De Délicieux Enfants

De Délicieux Enfants
Flore Vesco
L’école des loisirs (Médium+), 2024

Au bonheur des ogres

Par Anne-Marie Mercier

Réécriture du « Petit Poucet » de Perrault, le roman de Flore Vesco nous promène dans les labyrinthes d’une forêt bien mystérieuse où chaque apparence est trompeuse, comme est trompeuse la familiarité qui nous fait croire que la famille que nous découvrons est celle du fameux héros.
Les parents sont aimants, trop sans doute pour abandonner leurs enfants, mais la misère est bien là. Les enfants vont par paires jumelles (Nico, Dédé, Gégé, Fifi, Sami et Jo), trois fois, le plus petit, Tipou, étant le dernier. Il y a des mystères dans le passé des parents, et dans l’isolement de leur maison. Tout bascule au moment où le lecteur découvre que ces enfants sont des filles, lorsque sept autres enfants affamés frappent une nuit à leur porte, des garçons, eux aussi en trois paires de jumeaux suivies d’un isolé, nommé Poucet.
Changement de cap : nous sommes donc dans la maison de l’ogre :  les sept filles sont-elles promises à un sort sinistre ? Mais le récit bifurque encore : les sept garçons, une fois rassurés, plus ou moins nourris et choyés par le couple des parents, prennent de l’assurance, font les petits coqs et méprisent en secret les jeunes filles qui se sont entichées d’eux, toutes sauf Tipou la solitaire et la rebelle. Méprisant l’amour naïf des jeunes filles, et la générosité aimante des parents, ils complotent et ils projettent de livrer les filles aux villageois en leur promettant fiançailles et romances. L’issue sera sanglante.
Des retournements multiples de situations provoquent la fuite au plus profond de la forêt des deux plus jeunes, Tipou et Poucet, qu’un amour naissant lie. Ils trouvent la fée marraine de l’ogre, celle qui est à l’origine de toutes les histoires, dans une petite maison qui ressemble à celle de la sorcière de Hansel et Gretel. Des épreuves les attendent et la fin ne sera pas celle qu’on croit, à moins qu’on le veuille, tant elle reste ouverte. La fée marraine est en effet celle qui tisse les histoires et distribue éloges et blâmes aux auditeurs – lecteurs. Elle est aussi celle qui invite à s’emparer des histoires pour les transformer.
Le récit est parfaitement maitrisé, promenant le lecteur, le baladant même allègrement. Composée en un récit choral, la narration est portée par un beau style, souvent poétique, parfois lyrique, faisant alterner en courts chapitres différentes voix, (celles des filles, de la mère, du père, de Tipou).
Manger, être mangé, aimer à en dévorer l’autre, savourer… tout cela est décliné de façon de plus en plus inquiétante, sans qu’aucune rime ni moralité explicite ne surgisse, hormis celle de la liberté, de l’amour et de l’étrangeté assumées.

Feuilleter

Marcel et Giselle

Marcel et Giselle
Natali Fortier
Le Rouergue 2015

La légende de la cabane à sucre

Par Michel Driol

marcel-et-giselle-413x600C’est l’histoire d’Eustache, un bucheron désœuvré, car il n’y a plus d’arbre à couper. C’est l’histoire de ses deux enfants, Giselle et Marcel. C’est l’histoire d’une vétérinaire, Marguerite, et c’est enfin celle d’une ogresse-cantatrice-chanteuse de blues, Armande. Giselle et Marcel s’enfuient dans la forêt pour échapper à une vie avec Marguerite, au milieu des serpents… Au cœur de la forêt, tout en semant leurs petits cailloux blancs, ils découvrent des arbres et des fleurs en sucre puis la maison d’Armande, cantatrice dont la voix s’était arrêtée et qui recherchait le remède miracle à partir de la sève sucrée des arbres. Mais Armande est ogresse, et prépare à l’aide de Giselle la bain de sève pour Marcel tandis qu’Eustache et Marguerite suivent les traces des fugitifs… jusqu’au moment où le gui avale l’ogresse, avant de la recracher, adoucie… Dès lors la maison devient cabane à sucre, où tous les personnages s’installent tandis qu’Armande y chante le blues à vous fendre l’âme.

On aura, bien sûr, reconnu le Petit Poucet ainsi qu’Hansel et Gretel dans une version polyphonique aux accents – et aux mots – du Québec. Chaque personnage raconte une partie de l’histoire, dans cet album qui se présente comme un échange entre le père et ses enfants, dans une forme très proche d’un théâtre qui ferait alterner de longues répliques. Le vocabulaire et la syntaxe – orale – du Québec sont bien présents, sans toutefois gêner la compréhension d’un enfant non-Québécois. La langue se veut très musicale, et semble appeler la mise en voix.

Les illustrations collent au texte, et elles renforcent l’étrangeté des lieux : la forêt, d’abord magique, devient vite le lieu du cauchemar, avant d’être celui du rêve sucré. Les pages sont peuplées de créatures et d’animaux : souris, insectes, oiseaux étranges. Même les arbres prennent des visages humains, avant une dernière double-page montrant hommes et nature réconciliés tandis que tombe la neige. Le pays est devenu de Cocagne…

Bel objet hybride entre l’album et la pièce de théâtre qui propose une savoureuse réécriture de contes à l’accent du Québec