Les Téléphonistes anonymes

Les Téléphonistes anonymes
Agnès Desarthe
Gallimard Jeunesse 2024

Salutaire sevrage

Par Michel Driol

Elève de 5ème, la narratrice, Prudence, est invisible car elle n’a pas de téléphone. Alors que tous les autres se réunissent autour de leurs objets fétiches, échangent sur des applications de messagerie, elle est seule jusqu’au jour où Georges, le garçon le plus populaire, vient la voir et lui demander comment elle fait. Lui, il s’est fait confisquer par ses parents téléphone, tablette et ordinateur… Comment faire passer cette punition pour une décision de se passer des écrans, et transformer, sur le modèle des alcooliques anonymes, la classe en un lieu de parole et d’entraide ?

Agnès Desarthe s’attaque ici avec brio, humour et finesse à la place qu’occupe le téléphone dans les vie des ados et de leurs parents. Instrument de contrôle pour les parents qui savent toujours où est leur enfant, il leur donne l’illusion d’exister, d’être libres, de s’affranchir du temps qui passe ainsi plus vite. Mais, petit à petit, les enfants prennent conscience que d’autres relations sont possibles, que la parole peut permettre des échanges, et même qu’on peut aller chez les uns ou les autres. C’est à une vraie émancipation, libération que l’on assiste dans le roman, ouverture aux autres, prise d’initiatives en tout genre. Tout se passe comme si, paradoxalement, le téléphone les maintenait dans l’enfance et que son absence les fait grandir.

Le roman fonctionne bien, sur un mode choral, grâce à une galerie de personnages dont certains sont hauts en couleur. A commencer par la narratrice, Prudence, dont les parents sont « antiques », mais qui dispose d’une autonomie et d’une liberté que lui envient les autres. Elle sort d’une école alternative et trouve ses condisciples un peu stéréotypés. Georges, le populaire, celui qui lance les modes, est fils d’une famille aristocratique, et vouvoie ses parents. Ecclésias, l’ami d’enfance de Prudence, au prénom improbable, travaille dans un zoo pour se payer le CNED. Chacun des ados a sa personnalité en fait, et il faut toute la finesse des situations pour les faire émerger au-delà de l’uniformité des modes vestimentaires et des téléphones. Côté adultes, on découvrira le secret des parents de Prudence, mais aussi un professeur quelque peu atypique, M.Landry, qui enseigne l’histoire géographie. Outre qu’il sait faire exister dans la classe même ceux qui ne disent rien, il raconte des histoires, et établit des liens entre l’antiquité, le fameux panem et circenses, et les discours des populistes d’aujourd’hui.

Le roman décrit bien l’attachement fusionnel qui lie les jeunes d’aujourd’hui à leur téléphone, la difficulté de rompre ce fil qui les relie à la réalité, leur donne l’heure autant que des nouvelles des uns et des autres, mais leur donne l’illusion de vivre dans le réel alors qu’ils vivent dans une réalité virtuelle, un divertissement. Il le fait sans moralisme, se contentant de décrire avec finesse les relations des uns et des autres, la façon dont leurs préjugés vont petit à petit tomber, dont ils vont pouvoir se découvrir, donner un vrai sens au mot groupe, au mot amitié, au mot solidarité.

Comment ne pas conseiller à tous les ados de lire ce roman – comme un miroir reflétant leurs propres pratiques – à l’heure où le patron de Facebook, comme celui de X, limitent la modération sur ses réseaux ? Comment aussi ne pas leur dire, avec M. Landry, que connaitre l’histoire aide à comprendre le présent ?

Deux Ans de vacances

Deux Ans de vacances
Jules Verne, Frédéric Pillot
Abrégé par Thibault Vermot
Sarbacane, 2023

Un classique pour d’autres jeunes Robinsons

Par Anne-Marie Mercier

Pour ceux qui ne connaissent pas Deux ans de vacances (1888), roman de Jules Verne au titre trompeur, il est urgent de le lire, car c’est un petit chef-d’œuvre (enfin, pas si petit). Il est proche de Robinson Crusoé, bien sûr : les héros, de jeunes naufragés, abordent sur une île déserte, qui ne le restera hélas pas assez pour leur épargner quelques grandes frayeurs.
Pas d’adulte avec eux, à part un jeune mousse, cela le différencie des autres robinsonnades de Jules Verne. La nature du groupe (14 garçons inscrits dans le même collège de Nouvelle Zélande, de nationalités différentes) le rapproche de Sa Majesté des mouches de Golding, comme la difficulté de la survie et la tension qui règne entre les enfants, qui augmente sans aller jusqu’aux extrêmes de sauvagerie dans laquelle tombent certains personnages de Golding.
Son seul défaut est d’être un peu long sans doute pour les lecteurs modernes : cette édition l’a raccourci un peu (mais pas trop : il reste 179 pages dont un tiers est couvert par l’illustration, très présente, et la mise en page aérée. De nombreuses pleines pages aux superbes couleurs  augmentent tantôt la beauté de l’aventure, avec de magnifiques paysages et des perspectives vertigineuses, tantôt  la noirceur de certains passages.
Un beau cadeau des éditons Sarbacane, sans doute pour des lecteurs expérimentés malgré l’apparence un peu trop enfantine des images. Ce que l’album chroniqué plus bas (Les Petits Robinsons) recensait comme difficultés de survie, ce récit le met en actes. Les héros ont bien du mal à les surmonter, mais ils les surmontent et le roman finit avec un bel optimisme : la rédemption est possible, le danger réunit les hommes, vive Jules Verne !

Attendez-moi

Attendez-moi
Dorothée de Monfreid
Ecole des loisirs – loulou & Cie -2015

Le dernier des toutous

Par Michel Driol

attendezToute la bande de toutous porte le bateau, Nonoss IV, pour le mettre à l’eau. Tous, sauf Omar, le retardataire, avec son énorme sac à dos. Tandis que le bateau part, il reste seul sur la plage, traverse à la nage sur son énorme bouée derrière le bateau, souffle tandis que ses copains vont à l’eau. C’est alors qu’il prend le bateau, et le gouter… C’est aux autres de lui demander de les attendre ! Alors que tous se précipitent sur le bateau, il se renverse, tandis qu’Omar profère la morale : « Je vous l’avais bien dit, il fallait m’attendre »

Voici un album cartonné, plein d’humour et de tendresse, destiné aux plus petits.  Chaque page, à la façon d’une vignette de bande dessinée, montre le groupe de personnages, dont un – parfois plusieurs – parlent dans une bulle. Le décor est réduit, ce qui facilite la compréhension de l’avancée de l’histoire : la plage, représentée par un aplat de jaune au-dessous d’un aplat de bleu pour le ciel, la mer et l’ile, avec, comme il se doit, son palmier ! De ce fait, l’attention se porte sur les protagonistes, tous différents (par les costumes, les accessoires telles les bouées), saisis à chaque fois dans des  attitudes et activités variées. En contraste avec le groupe de toutous, qui semblent vivre à l’unisson, Omar a toujours un temps de retard, jusqu’à la chute de l’histoire, qui procède d’un renversement la fois narratif et matériel !

Gageons que cet album plaira aux tout-petits, qui se reconnaitront dans le personnage d’Omar : plus lents, plus maladroits que les autres mais cherchant néanmoins à s’intégrer à un groupe et à en partager les jeux et les expériences.

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Qui a peur de quoi ?

Qui a peur de quoi ?
Coralie Saudo
Les 400 coups

A chacun sa peur

Par  Chantal Magne-Ville

Qui a peur de quoi ? .gifUn album qu’on ne se lasserait pas de palper tant sa couverture rembourrée est douce sous la main. Il renouvelle avec bonheur les rimes sur les prénoms en traitant des craintes enfantines. Chaque enfant a sa peur, sauf Adrien qui affirme n’avoir peur de rien, mais de ce fait se retrouve seul et malheureux.

L’illustration totalement redondante avec le texte permet à l’enfant d’anticiper sur la rime qui va suivre. Sur un fond constitué de collages colorés et inventifs, les personnages enfantins, ronds à souhait, semblent des galets peints auxquels on a rajouté des bras, ce qui ne limite cependant pas leur expressivité. Ecole, piscine, jardin public, l’univers des enfants est transposé et totalement reconnaissable avec un luxe de détails qui mêlent réalisme, fantaisie et merveilleux. Un livre précieux car il montre l’importance du groupe et de la diversité.