Sol

Sol
Antonio Da Silva
Rouergue (épik), 2023

Sur terre, sur mer, dans les airs : l’humanité en questions

Par Anne-Marie Mercier

Sur ce qui reste, semble-t-il, de la terre, après une grande catastrophe nucléaire, il y a deux peuples, deux pays. L’un est celui d’Aqua, une jeune fille qui vit sur une île verte et riche de plantes et d‘eaux pures, l’autre est, sur le continent, celui des Karnis. Le peuple de l’île a la peau verte (Aqua est un peu différente) ; il se nourrit du rayonnement solaire (d’où le titre, « Sol ») et peut se déplacer très vite grâce à ses membres palmés, en s’appuyant sur l’air. Des éoliennes aident ce monde à garder un équilibre, mais elles sont menacées. Lorsque l’histoire commence, il n’y a plus de naissances sur l’île. Le pouvoir est partagé entre des forces opposées. L’une d’entre elle est dominée par des prêtres obscurantistes inquiétants et corrompus.
Les Karnis, c’est-à-dire, comme on l’apprendra plus tard, les héritiers des humains, vivent dans des souterrains et tentent d’échapper aux radiations, toujours actives. Ceux qui sont expulsés de ces zones protégées, les « rampants », vivent un cauchemar. Le soleil est masqué par les poussières d’un hiver nucléaire qui semble ne jamais pouvoir finir. Les réserves s’épuisent, incitant à multiplier les raids sur l’île, quitte à provoquer sa destruction. Les puissants de ce monde sont impitoyables et préfèrent une destruction totale des deux mondes à une perte de leur autorité.
La rencontre d’Aqua avec un Karnis devient le seul espoir des deux civilisations. Il est question d’une prophétie, d’un message laissé par les fondateurs de l’île qui permettrait de sauver ce qui reste du monde.
Des alliances, de belles figures de résistance, des trouvailles (magnifiques scènes avec les chiens auxiliaires militaires créés par un savant pervers), des engins de toute sorte, une exploration du désert des terres humaines, un robot humanoïde sympathique, efficace et fou de cinéma ancien (d’où de belles allusions à décrypter pour le lecteur), des poursuites, rien ne manque à ce beau roman inventif et sensible. Enfin, la résolution du mystère de la prophétie, au sommet de ce qui reste de la Tour Eiffel est un grand moment !

La Dernière saison de Selim

La Dernière saison de Selim
Pascale Quiviger
Rouergue (épik), 2023

À côté du volcan

Par Anne-Marie Mercier

Pascale Quiviger nous avait émerveillés avec les cinq tomes de son grand cycle du Royaume de Pierre d’Angle. Elle poursuit avec le même talent dans ce gros roman unique qui met en scène deux personnages secondaires tirés de son ouvrage précédent mais qui évoluent pourtant dans un univers totalement différent : les navigations longues et le monde insulaire de Pierre d’Angle font place au monde de Sélim, cerné par le désert où l’on se déplace avec des dromadaires. On y circule entre une oasis surpeuplée, de vastes dunes où l’on se perd, et les ruelles de Borhan, grande et belle ville au pied du mont Shahîda, « une montagne égayée de vergers au sommet de laquelle régnait un lac de jade que la mousson renflouait une fois par année. Il ne pleuvait nulle part ailleurs. »
Sur Sélim règnent un sultan pervers et une prêtresse inquiétante, secondés par des troupes sans scrupules, masculines pour l’un, féminines pour l’autre. Chacun cherche le pouvoir exclusif et pour cela est à la recherche d’une source cachée. Chacun cherche aussi à percer le mystère d’une prophétie qui annonce une Apocalypse qui provoquerait la fin de Sélim, espérant en tirer parti pour vaincre leur rival(e). Malek, jeune orphelin bègue dont les parents ont été sans doute enlevés et tués par les séides du sultan ou de la prêtresse, pourrait être la clef du mystère, à moins que ce ne soit son étrange amie Sofia, plus disgraciée encore que lui : bossue, presque aveugle, elle a été laissée à l’oasis par des nomades et est aussi affamée que Malek. Les deux enfants forment une paire de héros étonnante, mais ils sont vite relayés par une autre paire, beaucoup plus brillante et efficace (en apparence), le couple amoureux qui s’était formé à la fin de la série précédente, celui du bel Arash (alias Mercenaire) et de la splendide cavalière Esméralda, messagère du roi de Pierre d’Angle.
Aventures, déguisements, résolution d’énigmes, errances dans les jardins de superbes palais de style Moghol, scènes de harem et de hammam, moments cocasses, poursuites dans les souk, fuites en dromadaire…, rien ne manque pour maintenir le lecteur en haleine. Les scènes d’action sont encadrées par de beaux moments méditatifs, principalement dans le désert, où chacun cherche sa vérité et son chemin.
L’Apocalypse finale qui passe par l’éruption du suave mont Shahîda dont tout le monde ignorait qu’il fût un volcan donne le sens du titre : cette « dernière saison de Sélim » semble inspirée par les Derniers jours de Pompéi, roman dans lequel une aveugle joue un rôle important et où la catastrophe, annoncée dès le titre, est la conclusion de multiples aventures amoureuses, politiques et émancipatrices… avant d’exploser en beauté. Si, contrairement à ce que l’on lit dans le roman anglais, daté de 1834, la religion est absente, et même bien malmenée à travers ses rites et son institution, le sentiment de la transcendance est bien là. Chaque personnage reçoit ce qu’il mérite, plus par le jeu du destin que par la main de la vengeance. Les héros, aussi bien Arash et Esmée que Malek et Sofia, se libèrent d’un passé qui les entrave. Ce beau roman touffu est aussi plein d’humour, de saveurs et d’odeurs, doux et épicé à la fois, et s’achève en un feu d’artifice cruel et purificateur.

Trilogie de la poussière, t. 2 : La Communauté des esprits

La Communauté des esprits
Philip Pullman
Traduction (anglais) de Jean Esch
Gallimard jeunesse, 2020

L’imaginaire comme une essence de rose

Par Anne-Marie Mercier

On retrouve dans ce volume, le deuxième de la nouvelle série intitulée « Trilogie de la poussière », l’art de la narration de Pullman, son univers riche, son style fluide, et tout cela parfaitement traduit. On retrouve aussi le personnage de Lyra et son dæmon Pantalaimon. On retrouvera aussi au cours du roman le héros du premier volume (La Belle Sauvage), Malcom. Mais la situation a bien changé : Lyra a 20 ans et Malcolm a une trentaine d’années. C’est la première étrangeté de ce roman : au lieu de filer tranquillement l’histoire antérieure (antépisode ou ou préquelle) qui montrait l’héroïne de la superbe trilogie de La Croisée des mondes (His dark materials) en bébé sauvé du déluge par un jeune garçon (Malcolm) et confiée enfin à Jordan college (où on la retrouvait dans la série suivante), Pullman fait le choix de passer par-dessus les trois tomes de la série précédente et de retrouver les héros bien plus tard, à l’âge adulte, et toujours à Jordan college : l’une comme étudiante et l’autre comme professeur.
L’effet intéressant de ce choix est qu’il multiplie les entrées à l’œuvre et fait un tri dans son lectorat : Autant La Belle sauvage, bien que sombre et parfois violent, pouvait s’adresser à des jeunes lecteurs par l’âge des personnages, la simplicité de l’intrigue, la poésie des lieux, autant ce tome s’adresse davantage à de grands adolescents et adultes et serait une lecture difficile pour les plus jeunes, par la complexité de l’intrigue, les ramifications diverses, la multiplication des lieux, la cruauté de certains passage (le viol, à peine suggéré dans La Belle sauvage est évoqué de façon beaucoup plus explicite) et… l’absence de Pantalaimon.
En effet, rien ne va plus entre Pantalaimon et Lyra et la rupture, amorcée à la fin de la trilogie précédente, est consommée par la fuite de Pan. Certes, il part en quête de l’imagination de Lyra, volée selon lui par certaines théories par trop rationalistes. De son côté, Lyra part à sa recherche, sans bien savoir où aller pour cela et tombe sur un mystérieux et dangereux trafic d’essence de rose, en Orient dans lequel trempe le Magisterium. La deuxième partie du livre se rapproche d’un roman d’espionnage à multiples rebondissements dans lequel Lyra, traquée doit fuir sans cesse.
L’atmosphère est sombre : l’histoire commence par un assassinat, suivi de plusieurs autres. L’asile de Jordan college n’existe plus face aux assauts du Magisterium et Lyra doit le fuir tandis que ses amis y sont menacés. Une tyrannie mondiale semble se mettre en place. Guerres, exodes, massacres de populations sans défense, afflux de réfugiés… le monde de Pullman rejoint bien souvent le nôtre et la part d’imaginaire se rétrécit. Mais l’aléthiomètre est toujours là pour nous faire un peu rêver et on espère que Lyra, dans un prochain épisode, retrouvera bientôt Pan et rompra ainsi sa solitude et son désespoir, et que son imagination volée lui reviendra pour lui rendre toute sa vitalité.

 

The Book of Dust, vol. 1 : La Belle Sauvage

The Book of Dust, vol. 1 : La Belle Sauvage
Philip Pullman
David Fickling Books, 2017

Le Livre de la poussière, vol. 1
Gallimard jeunesse (grand format) , 2017

Darker !

Par Anne-Marie Mercier

Il y a deux raisons au moins pour lire ce livre sans attendre :

Il est parfait pour les temps de pluie et d’inondations : après avoir abordé et réécrit les mythes de l’Enfer ou d’Adam et Eve, Pullman se livre ici à une rêverie sur le déluge : Oxford, Londres, tout est noyé et ne surnagent que les étages supérieurs des batiments, les collines…
Pour ceux qui ont aimé la série précédente, il la retrouveront avec le frisson qu’apporte la nouveauté dans les retrouvailles : Le Livre de la poussière précède dans la chronologie de l’histoire La Croisée des mondes). Ceux qui connaissent et aiment (bien sûr) Philip Pullman demanderont : “est-ce que c’est aussi bien ? » Je répondrai qu’il n’y a pas de comparaison possible. C’est également un TRES beau livre, mais c’est différent, donc incomparable.

Sans tout relever (il y aurait beaucoup à dire sur les découvertes que fait le héros, Malcolm, onze ans, sur le monde, la littérature et sur lui-même, sur la vison de la religion…) on peut cependant relever quelques points : l’univers de Pullman est en place, mais n’apparaît que progressivement : ce qui touche à la « Poussière » est à peine esquissé, comme une question posée par des chercheurs. Le thème du daemon est en revanche plus développé, interrogé et décliné sous de multiples formes : l’apprentissage commun d’un daemon et de son alter ego bébé ; la possibilité d’une lutte entre un humain et son daemon, la parcellisation d’un daemon, etc. La différence majeure est que l’abondance d’évènements et les multiples histoires croisées des héros dans la série précédente est remplacée rapidement dans ce roman par une intrigue unique qui « coule » sans rupture jusqu’à la fin.

Ce flux qui emporte est aussi celui de la rivière qui, dans la deuxième moitié du livre, pousse à vive allure « La Belle sauvage », le canoé de Malcolm – je n’en dis pas plus pour éviter de trop révéler l’intrigue. C’est aussi celui du récit, qui n’offre que de rares pauses et montre le garçon luttant contre le flot, les courants, la fatigue et parfois la douleur et le désespoir. Chaque chapitre est une étape dans le parcours qui conduit les enfants d’Oxford à Londres, étape qui se clôt régulièrement par un nouveau départ sur les eaux : « the paddle in his hand, he pushed away (…) and brought the faithfull canoe out once more on to the flood » (435).

Le style est également fluide (j’espère que la traduction française le rend bien – le livre est paru également chez Gallimard jeunesse) et emporte lui-aussi dans un rythme parfait dans l’espace sans limites  de l’inondation, « An unimaginable volume of water carried onward with no snags, no rocks, no shoals, and no harsh wind or tempest to fling the surface into waves » (460).

Cette aventure d’enfants emportés sur les flots tandis qu’un prédateur fou les traque, évoque bien souvent La Nuit du chasseur, film aussi nocturne, aquatique et poétique que ce livre, et comme lui parfois terrifiant. « Darker » (plus sombre, dit l’auteur de His Dark materials – titre anglais de la trilogie La Croisée des mondes). Mêmes les fées sont cruelles, et le dieu de la Tamise est imprévisible.
You want it Darker ? (Leonard Cohen) Plongez-vous dans les eaux à la suite de La Belle Sauvage.

 

 

J’atteste contre la barbarie

J’atteste contre la barbarie
Abdellatif Laâbi, Zaü, Alain Serres (dossier sur le terrorisme)
Rue du monde, 2015

J’atteste qu’il n’y a d’Être humain que celui dont le Cœur tremble d’amour
pour tous ses frères en humanité
Celui qui désire ardemment
plus pour eux
que pour lui même
Liberté
Paix
Dignité

Par Anne-Marie Mercier

jatteste contre la barbarieAprès les attentats de 2015, ceux de janvier qui ont visé la rédaction du journal Charlie-Hebdo, ceux de novembre dirigés contre le Bataclan, le stade de France, des terrasses de cafés parisiens, des passants… Alain Serres a publié dans la maison d’éditions qu’il dirige, le poème d’Abdellatif Laâbi complété par un dossier expliquant aux enfants les évènements, leur contexte, comment et pourquoi réagir à ces actes. Le massacre de Nice le 14 juillet 2016, l’assassinat d’un prêtre commis dans une église un peu plus tard maintiennent ce livre dans une actualité brûlante. Les enseignants et parents qui souhaitent trouver un support pour parler de ces questions trouveront ici un ouvrage à la fois beau, bon et vrai : utile.

Abdellatif Laâbi, poète né au Maroc, emprisonné dans son pays pour avoir parlé trop librement, prix Goncourt de la poésie en 2009, dit en quelques lignes, écrites le 10 janvier 2015, avec des mots simples, ce que c’est qu’être un homme revendiquant son humanité. C’est un appel à la paix, au dialogue, à l’effort pour être à la hauteur de cette déclaration. Zaü a rendu visibles et compréhensibles à travers de beaux symboles ces idées qui pourraient sembler très générales et lointaines.

Le dossier d’Alain Serres est concis et complet : rappel des événements et des réactions qu’ils ont suscitées, du contexte géopolitique (avec une carte), analyses : la religion est un prétexte qui cache d’autres mobiles, conseils ; on peut être en désaccord avec la façon de vivre ou de penser des autres, mais c’est avec des mots – ou des dessins – qu’on doit l’exprimer ; les extrémistes qui se réclament de la religion musulmane remettent en cause le statut de la femme, les libertés, la laïcité et ne sont pas tous les musulmans… le terrorisme ne vise pas que la France : l’Algérie, le Liban, L’Egypte, le Nigeria, l’Irak, la Syrie… sont aussi des cibles, et plus encore.

Fidèle aux idées de Rue de monde, Alain Serres lance un appel à la jeunesse, source d’espoir : les nouvelles générations sauront développer un monde où il fera bon vivre, ensemble.

Ecouter l’émission de France-culture : Abdellatif Laâbi : La poésie en réponse à la barbarie (janvier 2016)

 

Le Tibet

Le Tibet
Peter Sís
Grasset jeunesse, 1998, 2003

Les horizons lointains en boite (ou album) rouge

Par Anne-Marie Mercier

letibetOn a vu hier un album rafraichissant mais moins abouti que celui-ci, plus ancien : Le Tibet est à la hauteur des chefs-d’œuvre que sont les Sept clefs d’or de Prague et Le Messager des étoiles : Galileo Galilei. C’est à la fois un album superbe, graphiquement, et un récit profond qui mêle autobiographie, rêve, et Histoire contemporaine. On y retrouve des thèmes présents dans Tintin au Tibet : l’errance, la quête, la découverte de la civilisation tibétaine, la rencontre d’un Yéti sauveur, la poésie et l’horreur des montagnes. On y lit aussi une aventure proche de celle des Derniers géants de François Place, celle d’un homme parti avec les certitudes de la modernité et de la technique qui en revient transformé, hanté par l’idée d’un paradis perdu qu’il n’a pas pu sauver, lui-même écho du roman de James Hilton et surtout du merveilleux film de Capra, Lost Horizons.

Mais l’album ne se résume pas à l’aventure du personnage voyageur : il est tissé de fragments : les souvenirs du narrateur, qui, à un moment dramatique de son enfance, a entendu son père lui raconter des histoires, comme des contes qu’il aurait inventés sont entremêlés avec le journal du père. Trouvé dans la boite rouge, livré par bribes, le journal raconte comment le pére est parti filmer la construction d’une route devant relier le Tibet à la Chine, s’est perdu et a mis des semaines avant d’arriver à Lhassa. Pendant son errance il a rencontré, au lieu des brigands arriérés et sauvages qu’on lui avait décrits, un peuple hautement civilisé, rieur, doux et hospitalier, et des légendes recueillies au fil des étapes…

L’album est un labyrinthe où, comme le narrateur, on se perd délicieusement, cherchant des signes qui permettront de retisser un fil : les mandalas, les couleurs symboliques (rouge, bleu, vert, blanc…), sont autant de dédales proches de ceux de la Prague des Sept clefs d’or. La clef rouillée qui ouvre la boite rouge est le passe pour un espace-temps et un hors monde infinis. Chaque page est un lieu à explorer, méditer, et une interrogation sur la frontière entre passé et présent, vérité et fiction, savoirs positifs et magie.

 

L’Héritière

L’Héritière
Melinda Salisbury
Traduit (anglais) par Emmanuelle Casse- Castric
Gallimard jeunesse (grand format), 2015

La fille de la mangeuse de péchés

Par Anne-Marie Mercier

Lheritiere_9429Après avoir fini ce roman, on se demande encore ce que signifie ce titre, « l’héritière ». Le titre original « The Sin eater’s daughter » (la fille de la mangeuse de péchés), est plus approprié, car somme toute c’est cet héritage qui sera peut-être le plus intéressant, davantage que le pseudo destin de princesse de l’héroïne de cette trilogie.

Au début de cette lecture, on ressent une certaine lassitude : encore une histoire de princesse, et encore une histoire d’amour où l’héroïne a du mal à choisir entre deux hommes… Mais passé cette inquiétude, on découvre des choses intéressantes : Twylla est destinée à épouser le prince héritier : la sœur de celui-ci, qu’il devait épouser selon la coutume, est morte ; on a découvert (on ne sait pas bien comment) alors qu’elle était encore une enfant que Twylla, fille de la mangeuse de péchés et destinée à prendre la suite de sa mère, était l’incarnation d’une divinité, et donc pouvait remplacer la défunte. Le prince est beau et attentionné, Twylla parfaitement soumise ; ombre au tableau : elle s’inquiète de sa jeune sœur dont elle est sans nouvelles et sui semble être son seul ancrage affectif.

Ce qui pourrait être une bluette avec quelques traits d’originalité se teinte dès les premières pages de cruauté : si Twylla touche qui que ce soit, il meurt instantanément. Elle est ainsi utilisée comme bourreau par la reine et tue les « traîtres », qu’on lui présente, au nombre desquels a figuré un enfant de son âge, son unique ami. Seule la famille royale est immunisée contre ce poison. La reine fait aussi disparaître ceux qui lui déplaisent en lâchant les chiens contre eux. Pourquoi tant de férocité ? Les royaumes environnants s ‘esquissent progressivement, l’un se posant en rival , un autre étant plongé dans une obscurité qui en fait une terre de légende inquiétante – on retrouve un peu de la géopolitique de Game of thrones. Enfin, la profession de la mère de Twylla nous montre des rites funéraires étranges, non dénués d’une certaine poésie macabre.

Le cadre étant posé, on s’impatiente tout de même un peu : l’action tarde à se mettre en place, il y a de nombreuses invraisemblances. Comme tout est vu par les yeux de l’héroïne qui n’est sortie de l’univers amer de sa mère que pour entrer dans le monde clos et mensonger de la reine, le discours est parfois assez niais : quand elle tombe amoureuse de son beau garde du corps, on a l’impression de retrouver les plus mauvaises pages de Twilight.

Mais, une fois parvenu aux deux tiers, le lecteur découvre qu’il a été piégé comme Twylla que tout n’est que manipulation et faux-semblants : son don, l’amour qu’elle croit partagé, la religion à laquelle elle s’accrochait, tout s’effondre ; sa sœur est morte, la reine est son ennemie, un monstre a été lâché dans le royaume et la guerre vient. C’est une trilogie : le meilleur est sans doute à venir…

On retrouve dans ce roman le problème de lecture que posent de nombreuses dystopies narrées à la première personne : le début du récit passant par le filtre d’un personnage jeune, naïf, désireux de s’intégrer au mieux dans le monde parfait qui semble être le sien et prêt à croire tout ce qu’il lui dit, on doit subir des clichés, des interrogations timides et des atermoiements fastidieux avant que le retournement advienne. Le style même change avec la maturation du personnage. C’était le cas de la trilogie d’Allie Condie (Promise, Insoumise, Conquise), et la couverture est aussi réussie dans ce cas (l’esthétique des trilogie de fantasy, y compris celle de Twilight) est assez remarquable.

 

Comment parler de l’égalité filles-garçons aux enfants ?

Comment parler de l’égalité filles-garçons aux enfants ?
Jessie Magana
Le baron perché, 2014

Bonne question, réponses multiples

Par Anne-Marie Mercier

En ces temps dComment parler de l’égalité filles-garçons aux enfants ?e crispation sur le « genre » et sa « théorie », des ouvrages comme celui-ci, à la fois fermes sur le principe de l’égalité et pleins de bon sens quant à la connaissance des freins qui demeurent encore, sont extrêmement précieux. Ce n’est pas un ouvrage théorique mais il répond très précisément à la question posée par son titre. Il répond aussi aux « pourquoi » et « pour quoi ».

Après un court préambule sur le contexte actuel et sur l’le passé, il propose des activités pour éduquer à l’égalité et répond à une série de questions classées par thèmes : le corps, l’apparence, le sexe, l’identité sexuée et l’orientation sexuée, les rôles attitrés, les modèles féminins dans les religions, etc.

Complété par des illustrations variées et éclairantes, souvent drôles, un index, des suggestions de lectures complémentaires, c’est un excellent outil pour aider tous ceux qui travaillent auprès d’enfants et d’adolescents.

La Bible de Lucile

La Bible de Lucile: Notre voyage de la Genèse à l’Apocalypse
Pierre-Marie Beaude
Bayard, 2014

 Noël !

Par Anne-Marie Mercier

Pierre-Marie Belabibledelucileaude, auteur de romans pour la jeunesse et d’écrits d’exégèse biblique a réuni ses deux spécialités pour s’attaquer à un monument : la Bible, rien que cela. Mais le but n’est pas d’offrir une petite Histoire sainte à l’usage des enfants car c’est un très gros livre qu’il nous propose : 1248 pages, sur papier… Bible, justement. Dans la ligne de ce que Le Monde de Sophie avait fait pour la philosophie, il vise à rendre la Bible accessible et compréhensible.

Le volume est composé de résumés des différents livres que contient la Bible accompagnés de questions et d’explications. Cette lecture se fait à deux voix : Lucile, jeune femme, mère de deux enfants, échange par courrier électronique pendant trois ans avec son oncle, spécialiste d’histoire ancienne et plus particulièrement biblique. Le portrait des deux correspondants est esquissé dans une belle introduction qui montre l’un dans son cabinet de travail entouré de ses dictionnaire et éditions anciennes, et l’autre encore enfant, turbulente mais attirée par son univers mystérieux et plus tard un peu sceptique sur tous ces textes obscurs qui lui semblent inadaptés à la pensée moderne.

Lecture pas à pas, où Lucile est la voix du novice qui s’interroge, se révolte, découvre, et où l’oncle explique la symbolique, les difficultés et beautés du texte. Cependant, il ne cherche pas à masquer la violence et le pessimisme de certains livres. La table est une belle idée : elle propose des titres de chapitres imitant ceux des romans d’autrefois et mettent en valeur l’intérêt de chacun, par exemple : « Où l’on s’étonne que Dieu ait mis un signe de protection sur Caïn, meurtrier de son frère. Et comment, pour avoir voulu escalader le ciel, les hommes essaiment sur la terre. Avertissement aux voyageurs : apprenez les langues étrangères ».

Un monument… pour tous ceux qui ont eu envie d’entrer dans ce texte sans jamais être arrivés à dépasser la Genèse, et une lecture aisée et passionnante.

Pauline ou la vraie vie

Pauline ou la vraie vie
Guus Kuijer
Illustré par Adrien Albert
Traduit (néerlandais) par Maurice Lomré
L’école des loisirs (neuf), 2013

La vie, l’amour, la mort, la poésie

Par Anne-Marie Mercier

lelivrequidittoutJ’avais été émerveillée par Le Livre qui dit tout de Guus Kuijer (L’école des loisirs, neuf, 2007), un roman attachant, bouleversant, et qui parlait effectivement… de tout, sans artifice : la violence familiale, le statut de la femme, la religion, le nazisme et la résistance (ou pas), le handicap, le grand âge, l’enfance, le besoin de magie, la littérature, la peur, le bonheur… Avec Pauline, c’est presque la même richesse, mais sur un plus grand nombre de pages. Un enfant, lucide sur les comportements des adultes et bienveillant, mais seulement jusqu’à un certain point, propose un regard sur la société qui l’entoure.

Ici c’paulineest une fille qui raconte sa vie, de 11 à 13 ans. Ce gros livre (628 pages, aérées et illustrées) reprend une série déjà publiée en volumes séparés entre 2003 et 2010 (Unis pour la vie, La Vie ça vaut le coup, Le Bonheur surgit sans prévenir, Porté par le vent vers l’océan) et un dernier volume inédit intitulé « Je suis Pauline ! ». Pauline vit seule avec sa mère, son père est un drogué à la dérive, ses grands parents sont des fermiers très pieux, son amoureux s’appelle Mouloud, sa meilleure amie n’est pas toujours à la hauteur. Autant dore que la vie est parfois dure : sa mère et le nouvel amoureux de celle-ci, qui n’est autre que l’instituteur de Pauline – la honte ! – se disputent sans cesse ; Pauline a rompu avec Mouloud à cause sa « culture » et des projets de ses parents pour lui ; Elle tente d’aider son père qu’elle adore et admire : pour elle il est un poète qui se cherche. Elle ne croit en rien et accompagne pourtant les prières de ses grands parents, à sa manière, toujours profonde et cocasse. Les illustrations, silhouettes croquées à l’encre de Chine, ont la même simplicité et le même humour.

Les personnages qui entourent Pauline sont sympathiques malgré leurs défauts : une mère irascible mais passionnée, un instituteur vieux jeu mais compréhensif, des grands parents avec un grand sens de l’humour, un père à la dérive mais capable de beaucoup de tendresse et de compréhension, un amoureux partagé entre sa culture et son attachement (ce qui fait dire à Pauline que la « culture » fait qu’on se vexe pour un rien » et « quand je sera grande, je n’aurai pas de culture » (p. 579)). Tous ont beaucoup d’amour à donner, sans toujours savoir comment.

Mais tout n’est pas rose, loin de là, la violence du monde, la pauvreté, la mort, la solitude, les dangers qui guettent les enfants, les intolérances multiples, le regard des autres… tout cela pèse ; mais Pauline parvient à allier la gravité avec la légèreté.

A l’école, à la question « qu’est ce que tu veux faire plus tard ? », elle répond : « poète » , et c’est bien en poète qu’elle résout tous les problèmes et les conflits, d’abord pour elle à travers de petits textes en quelques lignes qui disent ses émotions et ses révoltes, mais aussi pour les autres, avec sa façon de prendre de la distance et de révéler leurs contradictions, ou de saisir leur richesse, comme elle le fait avec Consuelo, la réfugiée mexicaine. Comment la poésie peut-elle opérer tout cela ? Elle l’explique à ses grands parents à qui elle a proposé en guise de prière un poème… magique : « Un poème magique a un pouvoir magique […] Si on le dit à voix haute, on a l’impression de flotter dans sa propre tête. Par exemple, si on prononce mes mots « montagnes bleues » ou « antilope », on a l’impression de flotter au-dessus de l’Afrique. Et quand on flotte si haut dans le ciel, on peut mieux observer le monde » (p. 201). A travers ce roman aussi bien social que poétique, Guus Kuijer nous propose belle observation du monde contemporain, avec ses contradictions et ses divisions, mais sans s’embourber dans le malheur, et tout cela grâce au regard d’un enfant : bravo, Pauline !