Lettres des îles Baladar

Lettres des îles Baladar
Jacques Prévert, André François
Gallimard jeunesse (1952), 2024

Iles, éternels refuges

Par Anne-Marie Mercier

On ne raconte pas les Lettres des îles Baladar. D’abord parce que c’est un album bien connu (qui méritait amplement d’être réimprimé, merci Gallimard !), ensuite par ce que l’argument en est très simple et que sa saveur tient au rythme, au style, à sa gravité et à sa légèreté.
Un archipel ignoré du grand continent vit heureux, en autosuffisance,  jusqu’au jour où sur le « Grand Continent » on apprend qu’il s’y trouve de l’or. Invasion, destruction, soumission, révolution et enfin expulsion rythment l’histoire. C’est le modèle de bien des histoires coloniales, à ceci près qu’ici la fantaisie, la drôlerie et l’optimisme gagnent toujours. Le mal y  est défait pour toujours. De tous les apports des colons, seul le cinéma est gardé, et encore, un cinéma que les habitants font eux-mêmes et non celui qu’on leur vend.
Les dessins en bichromie d’André François accompagnent parfaitement le style de Prévert. Proches du graffiti, ils dressent des portraits savoureux des personnages, du grand méchant (le Général Trésorier de Tue Tue Paon Paon) à son adversaire, le singe Quatre-mains-à-l’ouvrage, le balayeur de l’île qui devient son sauveur.

Pépite à lire et relire et à offrir à tout âge, pour tous les âges.

 

La Grève

La Grève
Murielle Szac
Calicot 2024

15 jours en février…

Par Michel Driol

Les Editions Calicot rééditent ce roman, paru en 2008 au Seuil, roman qui n’a rien perdu ni de son actualité (hélas), ni de sa force (heureusement). Mélodie a 13 ans, et est élevée par sa mère avec ses nombreux frères et sœurs, dans une ville du Nord de la France. Le père, ancien syndicaliste, ne les voit que rarement. Par hasard, Mélodie découvre un porte document contenant un plan social visant l’usine textile où travaille sa mère, seule et dernière usine de la ville. C’est la grève, l’occupation de l’usine, la découverte pour elle d’une nouvelle forme de relations sociales, de solidarités. On tente, sans succès, de relancer la fabrication… avant que la violence ne monte et que l’usine ne ferme.

Voilà un roman à la fois plein de tendresse et de justesse sur la classe ouvrière. Tendresse pour ces personnages, pour la façon de les construire, de les présenter, sans aucune caricature. Des joies simples, désormais souvenirs, comme cette journée au bord de la mer. Une façon de s’occuper des enfants, entre voisines. Mais aussi les sentiments complexes de Mélodie à l’égard de sa mère, simple ouvrière, qui ne lui achète pas les vêtements « à la mode »… Justesse dans ce qui est dit et montré des valeurs de solidarité, de partage, d’entraide, et ce sens de la dignité qui a été, et est encore, souhaitons-le, celui de la classe ouvrière. Justesse aussi dans les rapports humains, dans les multiples détails réalistes liés à la vie dans l’usine occupée, ou dans la cité, quartier périphérique d’une grande ville. Justesse aussi dans la désaffection à l’égard des syndicats et dans la violence des rapports de production actuels, et ce qu’ils ont comme effets négatifs sur les individus.

Le résultat est un roman poignant qui dresse un tableau sans concession de notre société, où la télévision locale n’attend que des clichés quand une journaliste indépendante tente de faire le portrait du patron voyou, mais qui montre aussi comment une adolescente découvre le vrai visage de sa mère dans une usine où ce sont surtout des femmes qui travaillent. Roman féministe donc, roman dont on n’attend en le lisant aucun happy end, malheureusement, mais roman qui est là comme pour porter témoignage de formes de vie, d’organisation d’une classe dont certains voudraient nous faire croire aujourd’hui qu’elle n’existe plus.

Un roman plein de l’humanité de son autrice, à lire en pensant à toutes les luttes sociales, fussent-elles perdues, à lire aussi pour ne pas porter de jugement trop hâtif sur les destinées individuelles.

Henri l’escargot

Henri l’escargot
Katarina Macurová
Albatros 2023

Etre ou ne pas être comme les autres

Par Michel Driol

Il est né sans bave, Henri, le petit escargot, et, de ce fait, il ne peut pas grimper sur les plantes comme les autres. Il tente de pallier son handicap, à l’aide de ses antennes, de miel, de résine… Peine perdue ! Mais, en s’entrainant à porter de lourdes charges en équilibre pour se muscler, il parvient à faire l’acrobate sur les tiges. Et lorsqu’un beau jour une limace qui voulait une coquille comme la sienne l’emmène au sommet d’une fleur, c’est la découverte d’un nouveau monde : les autres apportent leur aide à Henri pour grimper, et en échange, il leur ouvre le monde du cirque et de l’acrobatie.

L’escargot est un des animaux récurrents en littérature pour la jeunesse. Lent, petit, fragile, il permet assez facilement que les enfants s’identifient à lui. Henri ne fait pas exception, lui qui est dessiné très peu anthropomorphisé (avec une bouche et des antennes expressives, et des yeux grand ouverts sur le monde). Mais surtout avec ses qualités : sa détermination, sa volonté sans faille, son désir de faire comme les autres, de vaincre le handicap avec lequel il est né. Il donne une belle leçon d’humanité ! La dynamique du récit fait passer, de façon intéressante et pertinente, d’une problématique individuelle à une problématique sociale. Seul, Henri ne peut réaliser ses rêves. Il a besoin des autres, mais, en échange, il a quelque chose à leur apporter. C’est cette solidarité, qui les conduit tous à ses dépasser dans une dimension joyeuse, ludique, artistique, circassienne, que l’album met en évidence avec beaucoup de douceur et de délicatesse. L’acceptation de la différence ouvra ainsi de nouveaux horizons.

Le texte, avec sobriété, épouse le point de vue d’Henri, lui donne la parole, et commente ses actions sans devenir envahissant, histoire de donner la part belle à de splendides illustrations qui rythment le récit. Tantôt en double page (avec des vues d’un grand réalisme poétique sur le jardin, la nature luxuriante), tantôt en strips animés montrant les efforts d’Henri, elles savent aussi faire un écho à la fantaisie du texte lorsque l’on voit les escargots devenus personnages de cirque (clowns, acrobates, équilibristes…). Et que dire de la dernière illustration où un pot de fleurs renversé, ébréché, devient un chapiteau de cirque vers lequel convergent tous les insectes ! C’est plein de couleurs et de vie…

Une douce histoire pour aborder des thèmes sérieux comme celui du handicap, de l’entraide, avec une grande simplicité et comme une espèce d’évidence dans la façon d’accepter la différence de la part des différents personnages… Un album pour développer naturellement des compétences sociales de ses lectrices et de ses lecteurs.

Délit de solidarité

Délit de solidarité
Myren Duval
Rouergue doado 2021

Ils ne savaient pas que nous étions des graines

Par Michel Driol

Une bande de copains de troisième, quelque part en Picardie, quelques jours avant le brevet. Il y a là la narratrice, Lou, son amie Soname, et trois garçons, Eliott, franco-anglais souvent seul chez lui, Victor, déjà tenté par quelques drogues, et Roman, plus timoré. C’est dans les anciennes carrières qu’ils ont l’habitude de fréquenter qu’ont trouvé refuge deux migrants venus de Syrie et leur nièce, Farah, orpheline. La bande d’ados va venir en aide aux Syriens, leur apporter des médicaments, des vêtements, de la nourriture, jusqu’au jour où des gendarmes font irruption au collège et les interpellent, pour aide au séjour d’étrangers en situation irrégulière.

Le roman suit au plus près le questionnement de la bande de jeunes, en particulier de la narratrice. Ils se sentent pris en étau, entre le désir de venir en aide, en particulier lorsque Farah tombe malade, et la promesse qu’ils ont faite de n’avertir personne. Ils ne sortent pas indemnes de leur découverte bouleversante du monde de l’exil, et c’est là la grande force du roman. Comment s’intéresser à la grammaire, au brevet, quand il y a des guerres, des exilés (l’un des oncles était directeur d’école et avait constitué toute une bibliothèque sous les bombes…) ? Quelles sont les priorités dans la vie ? A qui faire confiance ? A qui parler ou ne pas parler ? Justesse donc des réactions et de l’évolution des pensées des personnages, retranscrites avec fidélité par Lou, troublée par le sort de Farah en qui elle voit comme un double d’elle-même, ce qu’elle serait peut-être si elle était née ailleurs. Mais réalisme aussi du roman qui se clôt sur une fin ouverte permettant de montrer que les adultes aussi sont capables de solidarité. Myren Duval écrit une belle scène lorsque les gendarmes font irruption au collège et que la vieille professeure de français s’en prend à eux avec véhémence, défendant ses élèves et une certaine conception de la solidarité. Comment peut-on être coupable de vouloir aider ? Attitude aussi pleine de retenue, de délicatesse, d’intelligence des parents de Lou, qui ont tout compris sans rien dire, et ont pu venir en aide aux Syriens avant l’intervention des gendarmes. Jusqu’où continueront-ils leur long chemin d’exil ?

Un beau roman, nécessaire aujourd’hui encore, qui montre des adolescents faire preuve de débrouillardise, de solidarité, de tolérance et d’ouverture d’esprit et s’interroger vraiment sur le monde qui les entoure.

Les petits pas perdus

Les petits pas perdus
Gérald Dumont – Xavière Broncard
L’initiale 2023

Une famille sur la route de l’exil

Par Michel Driol

La narratrice est une fillette africaine que l’on voit d’abord dans un village africain archétypal, avec ses cases. Papa a décidé qu’il fallait partir. Et toute la famille, la mère, le père, le fils cadet, joliment nommé Il-le-Petit, prend le chemin du Nord, vu comme un lointain lieu d’abondance et de sécurité. Il faut traverser les déserts, affronter les scorpions,  supporter les orages, donner tout l’argent aux passeurs pour traverser la mer sur une barque. Et c’est l’arrivée dans une ville aux trottoirs propres comme le  couloir d’un palais. Jusqu’où jour où la police les arrête et où il faut retourner d’où on est parti.

Voilà un album fort sur un sujet plein d’actualité, traité ici avec douceur et réalisme, grâce à la fois à la langue (qui touche souvent à la poésie, une poésie sans mièvrerie, mais destinée à rendre plus sensibles les drames), et aux illustrations (aux couleurs chaudes presque saturées, créant un univers rassurant où la mer est bien bleue). Le texte est pris en charge pour l’essentiel par la fillette, mais celle-ci donne souvent la parole aux autres membres de la famille, permettant ainsi d’entendre leur voix. Son écriture repose sur la répétition et l’oralité. Répétition de formules du père, reprises par la fille, en particulier toutes les variations sur « il ne rigole pas avec ça », dont celle qui clôt le livre sur un élan de fraternité malgré le drame en train de se vivre. Façon de montrer qu’il y a des choses graves dans le monde actuel. Répétition aussi de verbes à l’infinitif, imprimés en blanc, comme marquant la disparition du sujet derrière l’action qui l’occupe tout entier, verbes revenant comme des leitmotivs pour se donner du courage, verbes dont chacun serait à questionner. Marques d’oralité, à la fois dans l’importance des paroles des uns et des autres rapportées au discours direct, mais aussi dans l’adresse finale de la narratrice aux lecteurs enfants, dans laquelle elle exprime ses regrets de ne pas les avoir mieux connus, et l’espoir de les revoir, un jour meilleur… S’entremêlent habilement les trois thèmes habituellement traités par les albums sur les migrations : l’espoir d’une vie meilleure (matérialisée ici de façon très concrète par les propos des enfants, qui attendent de manger du poisson sans arêtes ou de voir les crocodiles en sacs, comme des images d’un pays de Cocagne à hauteur d’enfants), les dangers affrontés et les peurs, et enfin les souvenirs et la nostalgie du pays. Cette peur d’oublier les bruits est, de façon magistrale, ce qui ouvre et ferme l’album. Peur d’oublier les bruits d’Afrique, peur d’oublier aussi ce qu’on a perçu du monde du Nord. Car, au fond, c’est bien d’identité que parle cet album. Qui est cette fillette qui pleure et veut poser son sac trop lourd où elle ne porte qu’elle ? Belle réponse de la mère, qui explique que dans ce sac, il y a aussi tout ce qu’elle a laissé. C’est ainsi que, de façon métaphorique, est abordée la question de ce qui nous construit, de ce qui nous relie aux autres.

Que lire derrière l’ambiguïté du titre, qui est aussi à questionner ? Comment interpréter le « pas » ? Comme la marque de la négation : les petits ne se sont pas perdus, malgré ce voyage vain puisqu’il se termine par une reconduite à la frontière ? Ou au contraire une série de petits pas perdus, une marche harassante et inutile, puisque tout se termine par le retour au pays ? Quoi qu’il en soit, cette odyssée, pleine de dignité, de courage, d’amour, illustre la courage des migrants sans aucun misérabilisme. La fin, en clair-obscur, souligne à la fois le caractère abrupt de l’interpellation policière et l’espoir de la fillette d’un monde plus fraternel, puisque, dit-elle aux lecteurs, vous êtes des enfants… formidables. Cette note d’espoir, cette confiance dans les générations futures, dans un monde plus fraternel, est ce que nous retiendrons de cet album qui, comme toujours chez l’éditeur, est accompagné d’une fiche permettant une discussion à portée philosophique sur son site, dont nous retiendrons deux entrées, pour en montrer le sérieux et la qualité : Peut-on aimer le monde si le monde n’est pas doux ? ou encore Y a-t-il des sujets dont il ne faut pas rigoler ? Et pourquoi ?

Un album plein d’empathie qui incite à reprendre le poème de Boris Vian en hommage à tous les enfants victimes des guerres pour l’adresser à tous les enfants sur les routes de l’exil :
A tous les enfants qui sont partis le sac à dos
Par un brumeux matin d’avril
Je voudrais faire un monument
Un album engagé et salutaire aujourd’hui !

Ours d’hiver

Ours d’hiver
Irène Schoch
Editions des éléphants 2023

V’là l’Hiver et ses dur’tés / V’là l’ moment de n’ pus s’ mettre à poils

Par Michel Driol

Aldo, comme chaque année à la fin d’un automne un peu plus long et chaud que d’habitude, découvre qu’il y a un parking à la place de sa tanière. Le voilà obligé d’affronter l’hiver, de trouver un abri, des vêtements chauds, des petits boulots. Dans ce monde dur, quelques coutumes l’étonnent, comme Noël , la galette des rois ou le carnaval. Il découvre enfin la solidarité de toutes celles et ceux qui l’aident à attendre l’été.

Il n’est pas simple d’aborder la question des sans-abris, du monde de la rue, avec des enfants. Irène Schoch le fait ici avec beaucoup de sensibilité. En choisissant d’abord d’inscrire son récit, par les illustrations, dans un univers composite où cohabitent des animaux très différents – mais anthropomorphisés – et des humains. Si l’on est bien dans un univers urbain, celui-ci est en quelque sorte étrangisé  par la diversité de ses habitants. Ensuite en choisissant de faire d’Aldo un narrateur toujours positif, content de ce qui lui arrive, satisfait de son sort. Cette solution narrative plonge le lecteur au plus près de ses émotions, réactions, inquiétudes et surprises devant cet univers de l’hiver qu’il découvre pour la première fois. Se mêlent ainsi, mises sur le même plan par le récit,  la dure découverte du monde de la précarité et celle, plus légère, de l’hiver et de ses coutumes par un animal étranger à cette saison. Le choix de l’ours n’est pas anecdotique* : c’était, au moyen âge, l’animal considéré comme étant le plus proche de l’homme (par sa stature, sa capacité à marcher sur deux pattes), il est aussi, en version jouet, le nounours dont chacun sait l’importance qu’il occupe dans l’imaginaire enfantin. C’est enfin par la façon de montrer le refus de l’exclusion et la solidarité active de toutes et tous que l’album illustre des valeurs d’entraide et de partage bien nécessaires aujourd’hui.  Pas de pathos, mais beaucoup de tendresse donc dans ce récit qui se situe par ailleurs dans un monde très contemporain : celui d’un changement climatique avec des automnes plus longs, celui d’une disparition de la nature sauvage pour faire place à une urbanisation de plus en plus poussée. Pas d’angélisme non plus : les premiers temps d’Aldo dans l’hiver sont difficiles. Pudiquement, il avoue n’être « pas toujours le bienvenu ». On appréciera la délicatesse de la litote. Les illustrations, pleines de couleur et de vie, sont très complémentaires du texte. Elles montrent des personnages le plus souvent souriants, complices.

Faire découvrir à des enfants l’hiver du point de vue des sans-abris, voilà le défi que relève avec justesse cet album porteur d’un bel espoir dans l’humanité !

* On rapprochera ce choix de celui de Franck Tashlin dans Mais je suis un ours moi !, dans les années 1970.

Hana et le vent

Hana et le vent
Joëlle Veyrenc – Illustré par Seng Soun Ratanavanh
La Martinière jeunesse 2022

Un pont entre deux mondes

Par Michel Driol

Tout en haut d’une montagne se trouve le village de Washimura, un village papier dont les habitants sont si légers qu’ils redoutent les vents d’automne. De l’autre côté de la vallée se trouve Vert Sylver dont on voit parfois les lumières s’allumer. Petite fille frêle et silencieuse, Hana excelle dans l’art du kirigami, l’art du découpage du papier. Jusqu’au jour où un vent fort se lève. Les experts, mandatés, découvrent qu’il vient de moulins à vent dressés sur la montagne en face. Mais comment parvenir de l’autre côté de la vallée, pour en informer ceux du village de Vert Sylver ? Hana a l’idée de réaliser un immense pliage de papier pour réaliser une passerelle reliant les deux villages. Avec l’aide des villageois, et d’un oiseau pour franchir le précipice, la fragile passerelle est installée, et Hana l’emprunte. Elle découvre alors un autre mode de vie, parvient à régler le problème des moulins à vent, et les deux villages, une fois la passerelle consolidée, peuvent enfin tisser des liens.

Voici un ouvrage fortement inspiré par la culture orientale et magnifiquement illustré par Seng Soun Ratanavanh à partir de compositions extrêmement minutieuses en papier découpé aux couleurs très délicates. Papier découpé en fait pour le premier village, dans une dominante aérienne et pure de blanc, mais carton plus massif découpé pour le second village, arbres solides et maisons robustes. Graphiquement, c’est parfaitement réussi et les deux univers se conjuguent dans la dernière image, la passerelle renforcée de carton.

L’histoire est porteuse, bien sûr, de valeurs de partage. Il s’agit d’agir ensemble pour un monde meilleur. Pas de méchants dans cet album, pas de coupables, mais des individus qui agissent en toute bonne foi, et trouvent des solutions pour que chacun puisse vivre. Très métaphorique, le texte nous renvoie à notre fragilité face à la nature qui peut être déchainée, mais avec laquelle il faut vivre, quitte, comme les habitants du premier village, à se lester pour ne pas s’envoler. C’est aussi de dérèglement climatique qu’il est question, et de la responsabilité humaine dans ce phénomène. C’est d’harmonie enfin qu’il est question, d’harmonie entre communautés, d’harmonie avec la nature. Utopie, peut-être, mais pleine de valeurs et porteuse d’espoir.

Un conte humaniste, superbement illustré, pour inciter à dépasser nos différences pour aller vers un monde plus harmonieux.

Les Minuscules

Les Minuscules
Claude Clément – illustrations de Tildé Barbey
Editions du Pourquoi pas  2022

Chaque homme dans sa nuit s’en va vers sa lumière (Hugo)

Par Michel Driol

Dans un pays en guerre, se rendant à l’école, Bassem découvre sa maison soufflée par une explosion. Orphelin, cheminant parmi les décombres, il rencontre d’abord une vieille femme qui réussit à sauver quelques plants de fleurs et de légumes de son jardin, puis un jeune homme qui joue du piano, son amie Shadia et son petit chat, son instituteur qui s’acharne à sauver les livres de la bibliothèque, un homme qui traine une charrette remplie d’eau potable et une troupe d’artistes ambulants… de quoi se délivrer de ses larmes et continuer à vivre.

Il s’appelle Bassem… il pourrait bien aussi s’appeler Yuriy  ou Anastasiya, Moussa ou Fatou…Les Minuscules dit avec force, à hauteur d’enfant, les désastres de la guerre, dans une langue épurée et réduite à l’essentiel, dans un texte qui force le lecteur à épouser les sentiments et les émotions du héros, son désarroi, le grand vide qu’il ressent à la perte de tout ce qui constituait sa vie et son univers, à l’image de cette boutique, héritée d’un aïeul, désormais détruite. On suit donc son errance dans cette ville détruite, à travers des rencontres symboliques qui mettent l’accent sur ce qu’il faut pour vivre et survivre : les plantes pour la nourriture, les fleurs pour la beauté, l’eau, l’amour, et aussi la culture. Pourquoi sauver les livres s’il n’y a plus rien ? Parce que le jeu, le rire, l’art sont indispensables face à la brutalité des bombes. Ils sont ce qui constitue notre mémoire, notre humanité, notre façon d’être ensemble dans un partage d’émotions sans lequel nous ne pourrions pas vivre, pour continuer à aller de l’avant. Les Minuscules, ce sont tous ces personnages, Bassam comme celles et ceux qu’il rencontre, ces gens de peu, ces gens de rien, ces victimes de ceux qu’on nomme grands, mais qui peuvent se montrer solidaires, créatifs, et capables de combattre la folie aveugle, absurde et destructrice de la guerre. Parvenir à semer quelques grains de lumières, écrit l’autrice à propos de son texte, c’est une piste que suit avec bonheur l’illustratrice. Grains de lumière ou grains de sable, telles sont les traces laissées par Bassam dans sa fuite, celles qu’on retrouve en forme d’étoile, ou sous les pattes du chat, qui constituent comme un fil doré au sein de cet album. Les illustrations ne cherchent pas le réalisme, mais déconstruisent et reconstruisent le monde, à la façon de métaphores visuelles dans lesquelles les livres deviennent portes ou tentes,  et les touches du piano des marches sur le chemin. Comme un contrepoint au tragique de l’histoire, elles disent l’espoir d’un monde meilleur vers lequel marcher pour aller, comme écrivait Hugo, vers sa lumière.

Un album qui adopte un point de vue singulier et original sur les enfants dans la guerre, pour dire de façon très poétique la nécessité de la solidarité et de la culture pour résister et survivre  aux atrocités du présent.

Le Poème de Fernando

Le Poème de Fernando
Eric Pessan
Thierry Magnier –Petite poche – 2022

Quand on prend soin d’un poème

Par Michel Driol

A 64 ans, Fernando trouve par terre un poème tout chiffonné. Ce dernier, petit à petit, reprend vie, et Fernando se promène avec lui dans tout le quartier et tous les deux deviennent célèbres. Mais un enfant, seul et triste, les regarde avec des yeux pleins de colère. Le lendemain, Fernando lui donne le poème, puis va le nourrir, jusqu’à ce que l’enfant parte ailleurs, et qu’il lui envoie un poème, jeune, vif et intrépide.

Que peut la poésie aujourd’hui ? Qu’est-ce qu’un poème ? Ce sont à ces questions, en faisant appel à l’imaginaire, que répond ce court roman. La fable montre que le poème est vivant, qu’il échappe à tout, suit sa propre voie, mais surtout qu’il est capable d’apporter à chacun quelque chose d’essentiel. Avec un côté quelque peu brechtien, d’abord vient la bouffe, ensuite la poésie, le roman parle aussi de l’accueil des réfugiés, de la façon de prendre soin d’eux comme de la poésie, qui est définie aussi bien négativement, par ce qu’elle n’est pas, que positivement, dans ses multiples variations.

Un roman court, destiné à de jeunes lecteurs débutants, qui indique la nécessité de la littérature, et plus particulièrement de la poésie pour vivre.

Imbécile heureux

Imbécile heureux
Jean-François Sénéchal
Romans Sarbacane 2021

La journée qui s’en vient est flambant neuve

Par Michel Driol

Au matin de ses 18 ans, Chris découvre que sa mère est partie. Chris est handicapé mental, a suivi toute sa scolarité dans des « classes spéciales ». Dès lors Chris s’adresse à sa mère, mêlant souvenirs aigre-doux, et sa façon de continuer à vivre au quotidien sans elle, grâce au soutien de quelques adultes amis qui lui procurent petits jobs et amitié, auxquels Chris s’attache et qui finiront par constituer sa vraie famille.

Venu du Québec où il est paru en 2016, voici un magnifique portrait d’un de ces « idiots » de la littérature. Chris est d’abord attachant par sa candeur, sa naïveté, mais aussi sa finesse à comprendre les choses sans forcément avoir les mots pour les dire. Il dit sa relation complexe avec sa mère, dont le roman dessine le portrait en creux, mère célibataire encombrée de cet enfant hors norme qu’elle protège tout en le rejetant. Il parle auusi de ses relations complexes aussi avec les autres adultes, comme la propriétaire de l’immeuble, ou un homme à tout faire marginal… Il évoque enfin ses relations complexes avec les filles, comme Rébecca qui rêve de devenir actrice à Hollywood, ou Chloé qui souffre du même handicap que lui, mais confectionne des bonnets qu’elle vent au marché. Chris ne baisse pas les bras, et fait preuve d’un courage et d’une force qui l’empêchent de sombrer dans le désespoir. C’est aussi le portrait choral d’une communauté populaire dans la banlieue de Montréal, entre blocs d’immeubles et marché aux puces, trafics de voitures et bowling, une façon de montrer la solidarité en action et l’attention aux autres, l’intégration de ceux qui sont différents par le travail et la débrouillardise. C’est un roman d’initiation, de découverte de l’amour et de la sexualité, du monde des adultes, dans lequel le héros en quête de sa mère finit par se trouver lui-même, au sein d’une famille de cœur.

Le récit est touchant, voire bouleversant, tant par les mots de Chris, le narrateur, dans ses doutes, ses questionnements sans réponse, sa bonté naturelle et son absence de malice. Il est écrit dans un français savoureux du Québec, avec ses tournures, sa syntaxe particulière, son vocabulaire typique (un lexique figure en fin de volume). Du coup, le roman propose un certain exotisme aux lecteurs français : exotisme de la langue, des lieux, des coutumes, mais aussi du personnage principal fragile et fort, à la fois pudique et impudique dans sa façon de se dire. Signalons aussi que l’auteur indique une bande son de chanteurs québécois à ne pas manquer !

Un roman chronique optimiste, aux personnages atypiques, positifs et émouvants dans leurs rêves, leurs espoirs, qui parle de handicap et de déficience mentale sans misérabilisme, mais avec beaucoup d’empathie et qui donne furieusement envie de vivre dans cette petite utopie qu’est cette banlieue populaire de Montréal, autour de son boulevard.