Le Voyageur du doute

Le Voyageur du doute
Maud Tabachnik
Flammarion 2019

Sombre road trip…

Par Michel Driol

C’est d’abord l’histoire d’un homme, Simon, et de son chien Black, deux amis, désabusés et pessimistes. Lorsque leur route croise 5 jeunes qui vivent de mauvais coups et de cambriolages, Simon ne peut s’empêcher de vouloir les aider, malgré le désaccord de Black. Et lorsque la route des 7 croise celle de Konk et d’autres malfrats, cela devient de plus en plus dangereux pour tout le monde.

Le Voyageur du doute laisse aussi le lecteur en plein doute. Publié en jeunesse, avec la mention de la loi de 1949, il permet de mesurer à quel point les conceptions de la littérature jeunesse ont évolué. Car voici un polar sanglant, faisant parfois l’apologie de la marginalité, du vol, et montrant une société future dystopique. Certes, on retrouve l’amitié entre l’homme et l’animal, l’animal qui sauve les hommes, mais le roman cultive les ambigüités : que veut exactement Simon ? Tout à la fois vivre avec d’autres marginaux, agir par amour pour Sonate et les empêcher de se salir encore plus les mains en agissant à leur place… Ces ambiguïtés ne sont pas une faiblesse du roman, mais sa force, car il oblige le lecteur à réfléchir, à se positionner, à se questionner.

Le roman s’inscrit dans un futur particulièrement sombre : si, politiquement, l’Europe semble unie et prête à se désigner un président, la pollution est omniprésente (l’eau du robinet n’est plus potable), et les tensions entre communautés ont atteint un paroxysme. Politiciens et truands sont de mèche (c’est l’un des ressorts de nombreux polars…). Dans cette société inhumaine, se marginaliser et vivre hors la loi devient pratiquement une preuve d’humanité.  Du passé de Simon, on ne sait pas grand-chose, mais ce qu’on en sait le présente comme un individu qui a fait de la prison – sans que l’on sache pourquoi. Les 5 jeunes gens sont tous plus ou moins issus de « bonnes »familles, et ont rompu avec elles. Reste donc la route, qu’ils parcourent en moto, façon Easy Rider…, les plages et les chambres d’hôtel. Se marginaliser, c’est vouloir être libre, mais quel est le prix à payer pour cette liberté ?

Le roman pose aussi une relation particulière entre un homme et un chien, philosophes désabusés tous les deux. Ils conversent, et le chien a un point de vue sur le monde, une capacité à réfléchir mais aussi à agir. L’auteure a la subtilité de ne pas faire « parler » le chien. Mais l’écriture montre qu’ils se comprennent, et rend compte des positions du chien, à travers ce que Simon comprend, ou ce que les autres perçoivent de cette relation. Et par bien des aspects, le chien se révèle plus humain que nombre de personnages…

Ce roman vaut enfin par son écriture, qui, paradoxalement, dans un polar où l’action prime, joue abondamment de l’imparfait. C’est dire que l’arrière-plan – la société, les pensées des personnages – passe souvent au premier plan. Il y a là un ton particulier, une langue particulière, qui installent une distance propre à la réflexion du lecteur.

Un polar qui ne laissera pas indifférent, et qui pose de nombreux problèmes liés à notre monde.

La Langue des bêtes

La Langue des bêtes
Stéphane Servant
Rouergue 2015

Pour croire, toujours et encore, en la magie des histoires

Par Michel Driol

langueUn chapiteau de cirque en ruine au milieu de nulle part, entouré de carcasses de voitures, près d’un village et d’une forêt sombre. C’est là, au Puits aux Anges, que vivent le Père, Belle, et Petite, avec quelques artistes de cirque,  Colodi le marionnettiste-ventriloque, Major Tom le nain, Pipo, le clown, et le vieux lion Franco. Petite, qui dans sa cabane, recolle les os des animaux tués par le père, va être contrainte d’aller à l’école, où elle fera la rencontre du Professeur, ainsi que de quelques enfants.  Mais un jour, des ouvriers, certains originaires d’Afrique, construisent une autoroute, qui passe à proximité de leur campement. A partir de là, tout bascule et s’écroule, l’ordre social se substituant au désordre des saltimbanques…

Voilà, s’il fallait le réduire à un synopsis, la trame du roman de Stéphane Servant. Mais ce roman est bien plus complexe que cela. D’abord parce qu’il est narré du point de vue de Petite, enfant sauvage, estropiant certains mots qu’elle ne comprend pas, cherchant à retrouver cette langue des bêtes, et découvrant petit à petit ce que c’est que grandir à travers des expériences douloureuses : le rejet par les autres à l’école, l’amour entre la mère et le professeur, les colères du père, la fuite de la mère. Ensuite parce que l’univers du cirque ne cesse de former pour le roman une toile de fond, surtout lorsque ce cirque n’est plus que l’ombre de lui-même : Belle, la trapéziste, a la main retournée et le corps couvert de cicatrices, le Père ne lance plus de poignards,  mais la magie est toujours là, pour Petite, et pour le lecteur-spectateur. Egalement parce que ce roman parle de l’amour : Belle qui ne cesse de chercher autre chose, le Père – Ogre métamorphosé en petit oiseau – et son amour maladroit pour Belle, Colodi et son ’homosexualité, Petite qui découvre l’amour avec Alex.  Enfin, et surtout, parce que ce roman pose la question des histoires, de leur validité, de leur nécessité pour notre vie, mais aussi des mensonges dont elles sont porteuses. Au Puits aux Anges, tout n’est qu’histoires, inventées par les saltimbanques,  qui, à la façon d’un cocon, enveloppent et protègent Petite depuis sa naissance, avant qu’à la fin, le Père ne lui raconte sa véritable histoire. Mais est-ce bien sa véritable histoire ?

L’écriture, tout en usant d’un vocabulaire très simple, est d’une grande complexité, entremêlant les histoires, faisant écho à d’autres – Pinocchio, bien sûr, mais aussi les sorcières de Shakespeare, le Golem – comme autant de clins d’œil au lecteur, côtoyant le fantastique : la Bête aux pouvoirs destructeurs créée par Petite existe-t-elle, ou n’est-elle que le fruit de son imagination ?

Véritable mise en abyme de la littérature, voici une belle fable, sombre et mélancolique, dense et touffue à la façon de la forêt qui entoure le Puits aux Anges, et qui aborde de nombreux thèmes philosophiques : la marginalité, le rejet, la différence, les fêlures dont chacun est porteur, la protection, l’amour, la puissance des récits qui structurent notre imaginaire et notre vision du monde.