Celle qui reste, L’Été de la reine bleue, Le Roi des sylphes

Celle qui reste
Rachel Corenblit, Régis Lejonc
Nathan (Court toujours), 2024

L’Été de la reine bleue
Estelle Faye
Nathan (Court toujours), 2024

Le Roi des sylphes
David Bry
Nathan (Court toujours), 2023

Une belle collec’

par Anne-Marie Mercier

Je découvre la collection de romans chez Nathan, «Court toujours», au titre intriguant. Oui, c’est court (pour celui-ci, il est écrit qu’il se lit en moins d’une heure et c’est exact). C’est joli, aussi, avec un format original, allongé, un graphisme travaillé, une esthétique inspirée par le style art nouveau de Charles Rennie Mackintosh (1868-1928) dont s’inspirent les belles couvertures de la série Blackwater de Michael McDowell, chez Monsieur Toussaint Louverture. Quant au contenu, la collection rassemble des auteurs bien connus de la littérature pour adolescent allant du réalisme à la SF dystopique (F. Hinckel, C. Roumiguière, C. Ytak, S. Servant, J. Witek, S. Vidal, T. Scotto, M. Causse, F. Colin, etc. On dirait que Nathan a passé commande à presque tout le monde). Les textes sont tous accompagnés d’une version audio accessible avec un QR code et certains sont aussi en version numérique

Celle qui reste est tiré de l’histoire d’Antigone. Celle-ci est la narratrice, et elle est « celle qui reste » et qui fait face. Elle commence à raconter ce qu’elle a entendu et vu depuis le moment où son père, Œdipe s’est aveuglé jusqu’au moment où elle part avec lui dans son errance en acceptant son destin. Le récit est sobre malgré l’horreur des faits. Chaque « acte » est une pierre de plus dans la dévastation d’une famille. Elle raconte comment elle a découvert son père ensanglanté, et comment celui-ci lui a expliqué son geste . Un autre acte la montre découvrant le corps de sa mère, pendue, un autre lui fait voir la brutalité et l’ambition de ses frères qui causeront ainsi indirectement sa propre mort dans un temps hors du récit, un autre l’oppose à Ismène sa sœur qui ne sait que sangloter. Le dernier est un temps de dévoilement de qui elle est, de ce qu’elle veut être. Après avoir été perdue dans la révélation de son origine, née d’un inceste, elle s’affirme dans sa vérité, se révoltant contre les dieux, « ces déments qui pensent que la vie n’est qu’une tragédie ».
La dignité d’Antigone et celle de son récit trouvent un écho parfait dans les beaux dessins de Régis Lejonc qui tracent des décors et des silhouettes en lignes épurées, comme dans les vases grecs peints,  et les rehaussent avec une palette réduite de blanc, noir et rouge.

 

L’été de la reine bleue se déroule dans un futur peu éloigné dans lequel les conditions de vie en Ile-de-France sont devenues difficiles : le niveau de la mer a englouti les zones côtières (et sans doute la Bretagne et les îles britanniques), les plus fortunés vivent à Paris, sous une coupole transparente qui les protège de la pollution, les autres sont relégués en périphérie, et sont très exposés au contraire ; les enfants souffrant de problèmes pulmonaires sont soit sont soit équipés d’implants, que l’on commence à expérimenter avec des succès variables, soit envoyés en centre de cure à la campagne. C’est ce qui arrive à la narratrice, désespérée d’avoir dû se séparer de son amie Chloé. Elle raconte, et en même temps elle écrit à Chloé, sur son téléphone, de longs messages qui ont du mal à partir, le réseau étant mauvais.
Dans un premier temps, portés par l’écriture fiévreuse de celle dont on ne connait pas le nom, ce qu’on lit est proche des récits d’enfants envoyés au loin en pensionnat : déchirure de l’éloignement, découverte des lieux, brimades, intervention d’une personne providentielle… C’est une fille, Jill, qui la sauve. Elle a son mystère, on la traite de monstre : elle a fait partie des premiers sur lesquels les fameux implants ont été installés. La suite est surprenante et belle, portée par la générosité de Jill et les choix de la narratrice. Nous allons de surprise en surprise, je n’en dirai pas plus.
En peu de pages l’autrice a pu installer un monde dystopique, une micro-société, des liens qui se défont dans le deuil et d’autres qui naissent, et presque un espoir de futurs possibles. La densité du récit n’empêche pas les moments méditatifs, comme les temps de plaisir face à l’océan que la jeune fille découvre, si proche enfin.

Le Roi des sylphes se situe dans le genre de la fantasy, par ses personnages. Il comporte le même nombre de pages mais est beaucoup plus léger – l’auteur abuse des alinéas, ceci explique en partie cela. L’intrigue est simple : la reine des sylphes veut que son fils, adolescent passe son initiation pour abandonner sa part humaine et se préparer à lui succéder. Le garçon ne veut pas, il est amoureux d’une humaine et pour vivre la vie qu’il souhaite il participe au complot qui va causer la fin de son peuple. Peu de surprises, peu d’épaisseur des personnages, on a du mal à s’intéresser à l’adolescent boudeur qui n’a rien compris, les couples peinent à exister, autant celui des deux jeunes gens que celui de la reine et de son ex amante, comme les personnages secondaires. L’ensemble est bien léger, à l’image du vent qui balaie tout dans le monde des sylphes, mais la couverture est superbe.

 

Œdipe schlac ! schlac ! + Carnet de théâtre

Œdipe schlac ! schlac ! + Carnet de théâtre
Sophie Dieuaide
Casterman Poche 2002 – 2020

Quand Œdipe remplace Godzillor…

Par Michel Driol

Ne voulant pas que, pour la pièce de fin d’année, les élèves jouent le retour de Godzillor, la maitresse leur propose de jouer Œdipe roi. Tandis qu’elle leur raconte la pièce, ils en improvisent les dialogues, dans une langue jeune et contemporaine assez éloignée de la langue de la tragédie grecque.  On suit donc le projet théâtral de sa conception à la représentation, en passant par la confection des costumes, des décors, des programmes.

Le petit roman de Sophie Dieuaide, dont le narrateur est un des enfants de la classe, ne manque pas d’humour. D’abord par la langue, vigoureuse, imagée. Ensuite par la vision qu’offrent les enfants de la tragédie, leur façon de représenter – et de représenter –  l’Antiquité en fonction de leurs connaissances du monde actuel. Les anachronismes se multiplient donc, pour le plus grand plaisir du lecteur. Enfin parce que cette classe est un microcosme du monde du théâtre, avec ses codes, ses relations, ses métiers, le tout vu à hauteur d’enfant capable aussi d’avoir un trou de mémoire, et le trac !

Cette édition est enrichie d’un carnet de théâtre, véritable guide pour jouer la pièce. On retrouve le même narrateur que dans le roman, et on a une série de fiches pratiques pour les costumes, les décors, les accessoires en plus du texte complet de la pièce. On a en plus quelques trucs anti trac… Ce carnet, tout en permettant la mise en scène du texte,  est aussi plein d’humour et repose sur une adresse du personnage aux lecteurs, comme autant de suggestions, de conseils pour aller au bout de l’entreprise.

Un texte drôle pour évoquer l’un de nos mythes fondateurs les plus tragiques.

Œdipe

Œdipe
Yvan Pommaux
Ecole des Loisirs, 2010

La mythologie est-elle pour les enfants? 

 Par Anne-Marie Mercier

oedipe.gifL’histoire d’Œdipe est racontée à travers un récit articulant textes et images (tantôt en pleine page, tantôt distribués en encadrés) à l’intérieur d’un récit cadre sous forme de bande dessinée. Dans ce premier niveau, un grand père raconte, à la demande de ses petits-enfants, une « histoire mythologique », tout en disant qu’il ne les aime pas parce qu’elles finissent mal. D’ailleurs, en dernière page, les enfants renchérissent sur cet avis négatif et demandent de passer à autre chose. Donc, la chose est entendue, ce genre d’histoire – et encore plus celle d’Œdipe – n’est pas pour les enfants et n’a rien à voir avec un conte de fées.

Si cette dernière affirmation est un avertissement salutaire à méditer pour ceux qui feraient l’amalgame entre ‘récit fondateur’ et ‘conte’ (notamment en classe de 6e), l’affirmation précédente (Œdipe, ce n’est pas pour les enfants) montre le problème du public visé par cet album sur Œdipe. Les albums précédents de Pommaux sur des sujets mythologiques (Orphée, Thésée) ne posaient pas ce problème. A qui s’adresse-t-il ?  quelle vision de la mythologie, et de ce mythe en particulier, propose-t-il ?

Première réponse : il propose des images. Celles de Pommaux sont superbes et sombres à souhait. Les personnages avancent sous de grands ciels, ciels d’orage ou trompeusement bleus. La Pythie est impressionnante, le sphinx charmant, ou plutôt charmante : on regrette qu’elle disparaisse si vite. Pommaux multiplie  les différents cadrages et angles de vue, presque trop : peur de lasser son public, ou volonté de lui faire prendre un point de vue ‘divin’, qui permette de  voir les événements de haut, avec distance et détachement ?

Il semble que Yvan Pommaux ait eu du mal à actualiser cette histoire. Son sujet est délicat : il s’agit tout de même d’une histoire qui tourne autour du meurtre du père (meurtre qui suit un abandon du fils par le père). Cette extrême violence est dissimulée en partie : Pommaux choisit d’insister sur le chagrin des parents d’Œdipe plutôt que sur les actions de Laïos qui ont provoqué sa malédiction (autre sujet délicat, l’homosexualité). L’histoire se poursuit avec une version édulcorée dans laquelle Laïos se tue en tombant et non directement sous le coup donné par son fils.

Les dieux sont ici passablement sadiques et jouent avec les humains. A l’issue de tout cela, Œdipe n’est plus un mythe, mais une histoire triste, qui finit mal. Soit. Sans doute l’adaptation à un public est-elle à ce prix (mais à quel public ?). Etait-il bien nécessaire  d’employer tout ce talent pour ce résultat ? Faut-il raconter l’histoire d’Œdipe aux enfants au moment où ils la vivent « en toute innocence » ? Vraie question, qui mérite au moins d’être posée.