Petit Pêcheur, grand appétit

Petit Pêcheur, grand appétit
Suzy Vergez
Rue du Monde 2021

Il faut cultiver nos océans…

Par Michel Driol

Alors qu’il pêche avec modération ce qui est nécessaire pour nourrir sa famille, Petit Pêcheur délivre le Roi-des-crabes, qui lui accorde un vœu. Sur l’insistance de ses enfants, qui en veulent toujours plus, il demande à pêcher 100 poissons par lancer. Avec l’argent gagné, il achète un bateau plus grand, devient exportateur de conserves de poissons, jusqu’au jour où il ne pêche plus aucun poisson et doit partir plus loin. A la suite d’une tempête, toute la famille se retrouve sur une ile, où elle rencontre d’autres pêcheurs qui prennent soin du fond de l’océan, font attention à leurs prises et leur offrent quelques algues et quelques couples de poissons pour repeupler leur coin d’océan…

Comment produire ? Comment consommer ? Voilà les importantes questions que soulève ce conte philosophique de Suzy Vergez, sans manichéisme. La mécanique est lancée par deux facteurs. D’un côté, l’envie d’avoir toujours plus, incarnée ici, c’est original, par les enfants, qui n’ont pas le rôle de sauveurs qu’ils jouent souvent dans ce type de conte, mais déclenchent, par leurs désirs incontrôlés et incontrôlables, la catastrophe. De l’autre, l’appât du gain, qui pousse le père à passer outre l’avertissement du Roi-des-crabes (pas plus de 100 poissons) et, dans une logique très capitaliste, le conduit à industrialiser son activité sans prendre garde aux ressources limitées de la planète. Face à cette démesure, les éléments naturels deviennent des personnages du livre : les crevettes et oiseaux jouent le rôle du chœur antique, et commentent, avec inquiétude, les événements. Les crabes ont un roi, et se coalisent contre Petit Pêcheur. L’océan lui-même déclenche une tempête. Cette personnification, propre au genre du conte dans lequel s’inscrit cet album, introduit à un imaginaire riche, mais, en même temps, correspond tout à fait au propos tenu : la nature est vivante et doit être respectée et préservée si l’on veut y survivre. Plein d’optimisme, l’album propose une solution aux dérèglements causés par Petit Pêcheur : cela passe par l’entraide et le respect de la nature, afin de préserver et faire prospérer les ressources naturelles.

Cette fable laisse le lecteur conclure de lui-même, choisir entre différents comportements dont les uns sont mortifères pour la planète : elle ne se veut ni moralisatrice, ni édifiante. Les personnages y sont humains, tout simplement, avec leurs désirs et leurs passions. Il leur faut encore apprendre à dépasser leurs envies immédiates pour rester raisonnables, penser au futur et le préserver. C’est une belle leçon d’écologie politique que donne l’album, à travers un beau conte que les illustrations situent en orient. Il faut souligner la qualité du travail graphique de l’autrice qui utilise différentes techniques, tampons, encre, sans doute papiers découpés, afin de composer un spectacle pour les yeux de toute beauté et particulièrement animé.

Un bel album, particulièrement bien écrit et bien illustré, pour réfléchir ensemble à notre lien avec notre terre nourricière, à travers l’exemple de la pêche.

Black Friday

Black Friday
Christophe Léon
Le Muscadier – collection Rester vivant – 2020

Sombre marché, jeunesse dorée

Par Michel Driol

Six nouvelles dans lesquelles les personnages sont victimes de la mode, de l’apparence, des marques, de la surconsommation. L’un d’eux se maquille et s’habille comme sa mère, pour faire des photos de mode. Un autre fait la queue pour avoir la dernière tablette. On y découvre que l’obsolescence ne touche pas que les objets. Les jeunes y sont exploités, que ce soit à St Tropez ou dans une mine de cobalt, ou deviennent enfants rois gavés. Quant au Père Noël, il fait une apparition remarquable, s’avère plein de bonne volonté, mais se heurte à la puissance de l’empire américain…

La forme du recueil de nouvelles se prête bien au but poursuivi par l’auteur en multipliant les situations, les lieux, les milieux sociaux. Cette dénonciation de la façon dont les ados sont des fashion victims tient le lecteur en haleine jusqu’à la chute, souvent surprenante, de chaque nouvelle. Comportement moutonnier, attrait pour les nouveautés technologiques, absence d’éthique, de conscience écologique ou politique, le recueil dresse un portrait sévère, peut-être caricatural, de la jeunesse actuelle. Mais la caricature est bien ici une façon de grossir le trait pour le rendre encore plus visible, voire d’introduire une dimension quasi dystopique dans le recueil. Est-ce vraiment de ce monde-là que nous voulons ? Ces jeunes gens sont-ils coupables ou victimes d’un monde ou l’apparence compte plus que l’être ? la force du recueil est de ne pas répondre directement à la question, mais de laisser le lecteur le comprendre à travers les exagérations qui accompagnent un passage vers une autre réalité, un autre monde qui risque d’être le nôtre, dans un futur proche, si on continue dans cette voie. Enfin, ce recueil ne manque pas d’humour grinçant, voire noir. Dès le titre, Black Friday, à la fois événement commercial importé des Etats Unis, mais aussi, au pied de la lettre, vendredi bien noir pour la planète. Evoquons aussi le nombre de marques citées ou évoquées, les unes bien réelles, les autres inventées, mais dont les noms sont à peu de choses près celles de marques bien connues, que le lecteur prend plaisir ainsi à retrouver. Une postface dit que c’est une façon de rémunérer l’écrivain après la suppression des droits d’auteur… Evoquons ensuite nombre de situations qui confinent soit au fantastique soit au merveilleux dans un monde particulièrement sordide (RDC, qui plonge le Père Noël dans une mine de cobalt où travaillent les enfants).

Un recueil de nouvelles que l’on consommera sans modération…

Achète Achète Achète

Achète Achète Achète
David Dumortier, Anastassia Elias
Møtus, 2016

Poésie pour un désirable durable

Par Anne-Marie Mercier

Face à l’injonction de la civilisation consumériste, qui consiste à nous faire vouloir acquérir et accumuler des objets,  David Dumortier propose d’autres désirs, portant sur des « biens » parfois intangibles, mais précieux et uniques, des choses éphémères, provoquant des sensations, des petits bonheurs, des jeux de mots et de pensée : une hésitation, une étoile filante, un petit caillou, un vieux violon… Comme le suggère l’image en couverture du livre, sur l’étagère à confitures, il n’y a pas que des conserves, fussent-elles sucrées.

Les illustrations, crayonnées, aquarelles ou pastels gras, imitent sur la double page le format d’un billet de banque en camaïeux divers, mais les motifs sont tout autres, à hauteur de vie et d’enfance, drôles ou tendres.

Achète, achète
Un avion en papier
Et lance-le
Dans la corbeille des nuages.

[…]

Achète, achète
Un petit morceau
De nulle part
Parce que ta maison
Peut être partout »

et plus encore sur le site de l’éditeur

L’accumulatôr à bidouilleries

L’accumulatôr à bidouilleries
Leïla Brient, Julie Grugeaux
Winioux , 2013

 Drôle d’album, album sérieusement drôle

Par Anne-Marie Mercier

Curieux album a priori, d’abord pL’accumulatôr à bidouilleriesar son format haut et très étroit (on se demande où on va pouvoir le ranger), puis par son graphisme composite fait de papier découpés, gravures, photos, journaux collés, bandes de tissus, petits objets récupérés (façon Christian Votz). A l’intérieur ça se complique encore, on pense à Béatrice Poncelet. Et puis, au fil des pages, on ne cherche plus de références, le style prend, bien à elle (Julie Grugeaux), tandis que l’histoire contée par Leïla Brient se déroule en dévoilant peu à peu ses mystères, sa pertinence et sa drôlerie.

Hector et Archibald vivent dans une petite maison au milieu des gratte-ciels, c’est petit mais ils ont tout ce qu’il leur faut : deux hamacs, un potager, des livres, une guitare, deux verres à citronnade ; le temps passe agréablement jusqu’au jour où Hector découvre une publicité proposant une offre super-spéciale qui le jette dans une spirale de consommation. Les objets envahissent l’espace malgré les protestations d’Archibald, obligé de dormir dans des lieux de plus en plus bizarres et étriqués (Archibald est un chat, on l’apprend progressivement). Tout cela progresse jusqu’à l’arrivée du diabolique accumulatôr et l’explosion finale. La morale est claire, le message utile, et on s’amuse beaucoup en chemin.

Bravo aux auteures et à Winioux !

Winioux a été créé par Marion Fournioux et Rafaele Wintergerst en 2010, et vit entre Lozère et Bruxelles.