Mori

Mori
Marie Colot, Noémie Marsily

Cotcotcot éditions, (« Les Randonnées Graphiques »), 2024

Mori : une forêt en plein Tokyo

Par Lidia Filippini

Au cœur de Tokyo, Mikiko vit seule avec sa mère. Son père a disparu un jour de séisme, « à cause de la fissure ». Depuis, Mikiko a peur du noir. Elle tousse et se sent triste. La nuit, quand sa mère travaille, elle se blottit contre Ma-san, la vieille voisine qui la garde. Puis, Ma-san disparaît à son tour. Mikiko a huit ans. Curieuse, elle pénètre dans l’appartement désormais vide de sa voisine et ce qu’elle y découvre va changer sa vie. Par la fenêtre d’une pièce qu’elle ne connaissait pas, elle aperçoit une forêt. « Yappari… ça a l’air d’un endroit fabuleux pour jouer », lance-t-elle.
Cette forêt urbaine sera le lieu de nombreuses rencontres. Celle, surtout, avec le botaniste Akira Miyawaki, son voisin dans le roman, créateur de ce miracle végétal. Dans le monde réel, ce scientifique japonais est connu pour avoir développé des forêts sur des parcelles dénuées d’arbres. Sa « méthode » consiste à planter uniquement des essences autochtones et à les laisser proliférer à leur guise créant ainsi une forêt « quasi naturelle » en quelques années seulement. Il a reçu le Blue Planet Prize, équivalent du Prix Nobel dans son domaine, en 2006 pour ses travaux et leur mise en pratique.  Dans le roman, Miyawaki est un vieil homme joyeux qui prend la jeune Mikiko sous son aile, en fait son assistante et l’encourage à développer son talent pour le dessin en s’inspirant des végétaux alentour. Grâce à lui, et à son chat, la petite fille se sent moins seule et reprend goût à la vie.
Les arbres grandissent et Mikiko avec eux. Elle a dix ans quand Kakuzo, le neveu de Miyawaki, vient vivre avec son oncle à Tokyo. Le jeune homme, qu’elle n’apprécie guère au début, devient vite son ami. À quinze ans, Mikiko comprend qu’elle l’aime et qu’elle partagera sa vie avec lui. Miyawaki n’est presque plus jamais à Tokyo. Il passe son temps à l’étranger où son savoir est précieux pour faire naître de nouvelles forêts urbaines. Les jeunes gens font prospérer la leur et entrent peu à peu dans l’âge adulte. Avec la mort de Miyawaki, ils deviennent les gardiens de ce lieu plein de promesses. L’image de la jeune femme enceinte, à la fin du roman, dans une tenue similaire à celle que portait sa propre mère, enceinte elle aussi, lors de son emménagement dans leur appartement tokyoïte, vient boucler un cycle et préfigure une nouvelle ère.
Mori (« forêt » en japonais) est un excellent docu-fiction graphique.
Des aquarelles colorées et enfantines de Noémie Marsily se dégage une certaine douceur, une légèreté qui fait du bien. L’illustratrice avoue n’être jamais allée à Tokyo, pourtant, on s’y croirait. Au fil des pages, les personnages, tracés à l’encre, grandissent en même temps que la forêt s’épanouit. Peu à peu, la ville semble s’effacer, cédant la place à la végétation foisonnante et lumineuse, pour le plus grand bonheur du lecteur.
Marie Colot, quant à elle, offre un récit poétique à l’écriture limpide dans lequel on prend plaisir à se glisser. Son texte, très documenté, est l’occasion de découvrir les forêts urbaines. Micro-poumons dans la ville, ces îlots de fraîcheur, souvent gérés sur un mode participatif, offrent de nombreux avantages. Ils améliorent la qualité de l’air mais aussi celle des sols. Ils contribuent également à lutter contre le réchauffement climatique et constituent ainsi un espoir de vie meilleure pour tous les citadins. En grande connaisseuse du Pays du soleil levant, l’autrice parsème son récit de mots et expressions japonais qui sont recensés, ainsi que de nombreuses informations relatives à la culture nippone, à la fin de l’ouvrage. De quoi plaire aux passionnés du Japon.

 

Monstres

Monstres
Texte de Stéphane Servant – Images de Nicolas Zouliamis
Thierry Magnier 2023

Freaks…

Par Michel Driol

Le narrateur habite dans un village perdu avec ses parents. Un peu différent, parce qu’un oiseau aurait échangé son cœur avec le sien dans le ventre de sa mère, il est victime de harcèlement. Un jour arrive un cirque, qui prétend présenter un monstre, survivant d’un peuple primitif… Sans corne ni queue, dit le texte,  tandis que l’image montre un enfant et fait découvrir alors le public, une belle collection de visages cornus, difformes, tous différents… Surmontant sa peur, le narrateur donne à manger au monstre qui se met à chanter une chanson qu’il ne comprend pas, mais l’illustration montre un enfant dans une famille ordinaire… Lorsque le monstre parvient à s’échapper, c’est dans le poulailler du narrateur qu’il trouve refuge, et tous deux font face aux autres enfants.

Evoquons d’abord la forme de ce roman graphique, dont la couverture, à la fois noire et dorée, évoque les romans populaires de la fin du XXème siècle. Un enfant, dont on ne voit pas le visage, qui porte un sac à dos en forme de monstre, et s’avance dans une forêt inquiétante, et, autour, dans l’encadrement doré, les éléments du cirque, roulottes, chapiteaux, lumières… Ensuite, c’est une formidable conjonction du texte et de l’image qui fait avancer l’action. Jusqu’à la découverte du monstre, au cours de la représentation, rien, ni dans le texte, ni dans l’image, n’est montré quant à la réalité des habitants du village. Puis c’est la façon dont la chanson du « monstre », reprise par trois fois, est traitée seulement par les images, pour illustrer l’histoire somme toute banale d’une dispute des parents et d’une fugue. Belle réussite narrative donc, entre le crayonné noir du dessin donnant à voir un monde bien sombre et un texte donnant à entendre la voix d’un garçon sensible et différent !

C’est donc un roman qui parle de différence et pose la question du regard posé sur l’autre et de la monstruosité, dans un univers qui touche à l’univers du cirque. On est toujours le monstre de quelqu’un, de celui qui ne nous ressemble pas. Le narrateur est différent pas tant par son visage (celui d’un chat) que par son pacifisme, sa façon de contempler la nature dans un univers de brutes épaisses et sans cœur. Le monstre (qui partage avec le narrateur son nom, Otto) n’est qu’un enfant recueilli durant sa fugue par un Monsieur Loyal trop pressé d’en faire une bête de cirque, entre des sœurs siamoises et un homme à quatre jambes. On est très proche de l’univers de Tod Browning et bien loin de l’univers brillant et fascinant du cirque. C’est un roman qui parle d’amitié entre deux êtres différents et pourtant si semblables, qui parle d’entraide et de compréhension mutuelle, le narrateur aidant le monstre à regagner sa maison. C’est un roman qui parle de liberté et de fraternité, car les cages ne sont faites que pour être brisées.

Qu’est-ce qui est monstrueux dans ce roman ? Sans doute moins les personnages tels qu’ils sont représentés que les actes que certains commettent. Enlèvement d’un enfant qu’on exhibe, harcèlement d’un autre, chasse à l’enfant, peur de l’autre, voyeurisme au cirque, violences diverses… Amour et amitié sont magnifiquement illustrés par la première et dernière image : le nounours du narrateur de la première image est rejoint par l’homme de fer du monstre sur le rebord de la fenêtre. Beau symbole du dépassement des différences.

Un roman graphique situé dans un univers sombre et proche du fantastique, qui emploie les voies de l’imaginaire pour évoquer la question de la différence et de l’amitié. Monstrueusement humain.