Moitié moitié

Moitié moitié
Henri Meunier, Nathalie Choux
Rouergue, 2023

Sirène aux yeux de merlan

Par Anne-Marie Mercier

« pour moi le monde est divisé en deux »
Cette variation poétique sur le binaire et sur le mot « moitié », partant des contraires (beau/laid), glisse jusqu’à la question de l’hybridité et pose peu à peu un cadre surprenant : la narratrice est mi femme-mi poisson. Mais elle n’est pas une sirène mais une «rènesi», car ses moitiés sont inversées. Elle a des jambes humaines, une tête de poisson.

 

« Le destin facétieux,
S’est voulu plus moderne ;
À l’heure des musiques urbaines,
De la mode du verlan,
Il s’est mis en devoir de me faire à l’envers. »

Développant les situations absurdes, le motif de la sirène et plus généralement celui des chimères (minotaures sont ses parents, son oncle est un centaure), l’album les bouleverse et les poétise avec humour. Il évoque aussi le malaise né de la différence et de l’inadaptation au monde. La leçon, tirée d’un poème de Guillevic est belle :

« Quand rien
Ne chante pour toi,

Chante toi
Toi-même »

Elle nous livre aussi le sens de cette figure hybride. Les illustrations jouent avec le thème avec justesse,mêlant juxtapositions et transparences. Elles épousent le ton bienveillant du texte ; la moitié humaine est représentée avec les rondeurs de l’enfance, genoux roses et potelés, petites fesses rondes, orteils dodus, tandis que la moitié poisson, grise, garde sa moue de bête. La narratrice évolue dans un monde sommaire proche du lecteur : piscine ou s’ébattent des enfants (entiers), terrasse de café, flaques… L’évocation des « pierres fraternelles » de Guillevic dans la dédicace placée en tête d’album relie le texte à l’éloge du minuscule et de l’élémentaire tandis que la question du reflet et du double ouvre vers le vertige.

 

Mingus

Mingus
Keto von Waberer
Traduit (allemand) par Jaqueline Chambon
Rouergue (epik), 2015

Pouvoir animal

par Anne-Marie Mercier

MingusUn monde futur sans animaux, dominé par un «  Präsi » éternel qui se dégrade de clonage en clonage (souvenir de Jodorowski et Moebius ?) et par une aristocratie qui profite de la misère du peuple ; un savant fou (mais peut-être pas tant que cela), sa créature (une chimère, mi homme-mi lion) et sa captive et future victime (une belle aristo qui tomera bien sûr amoureuse de l’homme lion), une secte masculine, une autre féminine, des religions, des guerres, un trésor enfoui, des poursuites… Il y a une multitude d’ingrédients dans ce roman, et des personnages secondaires attachants et originaux mais son charme principal réside dans le personnage de la chimère, Mingus, dans son langage, dans les chapitres où il prend le rôle du narrateur, et dans son évolution : Mingus grandit, apprend, comprend, et sent. Sa voix porte le récit et lui donne une allure particulière, à la fois naïve et brutale.

Fille des chimères (la marque des anges, 1)

Fille des chimères (la marque des anges, 1)
Laini Taylor
traduit (anglais-USA) par Anne Krief
Gallimard jeunesse (grand format), 2012

Ange ou démon ?

Par Anne-Marie Mercier

filledeschimeresCe roman est une belle surprise à l’heure où tant de récits proposant des anges et des démons encombrent la production pour adolescents et jeunes adultes. Le cadre tout d’abord se permet des fantaisies : Prague où se déroule l’essentiel de l’intrigue, une Prague à la fois pittoresque et réaliste (l’héroïne y est étudiante en art, fréquente des cafés gothiques, arpente les rues et les places), Marrakech ou d’autres endroits plus lointains comme le nord canadien sont des étapes évidemment contrastées et mystérieuses. La fin du roman invente un autre univers, un monde parallèle nocturne et inquiétant, où anges et démons se livrent une guerre sanglante.

L’intrigue est elle aussi très bien construite et l’on découvre très progressivement les personnages et les enjeux : Karou, dont le nom signifie « espoir », a une vie secrète dans la maison de créatures étranges, des « chimères », mi-animales mi-humaines, qui l’ont élevée ; elle est quant à elle d’apparence totalement humaine, en dehors de ses cheveux bleus, et ignore ses origines. Elle ne les découvre qu’à la fin d’un long parcours où elle résout le mystère des activités de Sulfure, son tuteur aux cornes de bélier, marchand de vœux. Sa curiosité provoque la catastrophe qui  le perd, la plonge dans la solitude et la culpabilité et menace de tout détruire.

Le roman recycle de grands mythes, mythes bibliques comme le combat des anges et des démons (ici, les chimères), ou les portes marquées par un signe qui donne vie ou mort, le mythe faustien de la connaissance et du pouvoir sur la vie et la mort. Il s’achève avec l’histoire de l’origine de l’héroïne dans une belle histoire fantastique d’amour et de mort, de trahisons et de résurrections pour s’ouvrir sur une suite qui se déroulera dans l’autre monde.

Le roman a été sélectionné dans la liste des meilleurs livres pour la jeunesse à sa parution par le New York Times, Publishers Weekly et Kirkus Reviews.