Le Prince & le monstre

Le Prince & le monstre. Extrait de Phèdre
Jean Racine, Thiery Dedieu
Seuil jeunesse, 2023

Par Anne-Marie Mercier

Le fameux récit de Théramène dans Phèdre, racontant la mort d’Hippolyte, fils de Thésée, attaqué par un monstre marin invoqué par son père, est bien connu des plus de quarante ans et de quelques autres : il faisait partie des exemples de narration classique, on l’apprenait par cœur… C’est sans doute ce qui a marqué l’auteur des illustrations, qui déclare en quatrième de couverture « Dans ma jeunesse, j’aurais voulu qu’on me présentât Phèdre de cette manière ».
Ah oui, Racine illustré par Dedieu, ça a de l’allure, du rythme, du suspense, c’est beau, poignant… On pourrait dire que le texte est tout cela et pourrait se suffire à lui-même, mais Dedieu épouse remarquablement son rythme, sa poésie, sa tragédie.
On peut ajouter que ce que propose Dedieu est court, avantage certain avec des jeunes lecteurs. On pourrait objecter que présenter Phèdre uniquement par le récit de Théramène, c’est un peu limité, mais pourquoi pas ? C’est un bel extrait, il résume en partie le propos sans évoquer en détail les sujets délicats (l’inceste projeté par Phèdre, son désir, sa fureur), il y a de l’action, de l’héroïsme, c’est magnifique.
A partir de 9 ans, dit le service de presse. D’ordinaire, on aborde Racine plutôt au lycée. Mais ce pourrait être, pas forcément à 9 ans mais un peu plus tard, une initiation à la poésie du récit et à la culture du siècle classique : les pages de garde reproduisent la typographie de l’édition originale (1677), entrée austère vers le flamboiement des images qui suivent.

Théo Toutou / Orphée

Les Enquêtes de Théo Toutou
Yvan Pommaux
L’école des loisirs, 2019

Orphée et la morsure du serpent
Yvan Pommaux
L’école des loisirs (« neuf »), 2021

Un cador chez les privés, un musicien chez les morts :
on révise les classiques (3)

Par Anne-Marie Mercier

Depuis quelques temps, L’école des loisirs publie des recueils de plusieurs récits qui permettent de mieux saisis l’art et la manière d’un auteur et assurent la longévité de certaines séries. Ici, Yvan Pommaux, qu’on a beaucoup vu avec des chats (notamment le fameux détective John Chatterton) propose une reprise de 16 récits courts en bande dessinée, publiés auparavant au début des années 2000 par les éditions Bayard (d’abord dans J’aime Lire, puis en albums séparés, puis en recueils en 2012 : autant dire que Théo a la vie dure.
Il est aussi coriace, venant à bout de toutes ses enquêtes. Il est moins solitaire que John Chatterton (qui lui-même était une copie de Humphrey Bogart), épaulé par la fidèle Natacha (une chatte, bien sûr), et admiré par le commissaire Duraton dont il feint de n’être qu’un témoin alors qu’il résout pour lui tous les mystères (de nombreux modèles possibles, ici).
Les enquêtes se déroulent dans des milieux divers et partent de situations et de personnages en crise multiples : collectionneurs fous du monde de l’art, psychopathes, savants déjantés, ravisseurs de peluches, riches héritières capricieuses, voleurs de livres, tous mènent le héros à travers la ville à toute allure et la dynamique du récit de Pommaux est ici encore magistrale, aussi bien par le scenario que par l’enchainement et la composition des cases, très cinématographiques. Enfin, comme toujours, la couleur est superbe et Théo est aussi bien mis en valeur qu’un héros épique.

À l’intérieur de l’album consacré à l’histoire d’Orphée et Eurydice (dont on a ici une reprise en poche dans la collection « neuf »), les couleurs sont pourtant pâles, comme si le sujet y invitait : seul le monstre Cerbère est vif. Cette pâleur fait contraste avec l’ombre des enfers, celle des bois où pleure Orphée, superbes.
On retrouve tout l’art de Pommaux, appliqué à un tout autre genre, et son talent pour actualiser les vieux mythes (l’histoire commence par une histoire de jalousie, à l’époque contemporaine). Son Orphée est touchant, son Eurydice évanescente, encore un petit chef-d’œuvre.

 

Œdipe schlac ! schlac ! + Carnet de théâtre

Œdipe schlac ! schlac ! + Carnet de théâtre
Sophie Dieuaide
Casterman Poche 2002 – 2020

Quand Œdipe remplace Godzillor…

Par Michel Driol

Ne voulant pas que, pour la pièce de fin d’année, les élèves jouent le retour de Godzillor, la maitresse leur propose de jouer Œdipe roi. Tandis qu’elle leur raconte la pièce, ils en improvisent les dialogues, dans une langue jeune et contemporaine assez éloignée de la langue de la tragédie grecque.  On suit donc le projet théâtral de sa conception à la représentation, en passant par la confection des costumes, des décors, des programmes.

Le petit roman de Sophie Dieuaide, dont le narrateur est un des enfants de la classe, ne manque pas d’humour. D’abord par la langue, vigoureuse, imagée. Ensuite par la vision qu’offrent les enfants de la tragédie, leur façon de représenter – et de représenter –  l’Antiquité en fonction de leurs connaissances du monde actuel. Les anachronismes se multiplient donc, pour le plus grand plaisir du lecteur. Enfin parce que cette classe est un microcosme du monde du théâtre, avec ses codes, ses relations, ses métiers, le tout vu à hauteur d’enfant capable aussi d’avoir un trou de mémoire, et le trac !

Cette édition est enrichie d’un carnet de théâtre, véritable guide pour jouer la pièce. On retrouve le même narrateur que dans le roman, et on a une série de fiches pratiques pour les costumes, les décors, les accessoires en plus du texte complet de la pièce. On a en plus quelques trucs anti trac… Ce carnet, tout en permettant la mise en scène du texte,  est aussi plein d’humour et repose sur une adresse du personnage aux lecteurs, comme autant de suggestions, de conseils pour aller au bout de l’entreprise.

Un texte drôle pour évoquer l’un de nos mythes fondateurs les plus tragiques.

La Malédiction des Argonautes

La Malédiction des Argonautes
Richard Normandon
Gallimard jeunesse, 2019

Bon sang, mais c’est bien sûr !

Par Anne-Marie Mercier

Troisième opus des enquêtes d’Hermès, cette nouvelle incursion policière dans la mythologie grecque commence, comme les autres, de manière tonitruante, inquiétante et comique à la fois.
C’est la panique aux enfers et Hadès est obligé de suspendre la préparation de son spectacle d’énigmes (que le jeune Éros, comme les autres olympiens, trouve ennuyeuses au possible) pour tenter de mettre de l’ordre; mais c’est, plus ou moins, en vain. Médée, jeune « fiancée » de Jason est soupçonnée d’avoir tué la fiancée officielle de celui-ci en incendiant le palais de la toison d’or. Qui est coupable ? L’enquête se rapproche de personnages importants.
Dangers, voyages, prouesses, ruses, c’est un feu d’artifice qui amène à un dénouement ingénieux, typique du roman policier à énigme : c’est toujours le coupable le plus improbable qui est le bon. Au passage, on aura révisé l’histoire complexe des argonautes et découvert le vrai motif de leur voyage : bien des surprise en perspectives, tant pour ceux qui connaissent le mythe que pour les autres.

 

 

La Chanson d’Orphée

La Chanson d’Orphée
David Almond

traduit (anglais) par Diane Ménard
Gallimard jeunesse (grand format), 2017

Grèce éternelle

Par Anne-Marie Mercier

Le mythe d’Orphée est ici parfaitement revisité : tout y est : Eurydice (qui s’appelle ici Ella) qu’il perd puis retrouve, puis perd à nouveau, les serpents meurtriers, les bacchantes, les animaux et les humains subjugués par ses chants et sa lyre. Orphée tient en partie à l’ange du Théorème de Pasolini : il séduit toutes et tous. Il incarne un rêve de bonheur infini, de beauté absolue, d’harmonie.

Mais tout cela se passe à l’époque contemporaine, au Royaume-Uni, dans le Northumberland, pays minier sinistré où les adolescents rêvent de Grèce et de soleil. Ella est en terminale et elle est depuis leur enfance l’amie très proche de Claire, la narratrice, le témoin de l’histoire. Claire raconte comment elle a fait se rencontrer les amoureux, comment Ella est morte, et ce que Orphée lui a raconté de sa descente aux enfers, tout près des égouts du lieu. Pour se faire le témoin, elle se fait chœur à l’antique et se confectionne un masque qui lui permet de proférer les décrets du destin : elle parle pour Orphée, pour dire l’indicible, l’impossible, la vérité absolue.

Le roman de David Almond est à la
fois lumineux et sombre. Lumineux comme ces vacances dans le nord, au bord de
la mer, où Claire et ses amis jouent à être en Grèce et s’enivrent de liberté,
de vin et de clarté (d’où son nom). Sombre comme le ressentiment de la foule ordinaire
contre ceux qui leur échappent, avant même le travail des bacchantes, sombre comme
l’enfer, et comme la mort, comme les pages imprimées en caractères blancs sur
fond noir à l’intérieur du roman (comme dans un roman précédent, intitulé
« Je m’appelle Mina et j’aime la nuit »). Mais le désespoir cède au
bonheur de la révélation donnée par Orphée aux humains : même après sa
disparition, le sentiment de l’harmonie universelle est là et on le retrouve
partout dans la nature, sorte d’avatar d’un autre dieu, le dieu Pan, à moins
qu’il ne soit l’incarnation de la musique.

Les Pozzi, 10

Les Pozzi, t. 10 (Pozzi)
Brigitte Smadja
L’école des loisirs (Mouche), 2015

La fin d’une série-fleuve

Par Anne-Marie Mercier

Les Pozzi, t. 10 (Pozzi)Voici le dixième volume, enfin ! Non qu’on se lassait, mais l’intrigue au fil du temps devenait un peu ténue et il fallait tout le charme de ce petit monde auquel on avait fini par être sensible (après un début un peu réticent) pour rester attentif aux sorties de nouveaux épisodes.

Fin où tout est expliqué, une sorte de genèse en forme de conclusion : on apprend d’où viennent les Pozzi, leur rapport avec le Lailleurs, l’origine de la guerre… Tout cela ressemble beaucoup à nos mythes, avec le thème des frères ennemis, de l’enfant livré au flots, et ce petit monde prend une allure autre tout à coup.

Voir sur les tomes précédents

Les Rêves rouges

Les Rêves rouges
Jean-François Chabas
Gallimard (Scripto), 2015

Pourquoi les humains aiment-ils les monstres ?

Par Anne-Marie Mercier

« On ne sauvelesrevesrouges pas les gens malgré eux », ces mots clôturent le premier chapitre et l’on croit qu’ils s’appliquent à l’un des personnages, mais tout le roman diffracte ensuite cette affirmation sur chacun d’entre eux. Ce qui commence comme un roman mi sentimental-mi policier avec un zeste de fantastique s’avère être une réflexion sur ce thème de l’impuissance et de la culpabilité, tout en ouvrant une voie vers l’espoir.

Le « Méchant du lac », autrement dit Ogopogo, ou N’ha-a-itk comme le nommaient (et le nomment encore secrètement) les natifs, indiens du Canada, existe-t-il ? Ce monstre aquatique est-il si méchant ? pourquoi semble-t-il vouloir ne se révéler tout d’abord qu’aux deux adolescents qui sont au cœur de cette histoire, le narrateur, Lachlan, indien par sa mère et celle dont il est amoureux, Daffodil, fille aux yeux mauves venue d’Ottawa, qui souffre de trichotillomanie : elle s’arrache littéralement les cheveux. Cela fait d’elle une souffre douleur au collège, notamment pour la bande de petits voyous qui jusque là étaient les amis de Lachlan.

Tous les personnages sont fortement typés : les parents de Daffodil, maniaques eux aussi, mais dans un autre sens, la mère du narrateur, Flower Ikapo, forte femme qui a rompu avec les siens, Edward le pervers, Farren le drogué, un masseur tatoué accompagné de son  fils énorme et simplet, une pseudo-écossaise, une policière abrupte… Et les sentiments de Lachlan explosent comme la chaleur qui écrase les jours et les nuits de la petite ville et de son lac endormi…

Si Lachlan ne sait toujours pas à la fin du roman qui est son père, il en sait pourtant un petit peu plus ; si Daffodil n’est pas guérie de sa manie, on en découvre les raisons ; si les mères de l’une et de l’autre ne sont pas sauvées elles sont sur la bonne voie, quant aux anciens amis de Lachlan, ils lui montrent qu’on ne connaît jamais vraiment les autres : chacun a quelque chose à cacher et le dévoilement, tout en apportant la honte, ouvre une possibilité de libération : c’est ce que fait Ogopogo.

Oui, mais qu’est-ce qu’un rêve rouge? au delà de la symbolique populaire des rêves (« voir rouge », exprimer une frustration ou une passion, la violence…), on peut y voir une référence à la « couleur » de Lachlan et de sa mère, indiens en marge de la société des natifs comme de celle des blancs, mais rattachés au passé par le mythe, et inventant un avenir meilleur à travers lui.

Le Royaume des cercueils suspendus

Le Royaume des cercueils suspendus
Florence Aubry,

Éditions du Rouergue, 2014

L’enfant différent

par François Quet

C’est une histoire d’adolescents, le récit de la fin d’une amitié royaume-cercueils-suspenduset de la naissance de l’amour : Lou-Ki aime Xiong qui aime Leï qui aime Huang. Au moment où les ailes poussent au creux des omoplates, dans le dos des jeunes garçons, la tempête se lève et bouscule l’ordre des choses. Huang n’est pas un enfant comme les autres. Les gestes rituels et la lame d’acier qui doivent libérer ses ailes révèlent un enfant étranger, un enfant sans aile, que la tradition condamne à mourir. Pendant qu’il agonise, suspendu à la falaise, seul vivant en compagnie des cercueils de la tribu, Xiong, l’ami déçu, le rival, imagine une vengeance plus terrible encore.

Le livre de Florence Aubry plonge son lecteur dans une société violente et industrieuse. On y file la soie, on y coule le métal, mais on y fait cruellement la guerre aussi et l’on arrache les oreilles des ennemis massacrés. Le don de voler, le Don, ne s’utilise qu’avec parcimonie pour triompher de l’adversaire ou pour transporter le cercueil des défunts sur les hauteurs. Des cérémonies étranges, des interdits bizarres — on ne touche pas le ventre de la femme qu’on aime —, des pratiques sauvages contribuent à conférer à ce monde barbare un exotisme sombre. La violence des passions adolescentes ne rend pas plus lumineux ce roman nourri de mythologie et de tragique ; entre Roméo et Juliette et Œdipe Roi, c’est La Guerre du feu visitée par Racine.

Florence Aubry réussit à donner à son récit une beauté troublante. Sans doute l’excès des sentiments y est-il pour quelque chose, sans doute le caractère primitif des personnages, leur rapport au monde et à la matière, la proximité de la nature et des animaux y contribuent-ils aussi. L’apparition d’un paon luminescent, la chaleur d’un tapir, l’errance d’un homme et d’un cheval, l’évocation sensuelle d’une baignade improvisée aux milieux des têtards suscitent des images fortes et sensuelles. L’innocence et les mutations de l’adolescence participent de cet univers clair-obscur à la fois tendre et inquiet, d’une beauté sauvage.

Theferless

Theferless
Anne Herbauts
Casterman, 2012

Pure beauté

Par Christine Moulin

theferless« Bonne journée qui commença mélancoliquement
Noire sous les arbres verts
Mais qui soudain trempée d’aurore
M’entra dans le cœur par surprise ».

Ces quelques vers issus du poème « A Pablo Picasso » (Les yeux fertiles), de Paul Eluard, pourraient en quelque sorte dessiner le parcours proposé par le splendide album d’Anne Herbauts. Tout commence dans la sombre forêt des contes, dans une maison « étroite et carrée », à la fenêtre faite de « peau de chagrin », installée dans le ventre d’un 8, qui finira par libérer l’infini qui est en lui.

Les personnages, sans nom, représentent plus qu’eux-mêmes : la Très Vieille, le Père, l’Enfant, la Mère-Giron, la Mort, le chat Moby Dick. Ne nous y trompons pas : ce n’est pas une histoire qui nous est racontée là. C’est l’histoire au cœur de toutes les histoires, c’est l’origine de tous et de chacun. C’est à l’échelle du mythe qu’il nous faut nous hausser, comme nous l’indiquent les nombreuses litanies, les merveilleuses listes qui scandent le récit. La première page ressemble à un prologue. Tout est en place, chacun tient son rôle, celui qui lui a été assigné de toute éternité: « La Mère tricote et brode. La Vieille s’en va lentement. La Mort rigole et joue aux dominos ».

Ce qui met en branle le cours du Temps, c’est une hirondelle, non pas celle qui fait le printemps mais au contraire, celle que le chat a attrapée, un jour d’automne, celle qui repartira, une fois soignée, car elle doit « retrouver le bleu » et tracer « l’espace, les saisons, le temps, le lointain, l’ailleurs » . Et l’on comprend alors pourquoi il est si important d’avoir, une fois dans sa vie, tenté, avec sa mère, de sauver un oiseau.

Toutes les phrases du texte sont ciselées et en même temps, si simples. De la simplicité des grandes évidences (« La chaise vide remplissait par son attente la moitié de la pièce », « La Mort racontait comment le jour était, de tout son long, un beau jeune homme », « Ils ont un ciel entier à travers la gorge, le cœur »,…) Chaque illustration est à sa manière un tableau, sans pour autant perdre de sa force narrative et symbolique, dans le chemin qui mène de l’ombre à la lumière. Un absolu chef d’œuvre qui éclaire la vie et donnerait presque un sens à la mort.

Au ventre du monde

Au ventre du monde
Gilles Barraqué
L’école des loisirs, 2012

 La fille-garçon avec du cœur au ventre: mythes anciens et  modernes

Par Anne-Marie Mercier

au-ventre-du-mondeLes romans pour la jeunesse s’ingénient par toutes sortes de torsions à créer des héroïnes, y compris dans des univers où seuls les garçons ont accès à l’action et au pouvoir. Ici, l’auteur arrive à faire un récit où contre toute attente c’est bien une fille qui mène le jeu, une très jeune fille pré-pubère, sans qu’on soit gêné par l’anachronisme ou des facilités romanesques : on se situe dans un temps indéterminé, baigné par le mythe, sur une île située dans ce qu’on appelle aujourd’hui les Marquises.

Paohétama est orpheline, élevée par son grand-père, maître de la pêche et maître artisan des parures : c’est lui qui rapporte les coquillages précieux qui feront les ornements des personnes importantes, signes de leur prestige. Une grande partie du roman détaille la vie du village avec une vision anthropologique et sociologique : la société de l’île y est décrite avec le rôle de chacun, et avec la façon dont chacune le remplit, plus ou moins bien ou de façon plus ou moins désintéressée (on trouve donc un certain réalisme, de l’humour). Il est aussi imprégné par la poésie de la mer et de ce qu’on y trouve, petites choses, travail minutieux, mais aussi quête dangereuse.

Par un coup de force, le grand père fait accepter au village que sa petite fille lui succède temporairement. Son activité étant interdite aux femmes et aux filles, Paohétama est déclarée « garçon », ou plutôt elle devient fille-garçon. Crâne rasé, elle se mêle aux activités des garçons tout en s’initiant à la pêche, tout cela suscitant difficultés et interrogations chez beaucoup et des interventions d’un sorcier inquiétant, d’abord hostile puis persuadé qu’elle fera de grandes choses. La deuxième partie, plus dramatique fait découvrir les raisons de la mort du père de la fillette : il a rompu un tabou et la malédiction qui a suivi a provoqué la disparition de sa femme. Pour sauver sa famille et son monde, la fillette, désignée par le sorcier comme « pêcheuse d’hommes », part seule sur l’eau vers « le ventre du monde », île des origines, où elle doit trouver l’offrande qui réconciliera son peuple avec le dieu requin comme avec les peuples ennemis. Au risque de déflorer la fin, on peut ajouter qu’après bien des souffrances et des dangers elle sera reine et trouvera l’amour en retrouvant sa féminité. C’est donc aussi une forme de conte où la magie et la divination jouent un rôle discret.

C’est un gros roman (280 pages), passionnant, et un très beau roman d’initiation qui, raconté à la première personne par l’héroïne, est porté par son interrogation sur sa place dans la société et ses rapports aux autres comme par son amour pour son grand-père. C’est aussi une réflexion sur la féminité et la masculinité, la force de la volonté et de la confiance. Gilles Barraqué a placé son histoire fabuleuse dans une atmosphère de conte des origines très poétique. L’océan, ses créatures et ses plantes, son rythme et ses courants, lumineux ou nocturne, est le « personnage » central de l’aventure ; seule sur l’eau (on pense à Seule sur la mer immense de Morpurgo, ancré dans la technologie des voiliers modernes et au Vieil homme et la mer d’Hemingway) Paohétama lutte pour sa vie comme pour celle des autres. Au bout du compte, c’est aussi son monde qu’elle sauve en le réconciliant avec l’élément comme avec l’ennemi et elle créant un nouveau mythe des origines.

Gilles Barraqué, qui a publié plusieurs courts récits pour la jeunesse, signe ici avec sa première contribution à l’école des loisirs un roman remarquable et foisonnant.