La Drôle De Vie de Bibow Bradley

La Drôle De Vie de Bibow Bradley
Axl Cendres
Sarbacane (Exprim’), 2012

Chienne de vie

Par Anne-Marie Mercier

ledroledeviedebibowDestiné aux grands adolescents (la collection Exprim’ s’est débarrassée du label de la loi de 1949 sur les productions pour la jeunesse), ce livre raconté à la première personne par le roi des tocards – qui devient à la fin un total clochard – est aussi drôle que tragique. Mal aimé, fils et arrière petit fils de ratés alcooliques, Bibow est engagé dans la guerre du Viet Nam. Par lassitude plus que par conviction, il massacre ses propres camarades, mais échappe au tribunal militaire car il est recruté par la CIA à cause de son talent particulier et exceptionnel, découvert au moment de son interrogatoire : il est incapable de ressentir la peur et est donc capable de tout et de n’importe quoi.

Dans cette histoire d’espion, c’est surtout le n’importe quoi qui domine, des opérations absurdes, en Amérique chez les Hippies ou en URSS, qui laissent toujours le roman en deçà de la réalité: celle-ci est représentée par les personnages de William Colby (directeur de la CIA de 1973 à 1976, il causa la mort de dizaines de milliers de personnes au Viet Nam) et de Richard Helms, son prédécesseur. Bibow les décrit comme « juste deux psychopathes qui avaient le pouvoir de faire tout ce qu’ils voulaient ». Le héros est donc un double burlesque des grands personnages.

Malgré cela, le roman n’est pas totalement nihiliste : peu à peu (et il y met le temps), Bibow découvre l’amour, l’empathie, la compassion et offre un portrait d’homme sans foi ni loi, mais libre et lucide. C’est une belle lecture, souvent drôle, et toujours édifiante par les réalités qu’elle révèle ou rappelle.

Chevalier d’Eon agent secret du roi. T.1 : Le Masque

Chevalier d’Eon agent secret du roi. T.1 : Le Masque
Anne-Sophie Silvestre
Flammarion, 2011

L’Histoire idéale

Par Anne-Marie Mercier

Chevalier d’Eon.gifLe chevalier d’Eon n’en finit pas de faire rêver ; ce nouveau roman d’Anne-Sophie Silvestre est à la hauteur du mythe : quiproquos, déguisements, voyages, dangers, mystères… on ne s’ennuie pas. Le personnage est hautement romanesque et ce premier volume amorce une série prometteuse. On y relate la jeunesse de celui que plus tard on appellera « la chevalière », ses débuts dans le monde, ses premiers pas comme travesti involontaire, puis espion du roi.
Pour commencer et se débarrasser vite de l’esprit de sérieux, on peut objecter que, certes, la réalité, même passée, n’est pas le mythe. L’auteur prend des libertés avec ce que des recherches récentes ont dévoilé de la véritable histoire du chevalier. C’est plutôt en habit de capitaine de dragons qu’en costume de femme qu’il se plaisait à être et il ne finit par revêtir celui-ci que parce que c’était la condition édictée par Louis XVI pour son retour en France en 1777. Il n’a pas, contrairement au héros de ce livre, bénéficié de leçons de maintien féminin (les contemporains se sont moqués des manières militaires et hommasses de la « chevalière »). Il n’a sans doute pas fait ce voyage précoce en Russie ni rencontré la tsarine : les travaux d’Alexandre Stroev ont dissipé la légende répandue par le chevalier lui-même, dans les mémoires très fantasmés qu’il a rédigées sous une identité féminine à Londres, à la fin de sa vie.
Mais qu’importe ! une  vérité est tout de même là. C’est celle du personnage et non des faits, une vérité romanesque, donc. Comme le chevalier de l’Histoire, celui du roman a un corps d’homme peu marqué par la masculinité. Il est un jeune homme doté de multiples talents et portant de grandes ambitions. Il est « féministe » avant l’heure aussi, en découvrant  ce que c’est qu’être une femme, que vivre avec ces habits gênants et être une perpétuelle proie pour les hommes. Cette modernité n’est pas un anachronisme absolu : d’Eon a fait plus tard dans sa vie « réelle » des déclarations très modernes sur la condition féminine et s’est dit fier de sa féminité. Lui attribuer ces idées plus tôt est un arrangement, mais pas du tout un contresens.
Anne-Sophie Silvestre avait déjà exploré le dix-huitième siècle avec un récit de la jeunesse de Marie-Antoinette et elle nous promène dans ce temps comme dans son jardin. Elle a l’intelligence de ne pas chercher à imiter au plus près la langue du dix-huitième siècle, mais en donne bien le goût (juste deux ou trois  passages gênants avec du langage familier ou un juron trop marqués de notre temps). On va au bal, on s’habille (pas facile pour le chevalier) on roule sur des routes défoncées, on fait antichambre…  on s’inquiète aussi de la politique étrangère du temps, et des alliances européennes.  On est dans l’esprit du temps et les aventures d’Eon font parcourir un dix-huitième siècle charmant et facile.
Le ton est allègre et le rythme enlevé. Le jeune homme d’Anne-Sophie Silvestre est terriblement sympathique, compréhensif avec les femmes, sincère et amical, un peu étourdi, maladroit. Il ressemble somme toute à un jeune homme dont beaucoup d’adolescents des deux sexes se sentiront proches.