La Légende d’Hippopolis

La Légende d’Hippopolis
Davide Cali – Alphonse Bardou-Jacquet
Sarbacane 2024

78 pierres

Par Michel Driol

Quand leur père meurt, ses huit fils, qui ne s’entendent pas, héritent de sa seule maison, dont ils se partagent les pierres. 11 pour les 7 ainés, 1 pour le cadet, Hippolyte.  Mais que faire avec si peu de pierres ? Le portail d’entrée de la ville qu’on va fonder, un escalier qui ne mène nulle part, un trône ou un quai. Quant au dernier, après longue réflexion, il enterre à moitié sa pierre dans le sol et la couvre d’écritures dans une langue inconnue. Et lorsque le lendemain arrivent les premiers curieux, il leur fait visiter les ruines de l’ancienne cité d’Hippopolis.

Tout commence comme un conte de partage inégal, dans lequel le plus jeune ne reçoit presque rien et devra, par sa seule intelligence, s’en sortir. Tout commence par un jeu de déconstruction, où on démolit la maison familiale. Et cela a l’air tout simple, tant dans le texte que dans les illustrations,  qui nous présentent ces huit frères, dont les noms commencent par les 8 premières lettres de l’alphabet, huit personnages aux têtes de héros de mangas, coiffés étrangement, qui d’un poulet, qui d’un fruit. Sept personnages dont on devine la bêtise (car ils détruisent la maison) et la cupidité (en s’emparant de nombreuses pierres, qui leur seront inutiles). Car ce n’est qu’une fois la déconstruction effectuée qu’ils se posent la question de savoir ce qu’ils vont faire de leur richesse… Chacun d’entre eux ne peut construire qu’un fragment du monde, une chose inutile, isolée, littéralement insensée. Chacun rêve de gloire, d’être le bâtisseur d’une ville ou d’un château, mais n’a pas les moyens de son ambition. C’est bien sûr le plus jeune qui réunit ce qui était épars, donne du sens à l’ensemble par le pouvoir de son imagination, par le récit d’un passé mythifié, faux, grandiose et désormais disparu. Le texte, d’une grande sobriété, sans effets stylistiques contraste avec l’exubérance des illustrations. Alphonse Bardou-Jacquet s’en donne à cœur joie pour proposer des architectures fantastiques, en grisaille, une ville aux rues enchevêtrées, dont les bâtiments évoquent tantôt des cirques romains, des tours circulaires, des maisons, des hangars… des bâtiments qui échappent aux lois de la pesanteur comme la tour de Bélisaire, un escalier monumental, ou un pont recouvert d’habitations défiant l’équilibre. Une ville imaginaire, à l’image des Villes invisibles d’Italo Calvino, ville trop belle pour avoir existé, ville dont on ne voit désormais que les traces et que, comme Marco Polo dans le récit de Calvino, Hippolite fait renaitre par la magie de ses mots.

Un album qui dit les pouvoirs du récit, de l’imagination, pour donner du sens à un monde brisé, épars… Et quand la légende est plus belle que la réalité, n’imprime-t-on pas la légende ?

Cabanes

Cabanes
Aurélien Débat
(Les Grandes personnes)

Les 15 petits cochons

Par Anne-Marie Mercier

L’histoire des trois petits cochons est célèbre, mais un peu courte : paille, bois, brique sont certes des matériaux de base, mais on aurait pu en trouver bien d’autres… Aurélien Débat imagine quinze configurations différentes avec de nouveaux matériaux : feuilles, rochers, blocs de glace.

Munis de ces « formes simples » qui sont autant de motifs qui se répartissent différemment sur chaque double page à fond blanc, les petits cochons font des choix divers : construire léger ou construire en dur ; faire un mur ou un pont ; construire pour soi seul ou à deux, pour jouer ou expérimenter, en hauteur ou en beauté… et le loup arrive ! que se passera-t-il ?

Ce jeu se joue à plusieurs niveaux. Il y a d’abord le jeu de l’histoire et de sa chute, celui des listes, des contraires ou des complémentaires. Et puis il y a un vrai jeu de construction, proposé en fin d’album par une planche de stickers à découper qui donne les éléments de bâti en plusieurs exemplaires et qui permet soit de reproduire les maisons des cochons, soit d’inventer à l’infini.

Cabanes a été offert à tous les enfants de la Nanterre pour Noël 2017.

Le Chantier

Le Chantier
Peter Bently – Joe Bucco
Casterman 2018

Au boulot !

Par Michel Driol

Le Chantier est un livre animé dans lequel on va détruire un vieux bâtiment désaffecté – une gare -, creuser des fondations, couler du béton,  monter des poutres en métal pour bâtir de nouvelles maisons. Enfin un tunnelier creuse le sous-sol.

L’album est focalisé sur les engins de chantier : camion transporteur, grue, chargeuse, tractopelle… nommés au fil des pages, avec un éclairage particulier pour le camion-benne, véritable héros de l’album (c’est lui qui donne son titre à l’album original), intervenant comme un fil conducteur, évacuant les gravats, dépannant un autre camion, travaillant jour et nuit… Les animations sont particulièrement variées et réussies : boule de démolition qui se balance, rabat pour découvrir les gravats une fois le bâtiment détruit, rotation du béton dans le camion toupie, ouverture des portes des camions…

Mais tout ça pour quoi ? On regrette qu’on ne voie pas la finalité du chantier : il est question de bâtir de nouvelles maisons… mais celles-ci sont construites avec des poutrelles en métal, ce qui laisse envisager un autre type de constructions (dans le texte anglais, il est explicitement question de construire une nouvelle gare…). Les héros de ce livre sont les véhicules, pratiquement toujours en position de sujet dans les phrases, le camion-benne étant quasiment humanisé, traité de champion, félicité par le récit. C’est lui qui « travaille jour et nuit auprès des ouvriers ». C’est peut-être cela le plus gênant dans cet album : si les ouvriers sont bien présents dans l’image, une seule double-page évoque leurs tâches. L’album déshumanise un peu trop ce chantier dans lequel le texte fait la part trop belle aux machines, au détriment de l’humain. C’est dommage, car les illustrations, les animations, sont particulièrement soignées, réalistes. Le titre anglais – Dump truck gets to work – met encore plus l’accent sur les engins qui semblent agir à la place des hommes, comme dans certains films ou dessins animés (Cars, par exemple). Toutefois, il n’y a aucun30 anthopomorphisme des engins dans l’album.

Un album aux belles animations, aux illustrations précises, qui, comme un imagier posant les objets en situation, a le mérite de nommer les engins de chantiers, mais dont le texte minimise trop le rôle des hommes et la finalité de leurs actions.

Girafe

Girafe
Jean Gourounas
Rouergue, 2013

Comment devenir girafe ?

Par Christine Bernard, MESFC Saint-Etienne

girafeLa parution de Girafe, suite de l’album Mille pattes, marque les vingt ans du département jeunesse de la maison d’édition du Rouergue.

L’auteur stéphanois, qui en signe le texte et les illustrations, parvient à créer une ambiance ludique pour traiter le thème du schéma corporel. Cette question s’avère dominante chez les lecteurs auxquels le livre est d’abord destiné, les enfants de deux ans. Pour cela Jean Gourounas utilise judicieusement des procédés graphiques primaires : formes géométriques, couleurs vives, aspect sérigraphié à l’effet enfantin. En outre, l’association des couleurs, des formes et des dialogues facilite la compréhension du jeune lecteur. La personnification des formes géométriques ne déstabilise en rien le jeune lecteur mais l’emporte dans l’imaginaire. Ainsi, les dialogues de la forêt représentée par un triangle vert, sont écrits en vert. Enfin, la phrase : « ça alors ! » en gros caractères et occupant une demi-page, ponctue et divise en trois parties distinctes le texte simple.

Le lecteur prendra plaisir à observer l’évolution du puzzle de la girafe géométrique. D’abord en pièces détachées, puis raté, il se construit, se déconstruit et se reconstruit tour à tour en bonhomme et en maison. Il est ainsi possible d’intervenir sur la construction de son propre corps par des tâtonnements symboliques de l’apprentissage.

Au delà, il est aussi envisageable de lire cet album avec des enfants plus âgés, pour aborder la question de la construction de la personnalité, au cours de laquelle on s’identifie souvent à d’autres personnes. Jean Gourounas parvient donc à produire un album très réussi, complet, gai, lisible et offrant une lecture à plusieurs niveaux.