Le transsibérien, départ immédiat pour l’autre bout du monde

 Le transsibérien, départ immédiat pour l’autre bout du monde
Alexandra Litvina, Anna Desnistskaïa
Rue du monde, 2022,

 

 Un voyage pour rêver et apprendre

 Maryse Vuillermet

 

 

Difficile de rendre compte de ce beau livre dans le contexte actuel mais essayons!

Cet immense album est une invitation à découvrir le Transsibérien, ce train mythique, cette ligne créée en 1916 qui parcourt 9288 km, 140 gares de Moscou à Vladivostok.  On pense à Cendrars, à Sylvain Tesson et on rêve.

L’originalité de cet album et dû à plusieurs choix :

–– le parti pris d’un voyage en famille, ce sont des adultes et des enfants qui se retrouvent dans les wagons et les lits à étage, jouent aux cartes, regardent par la fenêtre, organisent les repas…

––le côté guide pratique, comment réserver, se préparer, quoi emporter, etc. etc.

–– les dessins de Anna Desnistskaïa pleins de vie, souvent drôle, mais également précis, dans les croquis de bâtiments, d’animaux, de plantes…  et extrêmement pédagogiques

–– les témoignages des enfants rencontrés tout au long du trajet et qui donnent une idée de la Russie d’aujourd’hui

–– les nombreuses informations dans tous les domaines, géographiques bien sûr mais aussi historiques, architecturaux, culinaires.

Ce livre est une véritable mine d’informations, une encyclopédie sur rail, un livre-événement sorti dans un contexte très malheureux pour les auteurs et pour tous.

 

Balto, t. II : Les Gardiens de nulle part

Balto, t. II : Les Gardiens de nulle part
Jean-Michel Payet
L’école des loisirs (medium), 2021

Polar historico populaire chez les Ruskofs

Par Anne-Marie Mercier

Placé sous le patronage de Gustave Lerouge (ou Le Rouge), voilà un beau roman populaire du XIXe siècle, situé dans les années 1920 et écrit XXIe siècle. On y retrouve  des ingrédients classiques, déjà présents dans le premier volume (Le Dernier des Valets-de-coeur) : le personnage de l’orphelin, de l’enfant adopté (multiplié ici par le nombre d’adolescents du même orphelinat poursuivis par un tueur au mobile mystérieux), le couple homme d’action – journaliste, le couple Belle et clochard, la quête des origines. Si le premier volume nous plongeait dans un mystère né de la guerre de 14-18, le second en évoque un autre, célèbre, celui du destin des derniers souverains de Russie.

Roman historique également, ce volume nous plonge aussi bien dans le milieu des Russes blancs exilés, au cœur de l’atelier de Coco Chanel, rue Cambon, avec son annexe de broderies Kimir, et dans le milieu de la galerie du marchand d’art Kahnweiler, mais aussi dans le monde des « barrières », la banlieue de Paris au-delà des « fortif’ » où Blato vit dans une roulotte – comme beaucoup de ses amis.
C’est aussi un roman policier rondement mené, avec un couple mixte (garçon et fille) de jeunes détectives et un policier sourcilleux, presque un roman sentimental (le cœur de Balto est le lieu d’émois et d’hésitations propres au roman d’initiation, mais reste très chaste). Tout cela est parfaitement organisé, entrelacé et écrit : passionnant.

Maroussia, Celle qui sauva la forêt

Maroussia, Celle qui sauva la forêt
Carole Trébor – Daniel Egnéus
Little Urban 2021

Ecoute, bûcheron, arrête un peu le bras…

Par Michel Driol

Dans une isba, près d’un bois peuplé de créatures magiques, vivent Maroussia et sa grand-mère. Cette dernière joue les intermédiaires entre les villageois et esprits de la forêt. Quant à Maroussia, elle est terrifiée par le monstre Bouba, qui, pense-t-elle, habite sous son lit. C’est alors qu’elles apprennent que le village et la forêt vont être détruits pour laisser passer le Transsibérien. Prenant son courage à deux mains, Maroussia implore les esprits, sauve un loup, et ose affronter le Gouverneur de Sibérie pour faire détourner la voie ferrée.

Avec cet album, Little Urban s’inscrit à la fois dans la grande tradition du conte russe magnifiquement illustré et dans la modernité avec la nécessité de la sauvegarde de la nature. Daniel Egneus propose en effet des illustrations somptueuses, magnifiées par le grand format de l’album. Il s’inspire des couleurs et de l’iconographie traditionnelle russe sans aucun passéisme. Bien au contraire, ses images sont pleines de vie, de mouvement, d’expressivité dans le choix des cadrages, des regards et introduisent à l’univers merveilleux d’une forêt, d’une nature bien loin du pittoresque stéréotypé de la Russie éternelle, façon à la fois de s’inscrire dans un lieu, un temps, et de le dépasser pour le rendre universel. Il n’est que de voir la façon dont les vêtements, les chaussettes en particulier, de Maroussia, deviennent une ode à la végétation.

Le texte est de ceux qu’on prend le temps de lire. Il pourrait se suffire à lui-même, tant il est précis, imagé, posant personnages et situations. Les lecteurs habitués aux contes traditionnels y retrouveront avec plaisir tous les archétypes : la petite fille, à la fois ordinaire et déterminée à agir, la forêt avec ses mystères, le loup, qu’on peut ici apaiser avec un lièvre au lieu de le tuer, le fils du puissant (non pas un roi ou un prince ici, mais le Gouverneur) et surtout les forces magiques des esprits, forces surnaturelles protectrices si on sait ses les concilier, mais aussi menacées par les hommes qui ne croient qu’aux forces du progrès scientifique. On le voit, ce conte a des échos très contemporains pour évoquer notre rapport à la nature, aux animaux, à notre propre imaginaire aussi.

Un superbe album qui revisite la tradition du conte russe dans une perspective très contemporaine par les thèmes et les illustrations que l’on pourra apprécier ci-dessous.

 

Vassilia et l’ours

Vassilia et l’ours
Françoise de Guibert – Laura Fanelli
Seuil Jeunesse 2019

L’ours qui voulait découvrir le village des hommes

Par Michel Driol

Vassilia et l’ours sont amis et se retrouvent tous les jours dans la forêt. L’ours aimerait bien accompagner la fillette au village, manger la soupe chaude, s’allonger sur un lit, mais elle refuse, pensant qu’il sèmerait la panique et risquerait d’y perdre la vie. Un matin, Vassilia le trouve à l’entrée du village, et le soir, il la suit, négligeant ses avertissements et ses pleurs. Par chance, l’ours profite d’un tourbillon de neige, des mauvais yeux de la grand-mère, de l’absence des parents et passe la nuit dans l’isba. Mais il fait des cauchemars, les bruits étranges de l’horloge le dérangent, et il préfère retourner dans la forêt.

L’album s’inscrit fortement dans les stéréotypes d’une Russie de tradition – isba, samovar, poêle sur lequel on dort – et ouvre au lecteur un champ imaginaire riche : c’est le lointain marqué par un hiver éternel qui signale le lieu du conte merveilleux dans lequel les enfants et les animaux peuvent se comprendre et devenir amis. Cette amitié passe par une complicité, une pensée de tous les instants, et la volonté de protéger l’autre qui ne serait pas forcément bien reçu. Chose que l’ours ne comprend pas qui, dans sa naïveté, veut aussi profiter des douceurs de la civilisation dont lui parle Vassilia. Mais la vie parmi les hommes est-elle possible pour un animal sauvage, habitué aux grands espaces ? Non, répond l’album, qui laisse chacun dans son espace : l’ours à l’extérieur, la fillette à l’intérieur, séparés par une fenêtre, mais amis.  Les deux personnages sont sympathiques et attachants dans leur contraste : l’ours, gosse bête souriante, entièrement mû par son désir de bénéficier des douceurs dont lui parle la fillette, et Vassilia entièrement mue par la volonté de protéger l’ours des dangers qu’elle pressent pour lui au village. Contraste entre la masse brune de l’ours, que l’on voit souvent danser devant la lune, son sourire et ses yeux expressifs qui font de lui l’archétype de l’enfant qui désire tout, tout de suite, et Vassilia, aux habits traditionnels (chapka, bottes…) colorés, que l’on sent mure et responsable, déjà une figure d’adulte bienveillante qui sait qu’on ne peut rien contre le désir.

Si la couverture nous montre les deux personnages dansant en pleine forêt,  les pages de garde nous conduisent  dans l’univers feutré de la maison, avec la reproduction des motifs de l’édredon qui servira de refuge à l’ours et à la fillette, mettant ainsi en page la dialectique entre la nature et la civilisation des hommes. Bien sûr, l’album parle de la différence avec subtilité, de la possibilité de vivre ensemble tout en respectant le lieu de l’autre, ses spécificités. Mais son intérêt est surtout dans la façon dont il entraine le lecteur dans un univers merveilleux et l’étrange hiver russe où l‘on retrouvera avec plaisir balalaïka,  poupées gigognes et isbas.

 

Révoltées

Révoltées
Carole Trébor
Rageot 2017

Nous les enfants d’une époque fatale *

Par Michel Driol

Moscou – 26 octobre au 2 novembre 1917. Lena et Tatiana, deux jumelles de 17 ans, traversent l’insurrection bolchévique de Moscou, Lena sacrifiant le présent en s’engageant du côté des révolutionnaires, Tatiana en rejoignant un groupe de jeunes artistes, le Club Futuriste de Moscou, qui monte un spectacle à partir des textes de Maïakovski. Un épilogue évoque enfin la vie des deux femmes, entre espoirs déçus et rêves réalisés, purges staliniennes et récompenses officielles.

Ce roman de Carole Trébor célèbre le centième anniversaire de la Révolution d’Octobre, sans manichéisme, à travers une galerie de personnages attachants. Les deux sœurs d’abord, à la fois semblables et différentes dans leur façon d’apprécier les évènements en cours et de se questionner à leur propos : peut-on briser l’ordre ancien sans violence ? Construit-on un monde de paix et d’harmonie sur une révolution sanglante ? Qu’est-ce que la démocratie ? Leur grand-mère, ensuite, aveugle, croyante, vrai personnage de babouchka russe. Piotr, ouvrier typographe, démocrate convaincu, qui se retrouvera de l’autre côté de la barricade. Tous les artistes du club futuriste, qui conduisent à s’interroger sur la révolution dans l’art et le rôle de l’art dans la révolution.  En quelques jours, tout bascule, et le roman entraine le lecteur dans un récit à suspense, où l’on se demande, non sans émotion, ce qui va arriver à Lena l’insurgée : la narratrice, dont on épouse le point de vue, étant Tatiana. Le récit est émaillé de nombreuses citations de Maïakovski (Le Nuage en pantalon, la Flute des vertèbres…), textes qui font partie du spectacle monté par le Club Futuriste.

Si la langue est parfois un peu plate, voire trop explicite, peut-on en faire reproche à l’auteur ? Non, parce que la narratrice est une jeune fille de 17 ans, qui découvre le monde. Ensuite parce que ce roman se veut « pédagogique », au bon sens du terme. Notes de bas de page, glossaire, photos d’époque, plans de la ville permettront au jeune lecteur de situer cet épisode historique avec lequel il peut n’être pas très familier. C’est donc toute une époque que ce livre parvient à recréer. Ensuite parce qu’il parle de nos rêves d’un monde meilleur, où les pauvres et les exclus pourraient aussi avoir le pouvoir, y compris celui de s’instruire et d’avoir des pratiques culturelles ou artistiques, sans être condamnés à un mode de vie par leur naissance. Utopie ? Oui, peut-être, et c’est là la leçon du XXème siècle. Entre le rêve d’un futur qui changerait la vie et la réalité du stalinisme, l’épilogue trace le destin des trois personnages principaux, jusqu’à leur mort à la fin du XXème siècle, et parvient, en quelques pages, à proposer un bilan nuancé de l’Union Soviétique.

*Les années fatales, poème d’Alexandre Blok –

Ce qu’ils n’ont pas pu nous prendre

Ce qu’ils n’ont pas pu nous prendre
Ruta Sepetys
Gallimard (pôle fiction), 2015

Par Anne-Marie Mercier

Ce roman couvert de prix, aussi bien aux USA qu’en France, les mérite à bien des égards : l’histoire, poignante, s’insère dans un épisode peu connu de la deuxième guerre mondiale : la déportation des lituaniens en Sibérie, en 1941, au moment de la rupture du pacte germano-soviétique, sous Staline. Très proche de récits des camps auquel il emprunte quelques thèmes et idées (Si c’est un homme de Primo Levi est très présent en filigrane), il retrace les souffrances de la narratrice et de sa famillle : sa mère et son jeune frère.

Lina a 15 ans, puis 16 ; dans sa narration, elle alterne ses récits des trajets interminables en wagons à bestiaux, des séjours misérables et des travaux harassants dans les camps avec des souvenirs de la vie d’avant, dans lesquels, à travers les moments heureux du quotidien on peut deviner l’orage qui approche, la résistance qui s’organise autour du père, les dangers qui les entourent. Le personnage de la mère est superbe de dignité et de courage, celui du petit frère est touchant ; Lina résiste à sa façon, portée par l’espoir de retrouver son père, par l’amour qui naît entre elle et un jeune garçon, et par les dessins qu’elle parvient à faire, autant pour se libérer que pour témoigner. La vie dans les camps est rendue dans un grand détail, proche du reportage.

Seule ombre au tableau, le manichéisme du roman, même s’il est bien compréhensible vu le contexte : les Lituaniens sont presque tous solidaires et vertueux ; on comprend aisément que les russes du NKVD soient portraiturés sous un jour sinistre (seul un russo-polonais est montré de manière plus nuancée); le médecin russe qui intervient à la fin du roman apparaît cependant comme un libérateur (on peut y voir une figure proche de celle du médecin russe dans le roman de Aharon Appelfeld, Adam et Thomas. Le traitement du personnage du seul juif de l’histoire s’avère beaucoup plus gênant : fallait-il le montrer sous un jour aussi antipathique, inspirant le dégoût : il est égoïste, amer, sachant beaucoup de choses et en livrant peu, assénant des vérités qui font mal et n’éprouvant aucune reconnaissance apparente pour ses compagnons de captivité qui le sauvent à plusieurs reprises et s’occupent de lui avec dévouement, tout en ne recevant de lui que des reproches et des quolibets ? L’invraisemblance de leur altruisme est un autre symptôme du défaut de l’ouvrage. J’ai cherché sur les sites qui rendent compte du livre en le couvrant d’éloges : pas un mot sur cela.

L’Insigne d’argent

L’Insigne d’argent
Korneï Tchoukovski
traduit (russe) par Odile Belkeddar, illustré par Philippe Dumas
L’école des loisirs, 2015

Enfance d’un écrivain dans la Russie tzariste

Par Anne-Marie Mercier

linsigne-dargentL’écrivain Korneï Tchoukovski décrit son enfance ; elle n’est pas rose, et par certains aspects fait penser à l’autobiographie de Vallès, L’Enfant : c’est une succession de vignettes qui racontent chacune un épisode, farce d’écolier, amour malheureux, punitions, joies familiales, trahisons… Même s’il a la chance d’avoir une mère aimante, il n’a pas connu de père et la famille vit difficilement.

L’Insigne d’argent, qui l’identifie comme élève du collège d’Odessa, lui est retiré à la suite d’une conjonction de circonstances  – des bêtises détaillées dans les chapitres précédents, joyeux jusqu’ici. Il est renvoyé pour une peccadille et pour une faute qu’il n’a pas commise. On comprend progressivement que ce châtiment disproportionné masque un prétexte pour le renvoyer comme tous les enfants de familles pauvres et exclure ainsi de l’éducation le petit peuple, comme sont renvoyés au même moment les enseignants trop proches des idées nouvelles.

La vie à Odessa à la fin du 19e siècle est rendue de manière très vivante : paysans, bourgeois, artisans, voleurs… se côtoient. Les relations entre enfants, présentées sous une apparence relativement égalitaire au début du roman, apparaissent dans toute leur cruauté par la suite lorsque le narrateur découvre la vraie nature de la société et se voit confier par l’un de ses professeurs des écrits révolutionnaires.

L’épilogue qui clôt le livre est très intéressant par ce qu’il dit de l’expérience vécue par l’auteur lors de l’écriture de ce récit d’enfance, par le résumé de sa vie ensuite et son entrée à l’université malgré tout, par l’hommage à sa mère, personnage central de ce roman.

De Sacha à Macha

De Sacha à Macha
Rachel Hausfater-Douieb et Yaël Hassan

Flammarion Jeunesse, 2014 [2001]

Comme un baiser fait à la nuit

Par Matthieu Freyheit

La cou5_DE_SACHA_A_MACHA_1verture de cette réédition de poche ne paie certes pas de mine. Mais enfin, quelle découverte ou, pour certains, quelle redécouverte. Car voilà un roman qui méritait certainement une réédition et, si possible, bien des nouveaux lecteurs. « Derrière son ordinateur, Sacha envoie des mails à des destinataires imaginaires, comme autant de bouteilles à la mer », annonce avec beaucoup de justesse la quatrième de couverture. Comme autant de baisers faits à la nuit, pourrait-on ajouter pour rendre hommage, à travers le vers et la référence, à un roman d’une qualité rare. Que cherche donc Sacha en écrivant de la sorte aux fantômes du web ? Qui sont les Natacha, les Anouchka ? Qui est, enfin, cette Macha qui finit par répondre autant de mots qu’il n’en faut pour tout dissimuler. Dire et ne pas dire, c’est ce que s’apprennent ces deux adolescents voués à lire entre les lignes, à jouer avec les flous identitaires, pour être finalement pris au piège de la découverte : le secret nous enferme, nous prend au cœur, et à l’âme. Qu’il est doux, l’autre, dans sa violence.

Ce roman De Sacha à Machacyber-épistolaire tombait à pic lors de sa première parution en 2001 ; il est toujours de la même actualité. Comme une réponse aux dénonciateurs d’une technologie désocialisante, désolidarisante, la correspondance de Sacha et Macha nous rappelle qu’un email n’a jamais fait écran au cœur et aux sentiments. Rachel Hausfater et Yaël Hassan, dont on salue la simplicité des remerciements (« Pour Rachel, mon amie de cœur et de plume », « Pour Yaël, mon amie de plume et de cœur »), offrent avec cette même simplicité de style et de thèmes un roman à la fois contenu et volcanique. Drôle, délicate, terrible parfois, cette correspondance agit comme un crève-cœur autant que comme le pansement à nombre de nos plaies. La Toile, définitivement sensible.

Un livre à lire, à relire, à faire lire, à offrir, et à faire étudier, bien évidemment, d’autant que la présente édition est augmentée du classique cahier « Pour aller plus loin ». Oui, De Sacha à Macha nous amène plus loin. Cela n’arrive pas si souvent.

Chevalier d’Eon agent secret du roi, t. 4

Chevalier d’Eon agent secret du roi, t. 4 : le pacte
Anne-Sophie Silvestre
Flammarion, 2013

Le travesti dévoilé

par Anne-Marie Mercier

ChevalierdEon4Le secret est découvert ! La jeune lectrice française favorite de la tsarine, blessée à mort (ou presque !) et inconsciente s’avère être un homme… Heureusement, seuls la tsarine, son médecin et une femme de chambre fidèle  sont au courant. Le personnage de Lia de Beaumont va reprendre des forces et revenir sur la scène, non pas le devant de la scène mais les coulisses de l’histoire où les agents secrets font merveille.

Chargé par l’impératrice Elisabeth d’une mission spéciale et secrète auprès de Frédéric de Prusse (où il rencontre Voltaire) et auprès du Pape, porteur de lettres secrètes pour Louis XV cachées dans un volume de l’Esprit des lois, débarrassé-e de ses vêtements féminins, d’Eon parcourt l’Europe, en traineau, en calèche, ou à cheval mais toujours à fond de train. Et le lecteur est entrainé à sa suite, pris par l’histoire mais aussi par le style, coulant et enlevé, parfois brisé par un trait d’humour, ou ralenti par une brève pause méditative.

Ce quatrième volume est composé de deux moitiés très contrastées : la première, en chambre, est occupée par la lente guérison d’Eon, entre douleurs et délires, puis longues conversations et réflexions. La deuxième, faite de longues chevauchées entrecoupées d’entrevues secrètes nous ramène dans le rythme habituel de la série.

Mais la fin se clôt sur un suspens sentimental et politique : d’Eon abandonne-t-il définitivement son rêve amoureux ? Verra-t-il le Pape ? (à suivre !)

Chevalier d’Eon agent secret du roi. T.1 : Le Masque

Chevalier d’Eon agent secret du roi. T.1 : Le Masque
Anne-Sophie Silvestre
Flammarion, 2011

L’Histoire idéale

Par Anne-Marie Mercier

Chevalier d’Eon.gifLe chevalier d’Eon n’en finit pas de faire rêver ; ce nouveau roman d’Anne-Sophie Silvestre est à la hauteur du mythe : quiproquos, déguisements, voyages, dangers, mystères… on ne s’ennuie pas. Le personnage est hautement romanesque et ce premier volume amorce une série prometteuse. On y relate la jeunesse de celui que plus tard on appellera « la chevalière », ses débuts dans le monde, ses premiers pas comme travesti involontaire, puis espion du roi.
Pour commencer et se débarrasser vite de l’esprit de sérieux, on peut objecter que, certes, la réalité, même passée, n’est pas le mythe. L’auteur prend des libertés avec ce que des recherches récentes ont dévoilé de la véritable histoire du chevalier. C’est plutôt en habit de capitaine de dragons qu’en costume de femme qu’il se plaisait à être et il ne finit par revêtir celui-ci que parce que c’était la condition édictée par Louis XVI pour son retour en France en 1777. Il n’a pas, contrairement au héros de ce livre, bénéficié de leçons de maintien féminin (les contemporains se sont moqués des manières militaires et hommasses de la « chevalière »). Il n’a sans doute pas fait ce voyage précoce en Russie ni rencontré la tsarine : les travaux d’Alexandre Stroev ont dissipé la légende répandue par le chevalier lui-même, dans les mémoires très fantasmés qu’il a rédigées sous une identité féminine à Londres, à la fin de sa vie.
Mais qu’importe ! une  vérité est tout de même là. C’est celle du personnage et non des faits, une vérité romanesque, donc. Comme le chevalier de l’Histoire, celui du roman a un corps d’homme peu marqué par la masculinité. Il est un jeune homme doté de multiples talents et portant de grandes ambitions. Il est « féministe » avant l’heure aussi, en découvrant  ce que c’est qu’être une femme, que vivre avec ces habits gênants et être une perpétuelle proie pour les hommes. Cette modernité n’est pas un anachronisme absolu : d’Eon a fait plus tard dans sa vie « réelle » des déclarations très modernes sur la condition féminine et s’est dit fier de sa féminité. Lui attribuer ces idées plus tôt est un arrangement, mais pas du tout un contresens.
Anne-Sophie Silvestre avait déjà exploré le dix-huitième siècle avec un récit de la jeunesse de Marie-Antoinette et elle nous promène dans ce temps comme dans son jardin. Elle a l’intelligence de ne pas chercher à imiter au plus près la langue du dix-huitième siècle, mais en donne bien le goût (juste deux ou trois  passages gênants avec du langage familier ou un juron trop marqués de notre temps). On va au bal, on s’habille (pas facile pour le chevalier) on roule sur des routes défoncées, on fait antichambre…  on s’inquiète aussi de la politique étrangère du temps, et des alliances européennes.  On est dans l’esprit du temps et les aventures d’Eon font parcourir un dix-huitième siècle charmant et facile.
Le ton est allègre et le rythme enlevé. Le jeune homme d’Anne-Sophie Silvestre est terriblement sympathique, compréhensif avec les femmes, sincère et amical, un peu étourdi, maladroit. Il ressemble somme toute à un jeune homme dont beaucoup d’adolescents des deux sexes se sentiront proches.