune ? Remake du Petit Lord, dans lequel un orphelin – ici une orpheline,, les temps changent –  arrive à se faire reconnaitre par un ancêtre bourru et riche qui avait déshérité ses parents ? Le roman est un peu tout cela dans un premier temps, peinant parfois à se démarquer de ses grands modèles, mais excellant dans la description d’architectures du temps.
Il s’en émancipe rapidement pour devenir un intéressant roman policier, parfois un thriller dans lequel le morts s’accumulent : qui a tué l’irascible grand-père de Judith ? qui cherche à la faire accuser ? qui tue successivement ceux qui vivent sous le même toit qu’elle ? Enfin, pourquoi hérite-t-elle d’un échiquier avec une partie en cours avec l’interdiction de déplacer les pièces ?

Les joueurs d’échec et les amateurs de stratégies se régaleront; ceux qui n’ont pas joué aux échecs depuis longtemps prendront une furieuse envie de s’y remettre…

La Saison des disparus

La Saison des disparus
Matthieu Sylvander
L’école des loisirs (médium), 2023

Flon-flons et enlèvements

Par Anne-Marie Mercier

Ce gros roman commence comme un pastiche savoureux de Jane Austen, très à l’honneur en ce moment, notamment avec de nouvelles adaptations de ses œuvres par la BBC, déclinées en mini séries (Raison et sentiments, Orgueil et préjugés…).
Donc le roman présente les ingrédients indispensables à cette atmosphère : deux sœurs, venant de la province, découvrent la bonne société londonienne au cours de la « saison », le temps des bals où les jeunes filles sont présentées à des jeunes gens fortunés, en espérant qu’elles feront un beau mariage. La critique sociale est allègre, souvent pimentée par des personnages secondaires qui font sourire : ici, les parents, la tante chaperon, un pasteur qui cherche l’âme sœur…

Ici le miracle arrive très vite (l’ainée rencontre le jeune home parfait, riche et amoureux), afin de couper court aux essayages de robes et autres futilités pour laisser place à l’aventure : la cadette, qui a fait la connaissance d’un jeune journaliste famélique enquête avec lui sur des disparitions mystérieuses d’enfants. Elles se sont produites dans un temps long et sur un espace géographique large. Des indices leur font penser que des enfants de Londres seront les prochaines victimes : on embarque avec les deux jeunes gens, accompagnés de l’ainée et de son soupirant, et de l’ami du soupirant (intéressé lui aussi par la cadette). Interrogatoires, enquête, cavalcades, enlèvement, poursuites… tout est là pour croiser le roman sentimental avec le roman d’aventures.

Dans la gueule du loup

Dans la gueule du loup
Michal Morpurgo – Barroux (illustrations)
Gallimard Jeunesse 2018

Le Partisan

Par Michel Driol

On vient de fêter les 90 ans de Francis au village du Pouget. Durant la nuit, rythmée par les hululements d’un petit-duc et les coups d’une cloche fêlée, il se remémore sa vie. Ses rapports avec son jeune frère, qui, au début de la seconde guerre mondiale, s’engage dans la Royal Air Force, et meurt dans un accident d’avion. Sa décision alors, lui le pacifiste, objecteur de conscience, de s’engager contre ses convictions, et de se jeter dans la gueule du loup comme espion britannique, résistant en France occupée.

Une histoire vraie, dit le sous-titre. L’histoire de Francis et Pieter Cammaerts, les deux oncles maternels de l’auteur. C’est dire ce que représente ce récit pour son auteur, sans doute le plus personnel qu’il ait écrit. Sa réussite tient à la façon dont il retrace la vie de son oncle, à la première personne, comme s’identifiant à lui qui revoit les épisodes importants de sa vie défiler.  La sobriété et la pudeur du récit n’excluent pas la sensibilité et émotion, en particulier parce que Francis s’adresse chapitre après chapitre à son père, à Pieter, ou à ses autres compagnons de lutte, d’autres résistants et résistantes qui parfois ont payé de leur vie leur engagement. Il s’étonne d’être parvenu à 90 ans et leur rend hommage, incluant dans cet hommage les plus anonymes, en particulier les femmes. Ce dispositif narratif qui mêle le passé et le présent, les vivants et les morts, est d’une grande force et contribue à donner de l’épaisseur humaine au héros. Tout autant que la précision des souvenirs, des actions conduites par Francis, ce qui frappe ce sont les valeurs qui animent ses engagements. Valeurs humanistes, courage, amour : le roman fait le portrait en action d’un héros de notre temps, d’un enseignant, d’un pacifiste convaincu qui se jette dans l’action clandestine afin que la mort de son frère ne soit pas inutile.

Les illustrations de Barroux, « avec [ses] propres armes, la ligne et la lumière », du noir, du blanc et du gris, donnent une réelle intensité dramatique aux scènes représentées, mais se concentrent aussi sur les visages, les joies, les peurs, les angoisses.

Un cahier documentaire, illustré des photographies des personnages, complète le récit.

Un récit particulièrement émouvant dans sa simplicité, pour rendre hommage à la vie d’un héros de la Seconde Guerre mondiale, le replacer dans son milieu familial, qui est aussi celui de l’auteur, à travers ses identités successives de frère, père, professeur et espion, et permettant à tous de comprendre aujourd’hui ce que signifie le verbe « résister ».

La Course dans les nuages

La Course dans les nuages
Thibault Vermot
Sarbacane (‘Exprim’), 2022

Au-dessus de l’apocalypse

Par Anne-Marie Mercier

Salomé, la jeune héroïne du roman, belle figure d’orpheline résiliente, est aviatrice et relève un défi qui doit la conduire de Paris à Puerto-Montt (en Patagonie chilienne).  L’histoire se situe en 1938, après la mort de Mermoz, un peu avant celle de Saint Exupéry, et après la fin de la grande aventure de l’Aéropostale qui a donné un cadre à certains de leurs exploits. Salomé part au-delà des Andes pour gagner de vitesse un aviateur anglais dont on apprendra qu’il est lié avec les nazis, et pour venir en aide aux habitants de cette région, touchés par un gigantesque tremblement de terre. Elle est accompagnée par Edgar, journaliste débutant, dont la maladresse et l’ignorance fournissent de beaux moments de comédie.
L’aventure, précédée de longs préparatifs, ne commence qu’à la moitié du roman. Auparavant, on aura assisté à la rencontre entre les deux héros, exploré avec Edgar le travail de journaliste et avec Salomé l’histoire de l’aviation. Tout cela est fort intéressant mais la nature du roman change radicalement après le décollage : aux aléas de la traversée s’ajoutent des épisodes de combat, d’espionnage, de complot ; de beaux cauchemars ponctuent les rares moment de sommeil des pilotes. Enfin, leur arrivée dans une ville dévastée dans laquelle ne restent que des enfants (trop lents pour fuir avec les adultes qui les ont abandonnés) tient des meilleurs récits d’apocalypse.
Décidément, Thibault Vermot, après le beau Fraternidad, est à l’aise dans de nombreux genres et sait créer des héros, fragiles et résistants, très attachants.

 

Si je dois te trahir

Si je dois te trahir
Ruta Sepetys
Gallimard Jeunesse 2023

Bucarest, automne 1989

Par Michel Driol

A 17 ans, le narrateur, Cristian, rêve de devenir écrivain. Il vit dans un petit appartement de Bucarest avec ses parents, sa sœur ainée, et son grand-père, malade. Lorsque la Securitate le convoque, il se voit contraint d’espionner le fils d’un diplomate américain en échange de médicaments pour son grand-père. C’est à ce moment qu’il tombe amoureux de Liliana. Et peu après la radio clandestine annonce la chute du mur de Berlin.

Fortement ancré dans cet automne 1989, le roman montre ce qu’a été la vie des Roumains sous Ceausescu. C’est d’abord le réalisme des nombreux détails qui frappe, depuis la lutte contre les chiens affamés, redevenus sauvages, jusqu’aux queues interminables pour n’obtenir qu’un petit oignon ou une boite de conserves périmée, sans parler de la corruption généralisée. Et l’atmosphère de surveillance générale, où chacun peut être un informateur, un délateur, où les appartements sont truffés de micros, où l’on parle bas. Tout ceci repose sur un minutieux travail d’enquête de l’autrice, qu’elle évoque en postface, mais est surtout très bien porté par le récit qu’en fait Cristian. Ce narrateur, épris de liberté, qui peut bénéficier d’informations venues de l’Ouest, découvre petit à petit la réalité, comment le pays vit dans un mensonge généralisé, ignore tout du monde extérieur. La première partie du roman montre, de l’intérieur, ce que peut être la vie – ou la survie – sous une dictature, comment chacun s’y méfie de l’autre, y compris dans la famille. En ce qui concerne la famille de Cristian, l’autrice choisit de la constituer d’un grand père contestataire, intellectuel, résistant avec humour, une mère épuisée à la tâche, un père mutique, et une sœur ouvrière dans une usine de textile, bonne couturière. L’épilogue, 20 ans après, lorsque le narrateur peut consulter le dossier de sa famille, révèle une réalité assez différente. Les uns et les autres ont fait des choix, les ont gardé secrets, dans l’espoir d’une vie meilleure pour tous. La seconde partie du roman (bien qu’il ne soit pas découpé en parties, mais en courts chapitres) est consacrée à la fin décembre 1989, lorsque le héros entend parler des événements de Timisoara, et qu’il participe à une manifestation monstre à Bucarest. Se mêlent dans ces pages un souffle épique lié à la prise de conscience de la force de la foule mais aussi une vision tragique du monde : le danger est là, la torture, la mort qui n’épargne pas les proches du narrateur. Le récit entraine alors dans une prison sordide, un hôpital débordé. Quel prix faut-il payer pour la liberté ? Le roman ne se clôt pas par un happy end facile, une victoire du peuple, des lendemains qui chantent et enchantent, mais il laisse le narrateur vingt ans plus tard, dans un entre deux, entre sa réussite professionnelle relative et la culpabilité dont il ne parvient pas à se débarrasser, attendant toujours les réponses aux nombreuses questions qu’il n’arrête pas de se poser.

Ce roman de 350 pages se lit d’un trait, tant il est porté par un véritable souffle romanesque et une tension digne d’un thriller dans lequel on se demande comment le héros-victime va pouvoir échapper aux mécanismes capables de le broyer. Le récit de Cristian est entrecoupé de quelques rapports d’informateurs, ou rapports officiels, écrits dans une langue d’une sécheresse glaçante, qui à la fois apportent un contrepoint au récit et montrent à quel point Cristian se trompe lorsqu’il croit être maitre de la situation, procédé qui entretient la dynamique de lecture autant qu’il reflète la surveillance incessante qu’ont connue les Roumains.

Les bons romans historiques ont un gros avantage par rapport au documentaire. Ils donnent vie à des êtres auxquels on peut s’identifier, ils peuvent parler des sentiments, de l’état d’esprit, et les rendre sensibles. La force de ce roman est d’avoir su placer son récit au sein même de la population, et l’autrice réussit à (re)donner la parole à un peuple opprimé, à faire entendre sa voix et son aspiration à la liberté, loin de la terreur dans laquelle il vit.  Comment vivre entre peurs et espoirs, mensonges et chantages, silence et confidences, peuple enchainé et affamé et élites avides et sans scrupules ? Ces questions nous concernent aussi.

La Malinche

La Malinche
Elise Fontenaille
Rouergue 2022

Oh, Maldición de Malinche, enfermedad del presente ¿Cuándo dejarás mi tierra cuando harás libre a mi gente?*

Par Michel Driol

L’histoire a retenu le nom d’Herman Cortez, qui conquit le Mexique. Elise Fontenaille choisit de raconter l’histoire d’une Indienne Nahua aux noms multiples, La Malinche, Doña Marina, la Malintzin. Traductrice, elle fut aussi bien plus que cela aux cotés de Cortez, à qui elle donna un fils, Martin. Sans elle, Cortez n’aurait jamais pu, sans doute, conquérir le Mexique. Pratiquement inconnue en France, elle est un véritable mythe au Mexique, mythe ambigu, car on la considère à la fois comme la fondatrice de la population mexicaine et celle qui l’a trahie. Elise Fontenaille entend réhabiliter cette figure féministe.

Pour cela, elle choisit comme narrateur un jeune Espagnol, le plus jeune membre de l’expédition de Cortez, amoureux transi de la Malinche. En quelques scènes, courtes, vivantes, il raconte les principaux épisodes de sa vie, retranscrit ses souvenirs d’enfance, et évoque son rôle de fidèle conseillère  fidèle auprès de Cortez. Elle adjoint à ce narrateur un compagnon, capable de dessiner et d’écrire un codex, à la façon des peuples d’Amérique du Sud. Ce roman historique, poétique, empreint d’une certaine mélancolie, nous projette il y a un demi-millénaire, à une époque et en un lieu particulièrement violents . Il donne vie aux coutumes aztèques (sans omettre le rôle des sacrifices humains en particulier), décrit leur organisation sociale, et n’occulte pas l’appât de l’or et les massacres commis par les Espagnols. Le récit se découpe en courts chapitres, qui sont comme autant de vignettes, d’éclairages sur un épisode particulier et donnent à voir une femme séduisante, diplomate, douée pour les langues, dotée aussi bien de qualités liées à l’intelligence qu’au cœur.  Une véritable héroïne, un véritable type de femme forte qui ne doit sa survie qu’à ses aptitudes, victime de nombreuses trahisons, aussi bien de sa propre famille que de Cortez, mais toujours digne et debout. Le roman se termine avec la disparition mystérieuse de la Malinche comme une ouverture vers l’univers du mythe, de la légende ou du conte.

Un roman historique dont l’écriture sensible réhabilite une figure peu connue en France, et en fait un personnage fascinant et iconique.

* Oh, Malédiction de Malinche,
maladie du présent
Quand quitteras-tu ma terre
quand libéreras-tu les miens ?

Dernier couplet d’une chanson d’Amparo Ochoa