La Nuit sous le lit

La Nuit sous le lit
Cécile Elma Roger, Matthieu Agnus
Dyozol, 2019

Il y a un cauchemar sous mon lit

 Par Anne-Marie Mercier

La chambre de Charlotte n’est pas très bien rangée : on y voit trainer un poulpe, un puzzle, une poupée. Sous son lit, il y a sans doute d’autres choses, dont on aperçoit un morceau dans la première double page. Avant de s’endormir, elle pense à tous les monstres qui pourraient l’y guetter : une forêt pleine d’animaux à grandes dents, le salon d’une sorcière, un cirque, une cuisine qui pue, une soucoupe volante avec un horrible extra-terrestre… une maison de poupée avec sa cuisine équipée, un loup, une scie…

L’angoisse arrivée à son comble elle finit par se lever et regarder grâce à la lumière de son doudou-veilleuse : rien !

Mais le lecteur, lui, voit bien, toujours sous le lit ou à côté, le poulpe, la maison de poupée, le loup, l’extra-terrestre du puzzle… Les tons bleus et sombres de la chambre font un beau contraste avec l’imagination colorée de Charlotte et ses cauchemars sont bien gothiques. Ce « voyage autour de ma chambre » nous emporte bien loin : le happy end enfermant n’enferme pas le lecteur qui reste face au mystère de la nuit, un peu comme dans le classique Il y a un cauchemar dans mon placard de Mayer.

Mes Petites Roues

Mes Petites Roues
Sébastien Pelon
Flammarion, Père castor, 2017

Sans les roues !

Par Anne-Marie Mercier

Que de douceur et de pertinence dans cet album tout en blancs et gris ! Quelques touches de rouge fluo tirant sur le rose le « réveillent », signalant l’irruption de l’étrange et de la fantaisie dans une situation bien quotidienne : un enfant part sur son vélo avec des « petites roues » qui l’équilibrent. Un personnage étrange, une sorte de nuage coiffé d’un bonnet rouge fluo surgit, l’accompagne, mange ses roues et l’aide dans ce nouvel exercice d’équilibre et d’indépendance.
Une étape importante pour l’enfant est ici décrite sous tous ses aspects : appréhension, chutes, redémarrages, et soudain, le miracle…

Le Silence du serpent blanc

Le Silence du serpent blanc
Arnaud Tiercelin
Le Muscadier 2019

Comme une transposition de la Flûte enchantée…

Par Michel Driol

Dans le pays de Thibault, le président s’est proclamé roi, et a imposé le silence à tous. Chacun n’a droit qu’à quelques mots, prononcés à voix basse, par jour. Cette règle s’impose à la maison, dans la rue, à l’école. Si cette loi n’est pas respectée, les militaires interviennent et emmènent les contrevenants on ne sait où. Depuis trois ans, Thibault est sans nouvelles de son père, disparu. Un beau jour Pamina arrive à l’école, et ne respecte pas la loi. Elle disparait, reparait, puis entraine Thibaut dans un univers musical et propose à tous les enfants de l’école de l’aider à rendre au pays sa liberté.

Publié dans la collection Rester Vivant, ce roman – lisible relativement tôt – aborde des problématiques actuelles graves dans notre société : la volonté du pouvoir de museler l’expression individuelle, la destitution des gouvernants, la dictature militaire, la désobéissance civile… Mais il le fait à hauteur d’enfant, car on s’identifie au narrateur, Thibault, à sa vie de famille avec ses deux petits frères,  à son désir de retrouver son père. Il le fait aussi en jouant sur différents genres romanesques : le roman d’aventure, bien sûr, aventures subies plutôt que souhaitées par le narrateur, le roman de critique sociale, proche de la dystopie, mais aussi, de façon plus surprenante, le roman merveilleux. Cette dimension est introduite par le personnage de Pamina, une fillette dotée de pouvoirs magiques lui permettant de franchir des passages secrets et d’entrainer le narrateur dans un univers musical bien loin de celui qu’il connait.

On note enfin la volonté de l’auteur de protéger d’une certaine façon les enfants à qui ce conte s’adresse. D’une part par l’explication donnée au comportement du roi – qu’on ne révélera pas ici, mais qui fournit une explication au titre.  Il s’agit de rassurer le lectorat enfant en occultant ce qu’il peut y avoir de machiavélique, d’antidémocratique ou de tyrannique  dans les décisions des hommes politiques, en nous donnant à lire un monde sans « méchant », où tous ne sont que des victimes innocentes…. D’autre part par le recours à la traditionnelle utilisation du rêve pour expliquer les phénomènes merveilleux ou fantastiques, ramenant ainsi tout ce conte au cauchemar d’un enfant . « Tout ceci n’était qu’une histoire», dit ainsi l’auteur, mettant en abyme sa propre pratique d’écriture, d’inventeur d’histoires.

Une fiction forte, portée par une écriture vive et rythmée, entrainante, qui pourra conduire à discuter de l’importance de la liberté d’expression et de création artistique dans notre société.

 

 

Yiddish Tango

Yiddish Tango
Mylène Mouton
Gulfstream – collection Echos 2019

L’âme du Prince…

Par Michel Driol

A l’occasion de Noël, Etienne, qui apprend le violon, joue un magnifique tango devant le public de la maison de retraite où se trouve sa grand-mère. Il est remarqué par Elisée, un autre résident, qu’il a surnommé Furax, et qui le confond avec un jeune garçon qu’il avait rencontré dans sa jeunesse. Il lui révèle qu’il détient, dans son grenier, un violon extraordinaire, le Prince. Avec l’aide de sa nouvelle amie Elisa, Etienne se procure ce violon, est contraint de le réparer, et en découvre peu à peu l’histoire, en particulier sous l’Occupation. Ce violon est-il maudit, comme le prétend Elisée ? ou l’instrument qu’il faut apprendre à dompter pour être reçu à l’audition au Conservatoire de Paris qu’il prépare ?

Mylène Mouton propose ici son premier roman pour adolescents, et joue de toutes les cordes du violon avec bonheur. En effet, après deux avant-textes déroutants pour le lecteur – le premier où il est question d’hommes squelettes, de Zombras, de pièges et second extrait des carnets secrets d’E.F. où il est question du Maudit, d’un Noël 75 ans plus tôt – le roman classiquement s’inscrit dans une perspective réaliste : dans les Alpes – en Chartreuse vraisemblablement – des ados vont rendre une visite dans une maison de retraite, lieu de la perte de mémoire et des comportements étranges qui les font surnommer Zombras par le narrateur. Le roman poursuit son cours, s’inscrivant dans les relations sociales au collège, les transports scolaires, la relation naissante entre le narrateur et Elisa. Roman familial aussi, avec des familles particulièrement bien dessinées. La découverte du violon entraine le roman dans un fantastique qui poursuit  une lignée de textes – du XIXème siècle en particulier – où les violons sont maléfiques, vivants et remplis de pouvoirs. Pour préserver le plaisir de la lecture et de la découverte, on n’en dira pas plus ici sur ce que permet ce violon, le Prince. C’est alors l’histoire du violon que peut reconstituer Etienne, depuis sa naissance dans un quartier juif de Vitebsk au XIXème siècle jusqu’à son dernier propriétaire, M. Alex, violoniste et danseur de tango émérite. L’histoire du violon croise donc les heures sombres des pogroms en Russie, des exils, de la Shoah.

Toutes les cordes du violon, c’est aussi le jeu avec la polyphonie : à la voix du narrateur se mêle celle de son double, Elisée, de 75 ans son ainé, voix que l’on entend à travers des extraits de son carnet secret. D’un côté la vieillesse, et une vie qui aurait pu être autre, vie d’un artisan rongée par la culpabilité, de l’autre la jeunesse, la quête d’un père musicien absent, la découverte d’un passé tragique, et l’espoir d’une autre vie où l’art aura sa place. Ajoutons deux autres personnages, dont les voix sont plus ténues, bien qu’importantes au travers des dialogues : M. Alex, beau et brillant, expliquant que le tango est la danse de l’amour, et Elisa, jeune fille gothique, en apparence aux antipodes d’Etienne, mais aide fondamentale pour le héros.

Toutes les cordes du violon, c’est évidemment la musique, présente sur tout le roman : la musique du tango, et l’on croit entendre d’une page à l’autre Astor Piazzolla et les tangos yiddish, entre nostalgie et désir, la musique klezmer  aussi, les concertos de Vivaldi enfin… Musique des ghettos, orchestres des camps de concentration, les musiques se mêlent dans cette composition particulière, à la fois entrainante et lourde de sens.

Toutes les cordes du violon, c’est enfin le jeu entre le Bien et le Mal, sans manichéisme, entre l’amour et l’indifférence, voire la haine de l’autre.  Le violon sépare-t-il ou unit-il ? La fin optimiste parle de bonheur et de sérénité retrouvée.

Un beau roman, aux multiples résonances, qui conjugue l’histoire individuelle et l’Histoire avec un grand H, tout en s’inscrivant dans un genre fantastique parfaitement maitrisé.