D’ici là. Un genre d’utopie

D’ici là. Un genre d’utopie
Christian Bruel, Katy Couprie

Thierry Magnier, 2016

O. L. N. I. (objet livresque non identifié)

Par Anne-Marie Mercier

Album ? récit illustré ? et si oui, de quel genre : science-fiction ? essai ? manifeste ? aventures… La réponse est : rien de tout ça ! Utopie !

Une utopie à laquelle on assiste comme des spectateurs au théâtre, plongés dans une action en cours, avec un décor juste esquissé, des images floues gagnées par la neige d’un écran futur qui nous rappelle d’abord les vieux écrans du passé, au temps où les télés dormaient la nuit, avant de se rapprocher, de manière plus juste, des films de caméra de vidéo-surveillance : cette aventure (car c’en est une) futuriste nous parle aussi de notre monde :

« Une ville tentaculaire du Vieux Monde, un peu avant midi.
Les quinze tonnes d’un fourgon aéroglisseur ordinaire stationnent discrètement aux abords de ce quartier classé sensible par la gouvernance. Resté seul dans la cabine de pilotage, un androïde semble désactivé. Pourtant son scanner balaye continûment le secteur pour détecter la possible approche d’une patrouille.I »

La petite barre après le point et avant mes guillemets n’est pas une faute de frappe, mais l’indication de la place de la souris en fin de double page : ce récit est en train de s’écrire sous nos yeux. Certains mots sont surlignés de vert fluo, comme pour suggérer des liens hypertextuels. Tandis que ce texte défile, inscrit dans des « pavés » de texte gris-bleu insérés dans les images, surgissent des notifications en carrés du même vert fluo, comme des bulles émergeant ça-et-là : définitions de mots (termes techniques, néologismes, mini bios de personnages, lois et traditions de ce monde). Tout cela s’inscrit sur les images de Katie Couprie, images originales pour un réel original, accompagnées d’autres images, images jamais vues et pourtant familières : icônes, tableaux ou photos célèbres. Toutes sont traitées par ordinateurs avec des effets de pixellisation forte qui nous dit bien que ces images viennent de loin, ont été prises en cachette, nous montrent ce que l’on n’aurait pas dû voir. Allez sur le site de l’éditeur pour voir en belle résolution ces images superbes et étonnantes

L’histoire, portée par de nombreux dialogues qui, comme au théâtre, nous font voir le monde par ce qu’en disent les acteurs, débute par une scène tournée en caméra cachée : une belle fille sert d’appât pour nourrir les « archives comportementales » qui montreront les manifestations de sexisme des derniers spécimens de machos avant leur extinction définitive – du moins c’est l’idée. L’héroïne, Sacha, est une jeune fille de 16 ans. Elle est indépendante mais proche de sa mère, une activiste comédienne qui la conseille parfois, ce qui donne une touche morale à l’apologie de toutes les libertés que propose le récit (seule règle : ne pas faire de mal à l’autre). Elle a beaucoup d’amis, les principaux étant un loup-cyborg, une femme-cyborg, un ex geek et une fille de son âge, Adriana, avec qui elle souhaite vivre,

La rencontre entre Sacha et Devil, un motard du groupe ennemi, les machos de « la Horde », est l’un des épisodes principaux de ce récit qui en propose plusieurs, chacun révélant un aspect de ce monde (hommes et femmes, amour, société…) : Devil, humain augmenté, devenu androgyne à son grand dam de motard appartenant à un groupe cultivant la virilité, est la pièce maitresse d’un complot contre la mémoire et l’imagination de l’humanité : en les inhibant, on consoliderait « le besoin de croyance, au détriment de la pensée créative. Ainsi se perpétueront la domination masculine, les religions, l’exploitation et le profit. » Si cet épisode manque un peu de vraisemblance (on ne voit pas bien comment un humain aussi « augmenté », retors et savant que Devil peut être berné si facilement par une toute jeune fille – certes, aidée de ses amis), la tension entre les deux personnages, l’attirance et la répulsion qui se mêlent et le pacte qui les lie en font un moment fort.

Mais plus forte encore est la peinture du monde en train de naître, c’est-à-dire la partie proprement utopique de l’ouvrage, qui est parfaitement cohérente, détaillée, séduisante : rapports entre hommes et femmes, ressources, communications, place des animaux, transports, architecture, tout est installé par petits détails.  La « Compagnie », la société dans laquelle vit Sacha, est une communauté de 78 personnes, âgées « de deux à cent quatre ans » – chacun y a sa place –, qui vit en quasi autarcie, se préoccupe de droit animal et est membre de l’une des fédérations qui composent un « réseau coopératif horizontal ». Sacha est belle son monde est beau : on a hâte, « d’ici-là », de voir se combler tous les fossés, tomber toutes les barrières, et en attendant on se délectera des belles images et des belles idées portées par ce livre « gonflé », exigeant, dont on aura compris qu’il n’est pas pour les enfants, ni pour les lecteurs paresseux, mais bien pour ceux qui veulent explorer de nouvelles manières de penser, de conduire un récit, de construire des mondes et des images.

S’il fallait rapprocher ce livre d’un autre de Christian Bruel, on choisirait Venise n’est pas trop loin, pour l’aspect puzzle, la complicité entre les personnages, le trouble des situations, la tension, et l’âge du lecteur ou de la lectrice. Et pourtant, cela n’a rien à voir, on est en dehors de tous les cadres. Les auteurs, qui ont travaillé longtemps sur ce projet ont créé un livre venu du futur, qui nous promet des lendemains heureux, quand le Vieux Monde sera définitivement entravé et nous donne une lecture présente heureuse, « d’ici là »…

 

 

Les Colombes du Roi Soleil, t. 7 : Un Corsaire nommé Henriette

Les Colombes du Roi Soleil, t. 7 : Un Corsaire nommé Henriette
Anne-Marie Desplat-Duc
Flammarion, 2008

L’émancipation manquée de la donzelle

 Par Matthieu Freyheit

uncorsairenommehenrietteAnne-Marie Desplat-Duc, c’est Pirate Rouge et Stephi la star, c’est le bon et… le moins bon. Avec ce septième tome de la série des Colombes du Roi Soleil, nous sommes malheureusement du mauvais côté de la balance. Explications. Henriette, révèle la quatrième de couverture, « a tout d’un garçon manqué ». Tout est là, Henriette va cristalliser les oppositions nées de la constitution genrée des identités. Partir en mer, vivre des aventures, reconquérir l’honneur familial et faire la preuve qu’elle n’est pas « une faible donzelle » (dixit), voilà comment la jeune héroïne assure son oscillation vers le masculin. Parallèlement, une histoire d’amour édulcorée et haletante lui assure une féminité pérenne. Un double accomplissement du genre pour un seul personnage, donc. Et si vous percevez l’ironie du ton, c’est normal.

Ajoutez à cela un vocabulaire sucré dont la fonction supposée est de restituer à nos jeunes lecteurs les beautés du grand siècle, une couverture aussi rose que possible et une happy end à vous couper le souffle, et vous aurez saisi la teneur essentielle de ce volume. Certes, l’aventure est au rendez-vous, un peu de suspens même – un peu –, et l’auteure conserve le talent d’une écriture efficace. Mais enfin, il faut bien le dire, voilà un roman qui ne rend pas justice à d’autres, tellement plus réussis, d’Anne-Marie Desplat-Duc ; et ne rend pas justice non plus aux problématiques du genre. Car la tendance à percevoir dans le travestissement et dans le surinvestissement des codes masculins la seule voie d’héroïsation du féminin devient tout doucement inquiétante. L’inverse est-il seulement imaginé ?

Il ne s’agit certes pas de révolutionner avec Les Colombes du Roi Soleil les théories d’émancipation du féminin, mais il s’agirait aussi de ne pas donner le sentiment d’une régression généralisée. Par ailleurs, il ne s’agit pas non plus de réinterpréter les codes de l’aventure, ni même les possibilités de l’histoire. Ce qu’il nous reste ? D’aller à la rencontre d’une héroïne qui, dans la même veine, est capable de nous en apprendre bien davantage. Peut-être, pour n’en citer qu’une, la Mary Tempête d’Alain Surget.

Un autre article sur notre site, sur un autre volume des Colombes: Jeanne, parfumeur du roi.

 

La catcheuse et le danseur

La catcheuse et le danseur
Estelle Spagnol
Talents hauts, 2010

On a compris

par Christine Moulin

catcheuse.jpgC’est le problème avec beaucoup de livres des éditions Talents Hauts : à force de vouloir prendre le contrepied des stéréotypes de genre, ils finissent par tous raconter la même chose. L’ouvrage qui nous occupe ne déroge pas à la règle : c’est l’histoire d’une petite fille qui veut devenir catcheuse (et fleuriste, il est vrai, mais on oublie très vite cette concession aux goûts supposés féminins) et d’un petit garçon qui veut devenir danseur (Billy Elliot est loin, malgré tout…). Ils sont, bien sûr, en butte aux moqueries de leurs petits camarades et ils sont réhabilités grâce à l’intervention d’une grand-mère qui à un beau mariage avec un médecin a préféré la vie d’aventurière. On la voit au Pôle Nord et dans la jungle, juchée sur un éléphant : voilà un destin que même les hommes n’accomplissent que rarement, n’est-ce pas ?

Et voilà : la démonstration est finie, même si l’album se clôt sur un joyeux spectacle où chacun peut se transformer en ce qui lui plaît. La quatrième de couverture proclame : « Des livres pour les filles ET pour les garçons ». Des livres, oui, mais de la littérature ?