Les Aventures farfelues de dix chaussettes

Les Aventures farfelues de dix chaussettes perdues (quatre droites et six gauches)
Justyna Bednarek, Daniel de Latour (ill.)
Traduit (polonais) par Lydia Waleryszak
Helium, 2024

Chaussettes en liberté !

Par Anne-Marie Mercier

Où vont les chaussettes qui disparaissent, remplissant nos placards de chaussettes « veuves » ou « célibataires »? Ce grand mystère existentiel, question que tout le monde ou presque se pose, trouve une réponse dans ce livre : il y a un trou sous les machines par lequel les chaussettes, en quête d’aventures, de consolation, de célébrité ou de bien d’autres choses s’enfuient.
Après un prologue résumant cette vérité fondamentale, dix histoires illustrent la question : selon leurs couleurs et leurs motifs, selon qu’elles sont de fil, de laine ou de soie, chaussette droite ou chaussette gauche, neuve ou vieille, les chaussettes ont une personnalité et même un destin quand elles décident de se l’inventer. Certaines restent chaussettes mais couvrent des pieds plus intéressants, une autre devient nounou d’une famille de souris, une autre conseillère royale, ou détective privée, ou animatrice dans un service d’enfants malades, ou devient morceau de pull… une autre rentre à la maison pour retrouver sa jumelle.
C’est drôle, surprenant, plein d’invention, bien raconté et bien traduit et les illustrations sont cocasses à souhait, transformant toutes ces chaussettes en héroïnes d’histoires en tous genres. Les recueils de nouvelles sont rares en littérature de jeunesse. Celui-ci part d’une belle idée, très originale, et illustre  bien ce genre.

Quelle est la couleur du ciel aujourd’hui

Quelle est la couleur du ciel aujourd’hui
Marilou Rytz
Editions du Pourquoi  pas ?? 2024

Météo du couple

Par Michel Driol

On résumera cette nouvelle en adoptant la même stratégie énonciative que l’autrice. Tu prépares le repas, en attendant l’arrivée de Dominique, qui, comme toi, travaille dans l’édition. Tu écris des livres pour enfants, on en aura un titre, Petite brume autour des réverbères.  Parfois Dominique te secoue et tes bras restent bleus des journées entières et tes poignets te font mal. Lors d’un déjeuner, tu remarques que Chiara est victime de violences conjugales. Dominique voyant que Chiara t’appelle au téléphone se retrouve sous l’emprise de la jalousie et de la colère…

Dominique, prénom épicène… Dans ce couple où l’un est battu, qui est l’homme, qui est la femme ? Qui est la victime ? Qui est le bourreau ? Marilou Ritz brouille les pistes, révélant à la fin, à la dernière page, par un accord grammatical, qui est qui.

Quelle est la couleur du ciel aujourd’hui… une question que se pose toute victime de violence conjugale, homme ou femme. Avec beaucoup de sensibilité, dans ce récit volontairement non genré, l’autrice adopte le point de vue de la victime, qui s’attache à plaire à l’autre, victime qu’on voit souvent à la cuisine, préparant à manger. Et c’est le drame si le repas n’est pas prêt à temps ! A travers ce récit qui joue avec les codes du genre, on est conduit à s’interroger sur le poids de nos représentations dans notre façon de nous représenter les deux personnages. Il y a « tu », qui fait la cuisine, écrit et dessine des livres pour la jeunesse, et Dominique, qui arrive avec des bouteilles de bon vin et exerce un métier à responsabilités. C’est la force de cette nouvelle de nous conduire à réfléchir à nos idées reçues, dans ce domaine comme dans d’autres, pour nous en affranchir.

La langue est d’une grande sobriété : phrases courtes, notations précises, centrées sur l’action, sur les paroles, sur les faits, façon aussi de mettre les lecteurs face à un constat, à des comportements sans vouloir entrer dans la psychologie des personnages. Ainsi encore le récit gagne en efficacité. On pourra interpréter de différentes manières le choix du pronom tu. Montrer que le personnage est dépossédé de son identité, de son moi, qu’il est condamné en quelque sorte à se regarder vivre sous l’emprise de l’autre. Impliquer le lecteur ou la lectrice, à la façon de Michel Butor dans La Modification. Ce choix énonciatif ne laisse pas indifférent et participe de la force dramatique du récit.

Littérature pour la jeunesse ? Littérature pour jeunes adultes ? Littérature engagée ?Littérature pour alerter sur la violence à l’intérieur du couple, et cela peut se lire dès l’adolescence pour, enfin, faire changer les comportements et espérer des ciels toujours bleus.

Le jour où j’ai osé

Le jour où j’ai osé
Claire Castillon – Orianne Charpentier – Claudine Desmarteau – Manon Fargetton – Hugo Lindenberg – Vincent Mondiot – Marion Muller-Colard – Isabelle Pandzopoulos
Gallimard Scipto 2023

S’affirmer

Par Michel Driol

Un recueil de huit nouvelles, dont les personnages sont des adolescents, et qui ont en commun de mettre en avant ce passage délicat entre l’enfance et l’âge adulte, la première décision qui compte et a un impact sur soi-même. Il n’est pas seulement question de désobéissance, mais surtout d’affirmation de soi, avec tout ce que cela comporte de difficultés. Grande fille, de Claire Castillon, évoque une adolescente avec laquelle un homme bien plus âgé aimerait avoir une relation. L’Affiche de John Wick 2, de Vincent Mondiot, raconte les relations d’un adolescent de bonne famille et de son père, autour du tennis. Dans Tu m’aimes plus, Isabelle Pandazopoulos met en scène un adolescent attaché à son père, pourtant meurtrier de sa mère. Avec Vernis noir, Hugo Lindenberg dresse le portrait d’un adolescent qui se fait les ongles avec du vernis noir. Claudine Desmarteau, dans Elle a quelle âge la puce, fait le portrait d’une adolescente trop petite pour son âge. Dans les profondeurs de Manon Fargetton aborde la pédophilie. Les Champs, d’ Orianne Charpentier, évoque deux adolescents de la campagne dans un bus scolaire, et pose la question du courage. Enfin, c’est une professeure de philo, mise en scène par  Marion Muller-Colard qui amène ses élèves à se poser la question de la désobéissance.

Bien qu’ayant de nombreux points communs (comme une énonciation souvent en je, une tranche d’âge correspondant au lycée ou juste après), ces nouvelles sont pourtant bien différentes par les milieux sociaux dans lesquels vivent les personnages et par leur façon de gérer le temps. On croise ainsi des héritiers de très haut milieu social (parents Enarques) pourtant aux prises avec la drogue, des fils d’agriculteurs, et un enfant vivant en foyer. Certaines nouvelles racontent un temps très court, l’instant de la décision, d’autres s’inscrivent sur un temps très long (de l’enfance à l’âge adulte). Les problématiques dans lesquelles s’inscrivent ces nouvelles sont aussi différentes. Souvent, il s’agit de la première fois où on dit non. Non à ses parents, non à un adulte, non à ceux qui entourent. Il s’agit en fait de l’acceptation de soi, tel qu’on est, et de l’affirmation de soi face aux autres. Il est parfois question de sexualité, d’amour, mais pas seulement, souvent d’emprise que les autres exercent et dont on parvient à se débarrasser, en osant… Curieusement, il n’est pas question d’écologie, de destruction de la planète et de prise de conscience de ces phénomènes: ce n’est pas le sujet du recueil qui se centre beaucoup sur la relation aux autres enfants ou adolescents, qui est aussi abordée dans sa complexité : entre indifférence et hostilité, amitié complice et propos éclairants. Cette diversité montre à quel point le regard des pairs sur chacun est déterminant, à un âge où l’on se cherche, où on a perdu certains repères, avant d’en construire d’autres. On apprécie la construction du recueil, qui fait alterner les situations, jusqu’à la nouvelle finale, Désobéir, qui, tout en conservant son caractère narratif, présente un aspect plus philosophique, à travers l’évocation des écrits d’Hannah Arendt sur le procès Eichmann, et conduit à s’interroger sur la nécessité – et la capacité – de dire non, alors que les 18 premières années de la vie ont été l’incitation à obéir…

Un recueil à forte dimension psychologique, qui réunit des nouvelles autour d’une même question, pour montrer des adolescents effectuant leurs premières prises de conscience et leurs premières vraies révoltes.

Esther, Tapio, Labiwa et les autres

Esther, Tapio, Labiwa et les autres
Cathy Ytak, Thierry Cazals, Thomas Scotto, Anne Maussion, Julia Billet, Christine Beigel, Marie Colot, Jo Hoestlandt, Marie Zimmer, Nathalie et Yves Marie Clément
Editions du Pourquoi pas ? 2023

Que sont-ils devenus ?

Par Michel Driol

Pour fêter leurs 10 ans, les Editions du Pourquoi pas ? ont eu la bonne idée de demander à onze de leurs auteurs de reprendre un personnage d’un de leurs livres précédents, ce qui donne ce recueil collectif dans lequel on trouve dix nouvelles bien caractéristiques de leurs autrices et auteurs.

Ainsi, Cathy Ytak imagine que son personnage de l’Enfant du matin accueille une nouvelle élève qui a fui une guerre et se souvient de sa propre arrivée, et de la façon dont le don d’un livre a changé sa vie. Thierry Cazals reprend le personnage de Tom, de la Bouche en papier. Il s’échappe du cirque où il se produisait, rencontre des enfants à qui il adresse leurs poèmes, puis se retrouve confronté à sa propre oreille en pierre qui ne supporte plus d’entendre tous ces cris de haine. Pour Thomas Scotto, c’est Esther, la fillette terrifiée par le théâtre dans Comme un sourire qui flotte, qui écrit à Anissa qu’elle va monter sur scène pour lire des textes, et rendre ainsi hommage à tous ceux qui l’ont ouverte à l’art et aux livres. Anne Maussion raconte comment la fille de son personnage de Mamie voyage trie ses affaires après le décès de sa mère, et découvre qu’elle n’a pas cessé de penser à elle et de lui écrire. Julia Billet reprend le personnage de Monsieur Kassar, celui qui apprenait à lire et à écrire à Mo, dans le texte éponyme, pour le conduire à révéler son secret, celui de son réel prénom qu’il a dû franciser, ayant ainsi eu le sentiment honteux de trahir sa propre histoire. En écho à L’Autre, Christine Beigel propose Ombre, belle allégorie dans laquelle le programme des ombres s’oppose à celui de MOI, autocrate, jusqu’au jour où ombre prend conscience que MOI a aussi une ombre. Marie Colot reprend Théo, son personnage de la Danse des signes, atteint de surdité. Son amie Emma et lui sont devenus danseurs professionnels et accompagnent le flow d’un rappeur. Jo Hoestland envoie une lettre à la Petite du récit éponyme, et imagine ce que cette fillette du voyage est devenue, comment elle a vécu, a eu une fille. Pour Marie Zimmer, Nino, le héros  de Maisons de papier, est devenu architecte, et soutient son projet de fin d’étude, réhabilitation d’une fiche ferroviaire, où les rails deviennent passerelles pour relier les habitants dans un éco quartier conçu comme habitat d’urgence. Enfin Nathalie et Yves Marie Clément racontent la rencontre et le dialogue entre la lionne Labiwa de la Lionne, le vieil homme et la petite fille, et d’Oscar, le vieil homme des Amoureux du Houri-Houri, de retour dans le pays de leur origine.

Qu’on se rassure d’abord. Il n’est pas nécessaire de connaitre les récits initiaux pour comprendre et apprécier ces textes, qui ont des dynamiques narratives propres.  Bien sûr, si on les a lus, on éprouve le plaisir de la série, qui est de retrouver des personnages sur un temps long. Cette entreprise originale a bien des attraits. D’abord, celle de faire connaitre (pour celles et ceux qui seraient passés à côté d’eux) et de réunir dans un même recueil quelques-uns des auteurs contemporains les plus remarquables en littérature jeunesse. Tous partagent une même vision de l’utilité de cette littérature, des valeurs qu’elle transmet, mais sont d’accord sur la nécessité d’un pas de côté, de passer par l’imaginaire, voire la poésie pour toucher les lectrices et les lecteurs. Sans doute ont-ils tous des techniques d’écriture différentes, et c’est aussi ce qui fait la richesse du recueil. Phrases très courtes ou phrases très longues et enveloppantes, écriture poétique et métaphorique ou recherche d’un réalisme précis, tentation du fantastique, de l’allégorie ou quête d’un ancrage solide dans le réel. Plusieurs de ces textes parlent d’écriture, de lecture, qu’il s’agisse d’y intégrer superbement des haïkus écrits par des enfants en atelier d’écriture, d’évoquer l’imaginaire lié aux lettres (ce O qui enferme, mais qui est aussi la bouche d’où sort le souffle), le théâtre, la musique ou la danse, comme une façon de souligner l’importance vitale des arts et de la culture dans le monde contemporain. Plusieurs évoquent la question de la transmission, de l’amour, de l’apprentissage. Cela se voit en particulier à travers la forme de la lettre que de nombreux auteurs et autrices choisissent pour leurs récits. Les thématiques de l’identité, de l’immigration, du voyage ne sont pas loin, avec toujours ce souci de parler d’accueil et de dignité. Si ce recueil parle de notre monde actuel, il n’est pas pessimiste. Il montre des personnages en mouvement, qui sont en train de réaliser les rêves qu’ils pouvaient avoir dans le premier récit où ils sont apparus. C’est cet optimisme qui transparait dans la conclusion du dernier récit, lorsqu’Oscar explique à la lionne que les hommes ont changé, que l’Afrique reverdit, qu’on ne capture plus les animaux… On aimerait le croire sur parole. Cet optimisme est néanmoins nuancé, en particulier dans la belle lettre un peu mélancolique de Jo à la Petite, mettant en évidence l’écart entre les valeurs de notre pays, celles que promeut ce recueil, et la réalité vécue par les gens du voyage.

Cette diversité des écritures trouve un écho dans la diversité des techniques d’illustration choisies par les 12 artistes (Inès Guerrero, Aurélia Budin, Juliette Torre, Violette Mesnier, Marie-Cécile Grand, Joséphine Loiseau, Charlotte André, Emma Escat, Tom Bellanger, Maëlle Labbé, Bérangère Thominet, Matthieu Dina). Qu’il s’agisse du choix des couleurs, ou du noir et blanc, de remplir la page ou de laisser une respiration avec beaucoup de blanc, d’être dans une épure assez abstraite ou, au contraire, dans la volonté d’être au plus près du portrait, ces illustrateurs apportent des contre-points graphiques à ces textes.

Beau cadeau d’anniversaire que les Editions du Pourquoi Pas ? font à leurs lecteurs, un cadeau riche de la diversité des auteurs, des imaginaires, des écritures, des tranches de vie, au service d’un projet fédérateur qui lui donne sens, faire humanité.

C’est quoi ce bruit / Chuuut

C’est quoi ce bruit / Chuuut
Catherine Grive – Mathilde Grange
Editions du pourquoi pas 2023

Parlez moi d’amour

Par Michel Driol

Deux courts récits tête bêche dans cet ouvrage.

Chuuut. L’histoire d’une première déclaration d’amour entre un garçon – appelons-le « il » – et une fille – appelons-la « elle », comme l’aveu d’un secret, par un jour de pluie, au cœur d’une forêt. C’est quoi ce bruit ?. Une fillette entend une nuit de drôles de bruits. A pas de loups, elle s’approche, cela provient de la chambre de ses parents, qui font l’amour.

Deux récits dont les thèmes sont à la fois si proches et si lointains, deux façons d’aborder la question de l’amour. Amour entre deux enfants d’abord, et ce moment difficile de l’aveu, du premier baiser. Amour physique entre les parents, et cette scène surprise furtivement, avec ce qu’elle a d’inquiétant pour l’enfant. Un sujet – à ma connaissance – abordé ici pour la première fois en littérature pour la jeunesse, avec courage et beaucoup de pudeur. C’est cela qui frappe d’abord à la lecture de ces deux récits : leur infinie délicatesse, leur poésie, leur façon de traiter des sujets qui peuvent paraitre gênants sans jamais mettre le jeune lecteur mal à l’aise. Certains enfants ne comprendront pas forcément ce dont il est question dans C’est quoi ce bruit ? Et alors ? C’est là la force d’un texte qui sait se mettre à hauteur d’enfant (dont on suit le point de vue, les interrogations, les inquiétudes) à travers des métaphores qui évitent d’expliciter. C’est la grande sœur, protectrice, qui pose des mots sur la scène à laquelle elles ont assisté et rassure sa cadette, en faisant appel à l’imaginaire. Les deux textes, écrits dans une langue particulièrement travaillée, donnent à voir un monde enfantin dans lequel les petits détails ont leur importance, dans lequel la façon de regarder les mains de la maman qui fait la vaisselle, ou d’imaginer le voyage du noyau de cerises dans le ventre disent toute l’attention de l’autrice au regard curieux de l’enfant. C’est cette même attention aux sensations que l’on retrouve dans les premières pages de Chuuut, particulièrement riches des bruits que l’on entend, ou du gout de la première fraise mangée après la pluie. Mais reviennent dans les deux récits la question du temps, la question de l’après, la question de ce qu’on fera quand on sera grands. L’amour est-il éternel ? Est-il un secret de grandes personnes ? Les deux récits, à leur façon, parlent du rapprochement des corps lié aux manifestations de l’amour, mains et lèvres qui se touchent explicitement dans l’un, gestes cachés et implicites qui montrent l’amour dans l’autre, mais ce qu’ils en disent, avec beaucoup de finesse,  c’est qu’il y a un âge pour chaque geste, pour chaque chose, et qu’il faut prendre le temps de profiter de son enfance, de ne pas tout comprendre, mais de savoir que l’amour est là, à la fois comme un mystère et un secret partagé. On est ici aux antipodes de la pornographie  dont les images offrent aux enfants bien trop jeunes une vision déformée de l’amour,  on est dans la sensibilité et l’attention à l’autre (l’autre étant aussi le lecteur enfant de ces deux récits).

Les illustrations de Mathilde Grange ont une facture volontairement enfantine, sans aucune mièvrerie. Dans Chuuut, on est au cœur d’une forêt qu’on dirait enchantée, où les animaux sont témoins de la déclaration  d’amour. Quant aux illustrations de C’est quoi ce bruit ? , elles nous font passer progressivement de l’intérieur de la maison – on voit, par la fenêtre, au dehors une forêt de sapins – à un extérieur de plus en plus exotique, comme une façon de dire qu’en grandissant l’univers s’élargit loin du cercle familial, mais que l’amour est toujours là.

Deux textes bien complémentaires, deux récits, pleins de force et de finesse, qui, par le biais de l’imaginaire, ne laisseront pas les lecteurs indifférents tant ils portent le sceau de l’empathie de l’autrice pour ses personnages.

La Vie secrète de la forêt

La Vie secrète de la forêt
Grégoire Solotareff
L’école des loisirs, 2019

L’intimité des bois

Par Anne-Marie Mercier

Cette vie secrète avait déjà été divulguée il y a quelques années (en 2012), mais comme tous les secrets, on ne se lasse pas de l’entendre. Elles est présentée sous la forme de nouvelles (deux pages en moyenne), si courtes qu’elles sont plutôt des portraits, des situations.
La forêt de Solotareff, on le sait après avoir lu Moi, Fifi, est pleine de préoccupations humaines : jalousies, voisinages, séductions, incompréhensions, anniversaires, fêtes… tout cela est porté par une tribu souvent joyeuse de lapins, grenouilles, loups, escargots, mais aussi lutins et sorcières. On apprend la suite de la fable « Le corbeau et le renard », on assiste à un dialogue savoureux sur le livre pour enfant, on médite sur les différentes conditions, le destin et le hasard.
Mais parfois on reste sur sa faim et le narrateur nous mène en bateau. Autant dire que le public qui pourra apprécier ces nouvelles est très divers, et qu’il s’agit d’une collection dans laquelle puiser selon les envies et les circonstances.

 

Black Friday

Black Friday
Christophe Léon
Le Muscadier – collection Rester vivant – 2020

Sombre marché, jeunesse dorée

Par Michel Driol

Six nouvelles dans lesquelles les personnages sont victimes de la mode, de l’apparence, des marques, de la surconsommation. L’un d’eux se maquille et s’habille comme sa mère, pour faire des photos de mode. Un autre fait la queue pour avoir la dernière tablette. On y découvre que l’obsolescence ne touche pas que les objets. Les jeunes y sont exploités, que ce soit à St Tropez ou dans une mine de cobalt, ou deviennent enfants rois gavés. Quant au Père Noël, il fait une apparition remarquable, s’avère plein de bonne volonté, mais se heurte à la puissance de l’empire américain…

La forme du recueil de nouvelles se prête bien au but poursuivi par l’auteur en multipliant les situations, les lieux, les milieux sociaux. Cette dénonciation de la façon dont les ados sont des fashion victims tient le lecteur en haleine jusqu’à la chute, souvent surprenante, de chaque nouvelle. Comportement moutonnier, attrait pour les nouveautés technologiques, absence d’éthique, de conscience écologique ou politique, le recueil dresse un portrait sévère, peut-être caricatural, de la jeunesse actuelle. Mais la caricature est bien ici une façon de grossir le trait pour le rendre encore plus visible, voire d’introduire une dimension quasi dystopique dans le recueil. Est-ce vraiment de ce monde-là que nous voulons ? Ces jeunes gens sont-ils coupables ou victimes d’un monde ou l’apparence compte plus que l’être ? la force du recueil est de ne pas répondre directement à la question, mais de laisser le lecteur le comprendre à travers les exagérations qui accompagnent un passage vers une autre réalité, un autre monde qui risque d’être le nôtre, dans un futur proche, si on continue dans cette voie. Enfin, ce recueil ne manque pas d’humour grinçant, voire noir. Dès le titre, Black Friday, à la fois événement commercial importé des Etats Unis, mais aussi, au pied de la lettre, vendredi bien noir pour la planète. Evoquons aussi le nombre de marques citées ou évoquées, les unes bien réelles, les autres inventées, mais dont les noms sont à peu de choses près celles de marques bien connues, que le lecteur prend plaisir ainsi à retrouver. Une postface dit que c’est une façon de rémunérer l’écrivain après la suppression des droits d’auteur… Evoquons ensuite nombre de situations qui confinent soit au fantastique soit au merveilleux dans un monde particulièrement sordide (RDC, qui plonge le Père Noël dans une mine de cobalt où travaillent les enfants).

Un recueil de nouvelles que l’on consommera sans modération…

Dans un brouillard de poche – portraits au fil des écrans

Dans un brouillard de poche – portraits au fil des écrans
Thomas Scotto. Illustrations Madeleine Pereira
Editions du Pourquoi Pas ? 2020

Du pouvoir des images, sans clichés

Par Michel Driol

Il y a la grand-mère complice de sa petite fille, et qui découvre tous les bienfaits d’un usage maitrisé de cet écran. Il y a cet ado, qui refuse de passer au tableau, parce qu’il y sera photographié, harcelé, jugé, évalué sur les réseaux sociaux pour sa couleur de peau ou ses cheveux. Il y a le souvenir de cette fillette de 13 ans, Omayra, que l’on a vue agoniser et mourir en direct, victime d’une coulée de boue en 1985. Il y a cette photo d’un baiser entre filles partagée sur les réseaux sociaux. Il y a ce petit groupe d’activistes qui éteignent les publicités lumineuses… Et il y en a bien d’autres encore…

Thomas Scotto évite les clichés faciles. Il ne juge pas ses personnages – sauf peut-être un président des Etats Unis non nommé qui dirige un si grand pays avec si peu de mots…. Par cette galerie de portraits, il questionne avec sensibilité notre monde et le rôle qu’y jouent les écrans qui, souvent, font écran entre nous. Il dresse, avec finesse, un constat tout en nuances sur cette omniprésence des images dont trop souvent nous sommes les victimes. Il montre à quel point elles touchent tous les milieux sociaux, tous les âges, tous les sexes. Mais son regard n’est pas un regard de condamnation absolue. Car, s’ils nous manipulent, nous aliènent, les écrans et leur technologie peuvent aussi nous relier. Il y a un bon usage des écrans, comme dans ce texte où un ado obligé de filmer sa famille filme en fait la rue, la nuit, et y capture l’image incongrue d’un renard.

Variété des âges, des personnages, des situations, mais aussi grande variété des textes : récits à la première personne le plus souvent, portraits en tu, dialogues, collage de paroles anonymes pour parler des fake news. On est en fait très proche d’un réalisme poétique qui, en peu de mots, évoque le monde, en laissant le lecteur comprendre les non-dits des situations, se construire et se représenter les personnages. Certains textes par leur écriture, par leur usage de la langue, auraient tout à fait leur place dans un recueil de poèmes. Les illustrations de Madeleine Pereira participent aussi de ce réalisme, de cet ancrage dans le réel, mais aussi, parfois, donnent à voir un autre monde plus poétique.

Un beau recueil de textes pour sensibiliser aux usages des écrans, des images, et conduire à mieux le maitriser.

 

Petit Garçon

Petit Garçon
Francesco Pittau – Illustrations de Catherine Chardonnay
MeMo Petite Polynie 2019

Fantastique enfance

Par Michel Driol

Une dizaine de textes pour raconter quelques épisodes de l’enfance d’un personnage qu’on ne nommera que « Petit Garçon ». Façon d’en dire à la fois l’universalité, et, d’une certaine façon, la taille et l’âge très indéfini ici puisque l’on va du jardin d’enfants à la perte d’une dent de lait. Il est question de choses ordinaires, comme les relations avec les parents, les jouets, les activités comme le dessin, les accidents comme la fièvre.

C’est du ton que ce recueil tire son originalité. Car, si les situations évoquées sont assez fréquentes dans l’enfance, le recueil bascule dans l’imaginaire, le fantastique et le merveilleux de la vision du monde d’un enfant. Petit Garçon se métamorphose en mouche, donne abri à un morceau de nuit qui s’est endormi au lieu de repartir le jour venu, pénètre dans son dessin après avoir discuté avec les personnages bancals qu’il a créés, perd son reflet et part à sa recherche dans un monde étrange, voyage sur la lune. Même ses jouets préférés, ses amis, un crocodile, un hippopotame et un chien vivent des aventures extraordinaires dans une forêt inquiétante qui n’est autre que le lit, terrorisés par une main géante qui s’empare d’eux. Tout est donc jeu, mais le jeu a toujours quelque chose de très sérieux pour les enfants. Il est donc ici question d’identité, d’intégrité corporelle, d’un univers mouvant où tout peut se transformer. On songe en lisant certaines nouvelles à l’univers d’Arnold Lobel pour la façon de dire ce monde de l’enfance, fait de questions existentielles, de naïveté, de poésie et de merveilleux, dans une langue simple et accessible à tous.

Quant aux illustrations, elles semblent faites aux crayons de couleurs, ou aux feutres, et reprennent les codes du dessin enfantin avec humour et expressivité.

Un recueil de textes pour grandir debout, et partager ses sensations d’enfant.

Une drôle de famille

Une drôle de famille
Piret Raud
Rouergue 2018

Loufoques Caractères

Par Michel Driol

Adam présente les membres de sa famille, dans une série de 26 portraits. Cela va de tante Sylvie au prince Pierre,  du général Charles à sa sœur Mia. Des disparus comme l’arrière-grand-père Edouard à ceux qui sont à naitre, comme le fils d’Adam. On croise des objets quasi magiques, un médaillon, le sac à main de maman… et des animaux, une mouche, un chien… Chacun de ces personnages présente une particularité qui le fait sortir de la norme : Lena, qui pour devenir championne, ne mange que des carottes e transforme en lapin. Tante Sylvie qui garde son cœur au congélateur. Papa qui devient le portrait craché de sa chienne Polla. L’oncle Cochon qui a une petite fente sur la tête. L’arbre généalogique d’Adam est moins un arbre qu’un mille pattes… qui partirait dans tous les sens.

Dans ce nouveau recueil de Piret Raud, on retrouve sa facture : une galerie de portraits, avec des personnages qui sont tous particuliers, à la limite du fantastique, et un lien particulier entre les humains et les animaux, sans que cela ait quoi que ce soit d’extraordinaire aux yeux du narrateur enfant. Il accepte sans s’étonner toutes ces différences qui font la richesse d’une famille nombreuse, les dépeint pour le plus grand plaisir du lecteur. Cet univers de pure fantaisie n’est pourtant pas dépourvu de morale, et nombre de portraits se terminent par une petite phrase qui est une leçon de vie : accepter les différences, certes, mais surtout s’accepter soi-même sans chercher à devenir autre, et découvrir à quel point certains peuvent être altruistes.

Un recueil remplir de portraits saugrenus, drôles, mais présentés avec beaucoup de tendresse et de bienveillance : de quoi donner envie d’entrer dans cette famille où, si l’on peut rire les uns des autres, c’est sans méchanceté aucune.