La Maison sous la maison

La Maison sous la maison
Émilie Chazerand
Sarbacane, 2023

L’espace infini de l’imaginaire

Par Anne-Marie Mercier

L’album Un Oiseau juste là m’avait charmée par son originalité, tant par son sujet que par l’illustration. La Maison sous la maison, gros roman (plus de 380 pages), prouve que le talent et l’inventivité d’Émilie Chazerand ont bien des facettes. Elle s’attaque ici au thème très riche de la maison aux dimension quasi infinies et ouvrant sur d’autres mondes (comme les maisons de Claude Ponti, celle de Coraline de Neil Gaiman, de L’Autre de Pierre Bottero, ou La Maison sans pareil d’Elliot Skell à propos de laquelle, dans ma chronique, je développais un peu cette question). Sa maison est double : il y en a une autre sous la maison, ce qui fait qu’on parle de « la maisonS ». Enfin, la maison souterraine semble à son tour ouvrir sur un monde immense.
A l’origine de l’histoire, il y a le désir d’une vieille femme qui souhaite donner sa maison et son jardin à des personnes capables de les aimer. La famille d’Albertine est l’heureuse élue; elle est composée avec elle de sa mère, de son frère ainé et de son petit frère encore bébé – les trois enfants sont de pères et de couleurs différents, Albertine ne connait pas le sien. On devine vite qu’elle n’a pas été choisie par hasard : Albertine elle-même est une «élue». Elle parle avec les plantes, et celles-ci lui répondent.
Le jardin comme la maison l’accueillent et lui livrent leurs secrets. Parmi tous ces secrets, outre ceux que livrent les myosotis (pour se souvenir ou pour oublier) ou les marguerites (pour devenir invisible), il y a le mystère de l’autre maison, sous la maisonS. On y accède par la cave, en passant par un congélateur hors service. Albertine découvre une amie, nommée Merle, la famille de celle-ci, des animaux fantastiques (par exemple, une limace géante qui s’appelle Marie-Christine – dans ce monde les humains ont des noms d’oiseaux), et surtout elle découvre de quelle mission elle est investie : elle est la Grande Intermédiaire chargée de faire le lien entre la Nature, le monde souterrain qui la sert, et les hommes du dessus afin de prévenir les désastres que leur bêtise ne peut manquer de susciter. Tâche écrasante. Elle ne s’en sortira pas mal pourtant, et à peu de frais. L’intrigue s’affranchit ainsi de trop de sérieux et galope d’aventure en aventure, de bourde en bourde et multiplie les rebondissements jusqu’à une fin intelligente, pas trop déceptive mais pas trop facile non plus.
L’aspect passionnant du roman, sa vivacité, sa poésie et son joli style, fait d’un mélange très réussi de simplicité, de néologismes et de trouvailles poétiques, est doublé par son inscription dans le genre de l’utopie. Le monde souterrain est un proche de la perfection. Certes, il manque de couleurs, d’air, de vent, d’oiseaux mais les relations entre les êtres sont harmonieuses. Il n’y a pas de césure entre les genres humain, animal ou végétal, tous communiquent et ont les mêmes droits (bien évidemment on y est végétarien). Les décisions sont prises en Conseil, chacun peut être entendu et se racheter si besoin. Bien sûr il y a les fameux « Ho-la-la » qu’il ne faut pas enfreindre (parmi eux : arracher une plante sans son consentement, maltraiter un animal, être désagréable avec quelqu’un, quitter le sous-monde sans autorisation, faire venir un habitant du monde d’en haut sans autorisation, laisser couler l’eau du robinet pendant qu’on se lave les dents…). Comme dans toute utopie, la perfection a son revers : c’est un monde clos qui, pour se protéger, refuse qu’on y entre ou qu’on en sorte, ce qui provoque de multiples péripéties et parfois des drames sans solution.
Albertine, petite fille de père inconnu, pauvre, rousse en plus, maltraitée au collège, se trouve tout-à-coup investie de pouvoirs et de responsabilités nouvelles. Cela pourrait l’écraser mais elle découvre au même moment l’amitié et prend confiance en elle-même. Elle renoue aussi un beau lien avec son frère – lien qui sera brisé par les myosotis (vous suivez ?).
Utopie imparfaite, pouvoir éphémère, rien n’est parfait. Sauf peut-être, dans son genre, ce roman ?

La Vie commence en sixième, t. 1 : Catarina

La Vie commence en sixième, t. 1 : Catarina
Alice Butaud
Gallimard jeunesse, 2023

La bande des Thons et le chapeau magique

Par Anne-Marie Mercier

Alice Butaud, ou son héroïne, est très honnête : dès la première page elle nous dit que ce livre ne sera pas un mode d’emploi pour l’entrée en sixième et qu’il évoquera peu le sujet de la vie scolaire. Dommage que le titre le soit moins, mais comme c’est une série, on suppose que les lecteurs des volumes suivants seront attirés par les qualités intrinsèques de ces petits romans illustrés : chaque chapitre est illustré d’une vignette de Lisa Chetteau, elles sont parfaites pour attirer les lecteurs hésitants dans la mesure où elles introduisent, en liaison avec le titre du chapitre, à chaque étape une petite énigme à décrypter.
C’est drôle, inventif (les descriptions des affres des parents de jeunes enfants sont tragi-comiques, comme les scènes dans une maison de retraite). On y trouve un zeste de magie, beaucoup de problématiques sur l’amitié, un peu d’amour, un intérêt pour les jeunes migrants (l’héroïne est amoureuse d’un jeune afghan qui est dans la même classe qu’elle).
En résumé, Catarina, qui entre en sixième estime que ses parents doivent lui accorder un peu d’indépendance, une vie « privée » (donc la possibilité de ne pas tout leur dire) et un téléphone portable. Elle négocie, argumente, triche un peu (mais pas trop). Elle lutte pas à pas en tentant de capter leur attention trop accaparée par son petit frère, un bébé hurleur. Elle a au collège des ennemis et des amis. Esther, Idrissa, Pablo et Manon, forment avec elle un groupe avec un nom (« la bande des Thons »), un lieu de rendez-vous, un mot de passe, etc. Cependant, le roman de relève pas du genre policier mais plutôt du fantastique humoristique : Catarina obtient un objet magique, un chapeau (merci, Harry Potter) qui lui permet de comprendre le langage des bébés. Cet objet, porté par d’autres, aura d’autres pouvoirs, ce qui risque d’alimenter une longue série.

Un éléphant dans un chapeau

Un éléphant dans un chapeau
Véronique Foz – Illustration Barroux
Møtus 2023

Papaoutai

Par Michel Driol

Pierrot rêve de devenir magicien dans un cirque. En se concentrant très fort, il parvient à faire apparaitre un coquillage, une souris dans la salle de classe. Quand il était petit son papa lui montrait des tours de magie jusqu’au jour où il a disparu. Dès lors, Pierrot n’a plus qu’une obsession : le faire réapparaitre. Mais la vraie magie existe-telle ou tout n’est-il que truc ? Sa sœur refuse de croire à ses pouvoirs, même quand il fait apparaitre un chat, un perroquet. Mais quand il fait apparaitre un éléphant dans la rue, c’est une autre histoire…

Drôle de titre qui cache une histoire pleine de délicatesse et de tendresse, racontée par un enfant à la fois naïf dans sa découverte du monde, et déterminé. Parler des pères absents, des familles monoparentales, avec autant de gravité que de légèreté, tel est le paradoxe de cet album qui révèle progressivement l’idée fixe de Pierrot, montre ses efforts désespérés de faire réapparaitre celui qui lui manque tant. Attachant, Pierrot l’est dans sa souffrance non dite, dans sa difficulté à être pris au sérieux dans sa famille, par sa sœur rationaliste, lui qui vit dans un imaginaire dont l’album dit les pouvoirs et la magie. L’une des grandes qualités du texte est d’être écrit, dans ses premières pages, au plus que parfait, temps rarement utilisé dans les albums jeunesse, ce qui introduit une distance entre le présent de la narration et un passé achevé. Puis on trouve de nombreux imparfaits, marquant l’habitude de Pierrot ou la durée du temps qui passe. Cet usage particulièrement riche et complexe des temps contribue à donner de l’épaisseur au personnage, à le construire justement dans le temps et pas seulement dans un présent qui finit par advenir, mais au bout d’un long processus, d’essais et d’erreurs, bref, d’un apprentissage. C’est cette question du temps que l’on trouve encore dans les propos finaux inachevés de la sœur « La prochaine fois… », dévoilant ainsi que les deux enfants partagent le même désir implicite, inavoué.  Ce texte fort est illustré avec brio par Barroux. Des dessins à l’encre noire, légèrement rehaussés de deux couleurs. D’une part des jaunes ou des ocres pour les décors, ou les autres personnages. D’autre part une utilisation bien particulière du rouge, rouge du cœur de Pierrot, rouge du mouchoir magique, rouge de l’avion ou du perroquet qui apparaissent, rouge aussi du pull du père. Ce rouge constitue comme un fil graphique reliant ces éléments propres à l’imaginaire de l’enfant. C’est par une autre technique que les derniers exploits de l’enfant sont montrés : à partir de collages utilisant des plans d’architecture (où l’on peut lire façade, pignon…), comme pour dire qu’après l’ébauche des plans viendra la réalisation, le grand œuvre, la réapparition possible du père…

Tout cela est-il réel ? Est-il le fruit de coïncidences ? Faut-il croire aux pouvoirs de la magie ou à ceux de l’imaginaire ? Voilà un bel album qui agite ces questions pour parler, avec tact et sensibilité, du désir profond d’un enfant de revoir son père.

Le vieil Homme et les mouettes

Le vieil Homme et les mouettes
Rémi Courgeon – Rozenn Brécard
Seuil Jeunesse 2023

Martin, ou le souvenir d’enfance

Par Michel Driol

Enfant, le narrateur était fasciné par un pêcheur à pied, Martin Lenchanteur, suivi par une foule d’oiseaux de mer. Mais il n’osa jamais lui demander son secret. Devenu adulte, longtemps après la mort du mystérieux pêcheur, le narrateur rencontre son frère, qui lui explique tout.

Ce qui frappe d’abord dans l’écriture de cet album, c’est le ton de la confidence, peut-être autobiographique. Le narrateur, dont on découvre, en effet, à la fin, qu’il s’appelle Rémi, s’adresse à un lecteur pour partager avec lui le souvenir d’un homme qui l’a marqué enfant. Un original, solitaire, qui pêche et dont personne ne mange le fruit de la récolte. Un marginal, timide, vivant à l’écart, dont le nom sonne comme un paronyme de Merlin l’Enchanteur. Toute la première partie du récit le présente, épié par un gamin aux lunettes rouges, tantôt seul, tantôt au milieu d’une foule d’autres pêcheurs. C’est d’abord l’histoire d’un silence, d’une question non posée, de la fascination éprouvée par un enfant qui n’ose pas faire le premier pas et demander. Par crainte ? Par timidité ? Jusqu’à ce qu’il soit trop tard, et que l’homme meure. Sa longue silhouette s’est fondue dans les souvenirs flous d’une enfance qu’on croit avoir rêvée. Belle phrase que celle-ci, qui dit tout, avec poésie, avec simplicité,  du temps qui passe, de l’oubli, de la nostalgie de l’enfance. Cette phrase marque la fin de la première partie. Après une ellipse, on retrouve le narrateur adulte, confronté à un nouveau mystère. La cabane est ouverte, et habitée par un homme qui ressemble en tous points à Martin. Son frère, qui va, à son tour, raconter l’enfance de Martin et révéler la raison pour laquelle les mouettes le suivaient. Pourtant, lorsque le narrateur tente de faire la même chose, rien ne se passe, et il se trouve confronté au même mystère, au même secret, bien gardé par le Mont Saint Michel.

Sans doute cet album évoque-t-il deux enfances, celle du narrateur, puis celle de Martin. Pour autant, il évoque surtout le mystère de cette relation particulière aux oiseaux, relation dont on n’aura pas l’explication rationnelle car, en reproduisant les mêmes gestes, le narrateur n’arrive à rien.  C’est bien de là que provient la magie de l’album : il est des questions auxquelles on ne peut avoir de réponse. Cette magie, ce mystère sont renforcés par le décor féérique de la baie du Mont Saint Michel, magnifiquement représentée par Rozenn Brécard, dans des tons marron et bleu, laissant toute leur place au blanc et aux reflets. Ce qui frappe aussi dans cet album, c’est l’importance de la ligne horizontale qui sépare le ciel de la mer, ligne évoquée par la première phrase du texte, et presque toujours représentée dans les illustrations, comme une façon symbolique de séparer deux mondes, deux espaces que les oiseaux et Martin réunissent dans de superbes plans, comme une façon de montrer le statut à part de cet homme.

Un album plein de merveilleux pour évoquer le lien entre l’homme et les oiseaux, entre le naturel et le surnaturel, entre l’enfance et l’âge adulte,  en un lieu chargé d’histoire et de magie qu’est la baie du Mont Saint Michel, magnifiée ici tant par la poésie du texte que par la qualité des illustrations.

Dulcinée

Dulcinée
Ole Könnecke
L’école des loisirs, 2021

 Promenons-nous dans les bois…

Par Anne-Marie Mercier

Dulcinée (rien à voir avec don Quichotte) est une petite fille qui vit seule avec son père, près d’une forêt. Comme bien des contes, cela commence par une interdiction : ne pas aller dans la forêt car, dit-on, celle-ci est hantée par une sorcière. Mais cela dérape vite car Ole Könnecke ne se contente pas des vieilles recettes : c’est le père qui enfreint l’interdit ; il est transformé en arbre par la sorcière et la fillette doit le sauver avant qu’un bucheron ne fasse une terrible erreur… Elle y court, accompagnée par son canard…
Dessins simples et charmants, humour léger à toutes les pages, c’est un petit régal, avec tous les ingrédients du conte mais un peu bousculés : une sorcière qui transforme les gens à son gré (la fillette est menacée de devenir une flûte à bec), différents monstres, un grimoire magique, et au bout du conte une flopée de myrtilles.

 

Le Bouton magique du professeur Lapin

Le Bouton magique du professeur Lapin
Antonin Louchard
Seuil Jeunesse 2022

Ah ! la magie des livres !

Par Michel Driol

Dès la première page, le professeur Lapin souhaite la bienvenue au lecteur dans ce livre magique. Il lui suffit d’appuyer sur le bouton rouge pour obtenir tout ce dont il a rêvé. Une glace à la fraise, un cornet de frites, un dauphin… Mais lorsque le lecteur doit demander « un truc tellement extraordinaire » qu’il « n’imagine même pas pouvoir le commander à Noël », rien ne se passe, le bouton est cassé… Une fois réparé, on découvre qu’on est hélas arrivé à la fin du livre…

Antonin Louchard reprend ici son personnage récurrent de lapin. Devenu professeur, il est affublé d’une longue blouse blanche, de lunettes rondes, mais tient soigneusement son doudou à la main ! Dans des poses très expressives, il discourt depuis la plupart des pages de gauche tandis que les pages de droite sont occupées par le fameux bouton, très réaliste ! Le dialogue et le jeu conduits avec le lecteur ne manquent pas d’humour. Le sérieux du professeur Lapin contraste fort avec la légèreté des désirs qu’il suggère au lecteur. Quant au lecteur, il se voit manipulé, trompé, roulé  par ce drôle de professeur mentaliste, magicien ou charlatan pour son plus grand plaisir. Finalement, il n’y a pas de magie, on le savait bien. Juste un jeu, peut-être plus sérieux qu’il n’en a l’air, invitant à se méfier des beaux discours et des belles promesses. Mais ceci est une autre histoire !

Un album plein de charme pour dire à quel point la magie des livres peut opérer sur chacun !

Circé. Poèmes d’argile

Circé. Poèmes d’argile
Margaret Atwood
Bilingue anglais (Canada)/français; traduction de Christine Evain avec la participation de Bruno Doucey
Editions Bruno Doucey, 2021

L’épopée vue au féminin

Par Anne-Marie Mercier

C’est Circé qui parle. En magicienne qui sait les charmes elle est poète et connait le futur et le passé. Elle sait aussi l’éternelle histoire des hommes et des femmes, les arrivées, les découvertes, les départs, les retours et l’attente, les malentendus et les trahisons.

En mots simples, elle délivre sa version de l’histoire : les hommes transformés en animaux ? Ce n’est pas de sa faute :

 

« c’est arrivé
je n’ai rien dit, j’étais assise
et je regardais, c’est arrivé parce que je n’ai rien dit ».
Elle préfère ceux qui « ont de vrais visages et de vraies mains, [qui] ne se sentent pas tout à fait légitimes ».
Elle est la prêtresse des mots, extrayant ceux-ci de la terre, lettre à lettre, pour les donner aux humains suppliants.
Face à elle, Ulysse apparait comme l’homme qui demande tout et ne donne rien.
« Un jour tu es simplement apparu sur ton stupide bateau,
tes mains de meurtrier, ton corps désarticulé, brisé comme une épave,
[…] ton esprit, dis-tu
est comme tes mains, vide :

vide ne veut pas dire innocent. »

L’Odyssée est ainsi retournée : Ulysse n’est plus le héros de l’histoire, ou du moins c’est un héros mis à mal, mis en cause, magnifique et pitoyable. Il incarne une masculinité prédatrice et indifférente à ce qui n’est pas elle, l’argile étant à la fois la matière et la métaphore de ce qui satisfait son désir : malléable, soumise, fragile.

Cette édition des poèmes d’Atwood est proposée en édition bilingue. La traduction française est claire et fidèle. Entre les deux, on voit de manière évidente la différence des deux langues, l’anglais étant extrêmement concret, le français plus abstrait.
Le texte est percutant. On y entend le mâchonnement de Circé, la brutalité et la douceur de la rencontre. On y retrouve le rythme de l’épopée, mais cette fois pour porter la voix d’une femme.
La Préface de Murielle Szac, qui a publié plusieurs adaptations des mythes grecs dans une série d’ouvrages qualifiés de « feuilletons« , fixe bien les enjeux de cette prise de parole.

Le Jardin d’Abdul Gasazi

Le Jardin d’Abdul Gasazi
Chris Van Allsburg
Traduit (anglais) par Christiane Duchesne
D’Eux, 2016

Retour au Jardin d’Abdul

Par Anne-Marie Mercier

Premier ouvrage de Chris Van Allsburg, superbe auteur-illustrateur, l’un des meilleurs de la fin du XXe siècle, Le Jardin d’Abdul Gasazi a obtenu la médaille Caldecott d’honneur en 1980. C’était une première étape vers la reconnaissance qui suivit, avec la médaille Caldecott pour deux autres albums, Jumanji (1981) et Boreal express (1986). Mais presque tous ses albums auraient mérité des prix, tant ils sont originaux et beaux.

On retrouve dans cette première œuvre un travail du noir et blanc très particulier, proche de celui de Jumanji, des Mystères de Harris Burdick, de Zathura, etc. Le fantastique, plus encore que dans ses autres albums, est discret : le lecteur, se fiant à la couverture, s’attend à quelque chose de plus spectaculaire et son attente sera trompée, quoique… L’incertitude qui plane sur la réalité de la magie est prégnante. L’errance du jeune héros parti à la poursuite d’un chien, dans ce jardin mystérieux dont l’entrée est justement interdite aux chiens, est nimbée de mystère et pleine de suspens : le propriétaire, Abdul Gasazi, a inscrit sur sa porte, avec son nom, la mention « magicien à la retraite », et cette inscription joue pour le jeune Alan le rôle que la couverture a joué pour le lecteur. Quant à la chute, nul ne peut avoir la certitude qu’elle exclut ou non l’étrangeté. Comme dans L’Épave du zéphyr ou dans Boréal Express un indice, dans la dernière page laisse l’élucidation en suspens.
Feuilleter sur le site de l’éditeur.

C’est un beau cadeau que nous offrent les éditions D’Eux, basées au Canada : cet album, publié en 1982 par L’école des loisirs était épuisé. Il nous revient dans une belle édition, avec des lettres dorées sur la couverture et un ruban, de même couleur, qui permet de refermer ces mystères.

 

 

Crevette

Crevette
Elodie Shanta
La Pastèque, 2019

A l’école des sorciers/ de la vie

Par Anne-Marie Mercier

Une petite fille nommée Crevette est orpheline et pleure tout le temps : elle est seule dans sa petite maison des bois, malgré le fait que sa mère défunte lui parle depuis l’urne où sont placées ses cendres, et en plus on l’a refusée à l’examen d’entrée à l’école de sorcellerie, alors qu’elle voulait être sorcière comme sa mère.
Heureusement, elle est recueillie par des voisins un peu bizarres : Gamelle qui ressemble à un chat gris, Joseph le diablotin rouge, Mistigriffe le chat (un vrai, mais qui a été mordu par un vampire et a des petites ailes sur le dos). Gamelle l’aide à préparer son examen et à planter les graines de plantes à potions, Joseph est un peu moins présent (il travaille à l’extérieur – curieux comme ces êtres, mâles, non humains, ont des comportements genrés. Elle finit par intégrer l’école, viennent les cours (assez drôles), la rencontre de l’amie et de l’ami…
L’histoire est découpée en courts épisodes, ce qui donne à ce livre assez épais (114 pages, très aérées) beaucoup de lisibilité. Les dessins sont esquissés à gros traits et très simplement mis en couleurs, ce qui donne à l’ensemble une allure enfantine et maladroite (la dernière page laisse penser que c’est Crevette l’auteure).
L’ensemble est charmant et parfois un peu acide, souvent drôle : les cours de runes et de potions sont cocasses. Il propose une vision de toute sorte d’initiations à travers l’épreuve de la solitude et des différents stades du deuil, des examens qu’on réussit ou pas, de la jalousie, de l’amour, de la perte, mais aussi les pouvoirs de l’amitié et de l’entraide, et la nécessité de la confiance et du dialogue.

Le Silence du serpent blanc

Le Silence du serpent blanc
Arnaud Tiercelin
Le Muscadier 2019

Comme une transposition de la Flûte enchantée…

Par Michel Driol

Dans le pays de Thibault, le président s’est proclamé roi, et a imposé le silence à tous. Chacun n’a droit qu’à quelques mots, prononcés à voix basse, par jour. Cette règle s’impose à la maison, dans la rue, à l’école. Si cette loi n’est pas respectée, les militaires interviennent et emmènent les contrevenants on ne sait où. Depuis trois ans, Thibault est sans nouvelles de son père, disparu. Un beau jour Pamina arrive à l’école, et ne respecte pas la loi. Elle disparait, reparait, puis entraine Thibaut dans un univers musical et propose à tous les enfants de l’école de l’aider à rendre au pays sa liberté.

Publié dans la collection Rester Vivant, ce roman – lisible relativement tôt – aborde des problématiques actuelles graves dans notre société : la volonté du pouvoir de museler l’expression individuelle, la destitution des gouvernants, la dictature militaire, la désobéissance civile… Mais il le fait à hauteur d’enfant, car on s’identifie au narrateur, Thibault, à sa vie de famille avec ses deux petits frères,  à son désir de retrouver son père. Il le fait aussi en jouant sur différents genres romanesques : le roman d’aventure, bien sûr, aventures subies plutôt que souhaitées par le narrateur, le roman de critique sociale, proche de la dystopie, mais aussi, de façon plus surprenante, le roman merveilleux. Cette dimension est introduite par le personnage de Pamina, une fillette dotée de pouvoirs magiques lui permettant de franchir des passages secrets et d’entrainer le narrateur dans un univers musical bien loin de celui qu’il connait.

On note enfin la volonté de l’auteur de protéger d’une certaine façon les enfants à qui ce conte s’adresse. D’une part par l’explication donnée au comportement du roi – qu’on ne révélera pas ici, mais qui fournit une explication au titre.  Il s’agit de rassurer le lectorat enfant en occultant ce qu’il peut y avoir de machiavélique, d’antidémocratique ou de tyrannique  dans les décisions des hommes politiques, en nous donnant à lire un monde sans « méchant », où tous ne sont que des victimes innocentes…. D’autre part par le recours à la traditionnelle utilisation du rêve pour expliquer les phénomènes merveilleux ou fantastiques, ramenant ainsi tout ce conte au cauchemar d’un enfant . « Tout ceci n’était qu’une histoire», dit ainsi l’auteur, mettant en abyme sa propre pratique d’écriture, d’inventeur d’histoires.

Une fiction forte, portée par une écriture vive et rythmée, entrainante, qui pourra conduire à discuter de l’importance de la liberté d’expression et de création artistique dans notre société.