Au ventre du monde

Au ventre du monde
Gilles Barraqué
L’école des loisirs, 2012

 La fille-garçon avec du cœur au ventre: mythes anciens et  modernes

Par Anne-Marie Mercier

au-ventre-du-mondeLes romans pour la jeunesse s’ingénient par toutes sortes de torsions à créer des héroïnes, y compris dans des univers où seuls les garçons ont accès à l’action et au pouvoir. Ici, l’auteur arrive à faire un récit où contre toute attente c’est bien une fille qui mène le jeu, une très jeune fille pré-pubère, sans qu’on soit gêné par l’anachronisme ou des facilités romanesques : on se situe dans un temps indéterminé, baigné par le mythe, sur une île située dans ce qu’on appelle aujourd’hui les Marquises.

Paohétama est orpheline, élevée par son grand-père, maître de la pêche et maître artisan des parures : c’est lui qui rapporte les coquillages précieux qui feront les ornements des personnes importantes, signes de leur prestige. Une grande partie du roman détaille la vie du village avec une vision anthropologique et sociologique : la société de l’île y est décrite avec le rôle de chacun, et avec la façon dont chacune le remplit, plus ou moins bien ou de façon plus ou moins désintéressée (on trouve donc un certain réalisme, de l’humour). Il est aussi imprégné par la poésie de la mer et de ce qu’on y trouve, petites choses, travail minutieux, mais aussi quête dangereuse.

Par un coup de force, le grand père fait accepter au village que sa petite fille lui succède temporairement. Son activité étant interdite aux femmes et aux filles, Paohétama est déclarée « garçon », ou plutôt elle devient fille-garçon. Crâne rasé, elle se mêle aux activités des garçons tout en s’initiant à la pêche, tout cela suscitant difficultés et interrogations chez beaucoup et des interventions d’un sorcier inquiétant, d’abord hostile puis persuadé qu’elle fera de grandes choses. La deuxième partie, plus dramatique fait découvrir les raisons de la mort du père de la fillette : il a rompu un tabou et la malédiction qui a suivi a provoqué la disparition de sa femme. Pour sauver sa famille et son monde, la fillette, désignée par le sorcier comme « pêcheuse d’hommes », part seule sur l’eau vers « le ventre du monde », île des origines, où elle doit trouver l’offrande qui réconciliera son peuple avec le dieu requin comme avec les peuples ennemis. Au risque de déflorer la fin, on peut ajouter qu’après bien des souffrances et des dangers elle sera reine et trouvera l’amour en retrouvant sa féminité. C’est donc aussi une forme de conte où la magie et la divination jouent un rôle discret.

C’est un gros roman (280 pages), passionnant, et un très beau roman d’initiation qui, raconté à la première personne par l’héroïne, est porté par son interrogation sur sa place dans la société et ses rapports aux autres comme par son amour pour son grand-père. C’est aussi une réflexion sur la féminité et la masculinité, la force de la volonté et de la confiance. Gilles Barraqué a placé son histoire fabuleuse dans une atmosphère de conte des origines très poétique. L’océan, ses créatures et ses plantes, son rythme et ses courants, lumineux ou nocturne, est le « personnage » central de l’aventure ; seule sur l’eau (on pense à Seule sur la mer immense de Morpurgo, ancré dans la technologie des voiliers modernes et au Vieil homme et la mer d’Hemingway) Paohétama lutte pour sa vie comme pour celle des autres. Au bout du compte, c’est aussi son monde qu’elle sauve en le réconciliant avec l’élément comme avec l’ennemi et elle créant un nouveau mythe des origines.

Gilles Barraqué, qui a publié plusieurs courts récits pour la jeunesse, signe ici avec sa première contribution à l’école des loisirs un roman remarquable et foisonnant.

Œdipe

Œdipe
Yvan Pommaux
Ecole des Loisirs, 2010

La mythologie est-elle pour les enfants? 

 Par Anne-Marie Mercier

oedipe.gifL’histoire d’Œdipe est racontée à travers un récit articulant textes et images (tantôt en pleine page, tantôt distribués en encadrés) à l’intérieur d’un récit cadre sous forme de bande dessinée. Dans ce premier niveau, un grand père raconte, à la demande de ses petits-enfants, une « histoire mythologique », tout en disant qu’il ne les aime pas parce qu’elles finissent mal. D’ailleurs, en dernière page, les enfants renchérissent sur cet avis négatif et demandent de passer à autre chose. Donc, la chose est entendue, ce genre d’histoire – et encore plus celle d’Œdipe – n’est pas pour les enfants et n’a rien à voir avec un conte de fées.

Si cette dernière affirmation est un avertissement salutaire à méditer pour ceux qui feraient l’amalgame entre ‘récit fondateur’ et ‘conte’ (notamment en classe de 6e), l’affirmation précédente (Œdipe, ce n’est pas pour les enfants) montre le problème du public visé par cet album sur Œdipe. Les albums précédents de Pommaux sur des sujets mythologiques (Orphée, Thésée) ne posaient pas ce problème. A qui s’adresse-t-il ?  quelle vision de la mythologie, et de ce mythe en particulier, propose-t-il ?

Première réponse : il propose des images. Celles de Pommaux sont superbes et sombres à souhait. Les personnages avancent sous de grands ciels, ciels d’orage ou trompeusement bleus. La Pythie est impressionnante, le sphinx charmant, ou plutôt charmante : on regrette qu’elle disparaisse si vite. Pommaux multiplie  les différents cadrages et angles de vue, presque trop : peur de lasser son public, ou volonté de lui faire prendre un point de vue ‘divin’, qui permette de  voir les événements de haut, avec distance et détachement ?

Il semble que Yvan Pommaux ait eu du mal à actualiser cette histoire. Son sujet est délicat : il s’agit tout de même d’une histoire qui tourne autour du meurtre du père (meurtre qui suit un abandon du fils par le père). Cette extrême violence est dissimulée en partie : Pommaux choisit d’insister sur le chagrin des parents d’Œdipe plutôt que sur les actions de Laïos qui ont provoqué sa malédiction (autre sujet délicat, l’homosexualité). L’histoire se poursuit avec une version édulcorée dans laquelle Laïos se tue en tombant et non directement sous le coup donné par son fils.

Les dieux sont ici passablement sadiques et jouent avec les humains. A l’issue de tout cela, Œdipe n’est plus un mythe, mais une histoire triste, qui finit mal. Soit. Sans doute l’adaptation à un public est-elle à ce prix (mais à quel public ?). Etait-il bien nécessaire  d’employer tout ce talent pour ce résultat ? Faut-il raconter l’histoire d’Œdipe aux enfants au moment où ils la vivent « en toute innocence » ? Vraie question, qui mérite au moins d’être posée.

Les Enfants du Dieu soleil

Les Enfants du Dieu soleil
Odile Weulersse

Casterman (épopée), 2001

La mythologie égyptienne est-elle soluble dans la littérature de jeunesse?

par Anne-Marie Mercier

Les enfants du Dieu soleil.gifLes histoires des dieux de l’Égypte ancienne, autrefois présentées sous forme de plusieurs récits autonomes (on se souvient de la belle collection « Contes et légendes » de Nathan), sont ici réunies en un roman par Odile Weulersse, bien connue pour ses romans historiques.
La création du monde, la séparation du ciel et de la terre, la naissance des dieux, le meurtre d’Osiris et la quête d’Isis, tout cela forme une saga présentant une certaine unité. C’est à la fois le mérite et la limite de cette entreprise qui propose une lecture continue de textes d’époques et d’origines diverses. Une annexe en fin de volume permet de rétablir une perspective historique. Ainsi on donne au lecteur à la fois la possibilité d’une lecture naïve et d’un recul critique. L’ensemble est assez réussi, même si le projet est discutable, accentuant par trop l’aspect « histoire familiale » des mythes au détriment de leurs autres aspects.
Cela n’en fait  pas une épopée comme pourrait le faire croire le titre de la collection qui regroupe bizarrement aussi bien des textes qui s’en rapprochent comme l’Iliade et l’Odyssée que des textes pour lesquels on ne peut qu’être perplexe : Pinocchio, Sindbad le marin, etc. le terme de « classique » aurait sans doute mieux convenu mais ce serait moins bien inscrit dans les programmes de 6e du collège… Le nom de la collection dans laquelle il a paru en 2007, « les romans des légendes » (Pocket), était mieux choisi.
Ces remarques peuvent s’étendre à d’autres types d’oeuvres, les adaptations d’épopées. En effet, la plupart (je pense entre autres au cycle du Graal repris par Montella et à l’Odyssée de Honacker) opèrent un transfert de genre en adaptant : l’épopée se fait pour l’un roman d’aventures et d’amour, pour l’autre roman fantastique, et pour les deux, roman de formation : l’épopée ne serait-elle plus (ou pas) soluble en littérature de jeunesse? Voilà une belle question pour un colloque!