Lily et les créatures de la nuit

Lily et les créatures de la nuit
Nick Lake, ill. d’Emily Gravett
Traduit (anglais) par Thomas Leclere
Seuil, 2024

Frissons

Par Anne-Marie Mercier

Lily, dont les parents sont partis à la maternité pour la naissance de leur deuxième enfant, s’enfuit de la maison de sa grand-mère qui la garde pour revenir dans sa propre maison, vide d’occupants. Hélas, elle n’est pas vide, mais un couple, qui ressemble à ses parents tout en ayant des aspects légèrement différents, s’y trouve et l’en chasse brutalement. Dans le jardin lui aussi bizarrement changé, elle rencontre des animaux qui viennent l’assister et la conseiller. Elle comprend grâce à eux (un corbeau, une taupe, un serpent, une souris) qu’il faut qu’elle arrive à chasser ces intrus, pour sauver sa famille et elle-même. Ils ont d’excellentes idées, souvent originales, sur les différentes techniques pour pénétrer dans la maison. Elle devra faire plusieurs tentatives, de plus en plus risquées.
Ce roman est proche du conte. On y trouve un peu de magie et des échos d’anciennes histoires de plume et de clefs, de faux parents (Le Prince Pipo de Gripari), de maison autrefois familière et hantée (Coraline de Gaiman).
C’est aussi un livre qui traite de la difficulté des enfants malades à s’ancrer dans leur famille et leur quotidien entre les séjours à l’hôpital : Lily n’est pas seulement une enfant inquiète de l’arrivée d’un petit frère ou d’une petite sœur, elle est gravement malade et doit faire de nombreux séjours à l’hôpital. Elle est taraudée par la hantise des soins passés et à venir qu’elle a à subir, par la souffrance et la peur, et surtout par le sentiment de ne plus être l’enfant merveilleux né au foyer de ses parents. Ce sont ses peurs qui font lever ces créatures inquiétantes et l’atmosphère sombre rendue manifeste par des pages encrées de noir ou de gris.
Pour contrebalancer toute cette noirceur, le roman est souvent drôle et Lily a une belle énergie. Les animaux qui viennent à son aide ont beaucoup d’humour… et d’humanité. Ils semblent sortis de ses lectures, montrant la force de la littérature et de l’imaginaire qu’elle sous-tend pour lutter contre les peurs. Les belles encres d’Emily Gravett jouent sur les deux tableaux, tantôt réalistes tantôt fantaisistes, tantôt rassurantes, tantôt inquiétantes, tantôt drôles, tantôt attendrissantes.

Le Secret des sables

Le Secret des sables
Levi Pinfold
Traduction (anglais, UK) par Claire Billaud
L’école des loisirs, 2023

Nouveau classique, beauté pure

Par Anne-Marie Mercier

L’album s’ouvre sur un poème : « Roses blanches nous vous suivons vers l’Oracle du Vallon/ Désert de mort puis la fontaine d’une demeure souveraine / Au calice ayant goûté, nous entrons dans le palais / Rompons le pain pour le Gardien, descendons toujours plus loin / En plongeant dans le bassin, nous tombons entre ses mains / Loin de tout ce qui est, prisonniers à jamais. »
Pour l’héroïne de l’histoire, une fillette qui roule avec ses trois grands frères (Bill, Dany et Bob) dans une vieille voiture à travers le désert, « c’est juste une chanson stupide ». Ils la connaissent tous ; on apprend par la suite que leur mère la chantait. Négligeant l’avertissement qu’elle contient et contre l’avis de leur sœur, les garçons en accompliront toutes les étapes : arrêt pour cueillir des fleurs blanches pour leur mère – elles fleurissent curieusement au milieu du désert – rafraichissement à la fontaine qui se trouve devant un hôtel gigantesque et apparemment abandonné, collation sur la table magiquement dressée pour eux, bain dans la piscine intérieure de l’hôtel, et disparition : les garçons sont-ils devenus les dauphins que l’on voit évoluer dans la page qui suit leur entrée dans l’eau ?
La fillette restée seule les cherche partout et finit par rencontrer un grand lion, l’Oracle. Il lui révèle que ceux qui se sont nourris et ont bu chez lui doivent rester sous sa loi (comme dans le mythe de Perséphone, ou l’Odyssée et La Belle et la Bête. Si elle veut sauver ses frères, elle doit rester prisonnière pendant trois jours dans ce paradis (le titre original est « Paradise Sands ») ; si elle mange ou boit quoi que ce soit, elle restera avec ses frères. On retrouve ici le thème d’une sœur qui doit subir des épreuves pour sauver ses frères métamorphosés (comme dans « Les Cygnes sauvages » d’Andersen », Le Tunnel d’Anthony Browne…).
« Le premier jour un banquet avait été dressé ». Si les images du bâtiment avaient déjà un air de déjà-vu (L’Île des Morts (Die Toteninsel) d’Arnold Böcklin, Chirico… des architectures italiennes des années 30 et 40 ?), la scène du banquet est à rapprocher d’un tableau représentant la Cène (celui de Ghirlandaio ? un peu de Vinci ?). La blancheur et la rectitude des plis de la nappe et de la colonnade en arrière-plan contrastent avec la noirceur des eaux d’un bassin et du bois de grenadiers en arrière sur lequel se détachent les colonnes (rappel : la grenade symbolise la mort, c’est le fruit que Perséphone a mangé et qui l’a condamnée à passer la moitié de son temps avec Hadès, le Dieu des enfers, qu’elle a dû épouser). La sa robe bleu pâle de la fillette fait contraste avec l’apparence des autres convives, des animaux blancs ou noirs (mouton, chat, cheval…). Le deuxième jour, le ciel s’est éclairci et d’autres animaux apparaissent (éléphants, girafes, singes). Le troisième jour, il n’y a plus que « la chaleur et le soleil » et des corbeaux avec la fillette, qui n’a toujours rien bu ni mangé, mais qui donne de l’eau à ses fleurs « pour les garder en vie ».
Cette erreur fait que, si elle peut quitter le gardien avec ses frères, ses propres enfants devront subir la même épreuve. L’enchantement se dissipe, tout s’évanouit, il ne reste plus que le désert, la voiture dans laquelle elle retrouve ses frères endormis, auprès desquels elle s’endort à son tour.
Un rêve ? L’interprétation reste ouverte. Les dernières pages laissent planer le doute : arrivés à destination (l’image nous fait comprendre que la mère est à l’hôpital), il semble que la mère, voyant les fleurs, devine quelque chose de toute l’histoire, sans doute parce qu’elle-même l’a déjà vécue. Au fait, la famille est d’origine amérindienne ; un talisman est accroché au rétroviseur. Et Perséphone et sa mère Céres (ou Proserpine et Déméter), c’est encore une histoire mère-fille.
Le style de Levi Pinfold est proche de celui de Van Allsburg, par cette façon de laisser l’interprétation en suspens (par exemple dans L’Épave du Zéphyr, Boréal Express, L’Etranger, etc.) mais aussi par la délicatesse du trait et l’art de jouer avec différents niveaux de gris. La couleur ici est rare : robe bleu pâle de la fillette, orange des fruits du grenadier ; le reste est baigné d’une poussière grise, ocre ou beige. Les multiples références littéraires et picturales font de cette œuvre un carrefour de sens, mêlant les genres et les époques. De nombreux traits réalistes coexistent avec un ancrage fort dans le fantastique. Enfin c’est superbe et mystérieux, à lire et à relire.

Levi Pinfold est l’illustrateur de la série Harry Potter en édition collector ; il est sur la liste  Yoto Carnegie Shortlist en 2023 pour The Worlds We Leave. Il est l’auteur de La Légende du chien noir (Little Urban , 2015) et a illustré Le Barrage de Davis Almond (D’Eux), 2020). Un auteur illustrateur à suivre !

 

 

Vite, le loup ! Vite !

Vite, le loup ! Vite !
Coralie Saudo – Teresa Bellón
Amaterra 2022

Il court, il court, le loup…

Par Michel Driol

C’est un loup peintre qui travaille dans son atelier, reçoit un coup de téléphone, et se précipite dehors. Arrivé à l’hôpital, il est d’abord arrêté par mère grand, puis, son bouquet de fleurs à la main, il traverse la chambre où on soigne un petit cochon, blessé à la tête par une brique, une petite fille qui s’est assise sur une trop petite chaise,  un chevreau qui s’était caché dans une horloge, avant d’arriver dans la chambre où l’attendent une louve et ses quatre louveteaux…

Voilà un album en randonnée qui permet de revisiter quelques-uns des contes les plus connus, avec des angles particulièrement originaux. Passons sur le fait que le loup soit artiste et futur papa. Passons aussi sur le dispositif narratif, avec les portes ouvertes qui permettent d’aller d’une double page à une autre, et d’ainsi anticiper quelque peu sur la suite de l’histoire.  Passons sur certains détails pleins d’humour, comme le fait que le loup emporte le bouquet de son atelier pour l’offrir à la fin… La plus grande originalité vient sans doute du lieu où on se trouve, lieu inquiétant pour de nombreux enfants, l’hôpital. On y croise de nombreux personnages, tous souriants, malgré leurs infirmités (Mère grand est dans un fauteuil roulant, et nombreux sont ceux qui ont le bras en écharpe ou les jambes bandées). Cet hôpital est un lieu accueillant dans lequel le loup erre, sans trouver la chambre où il doit se rendre. Et quant aux patients ou à leurs visiteurs, si certains affichent une certaine peur du loup, d’autres se montrent rassurés et savent ce qui attend le loup, au point d’arriver dans la dernière page avec un cadeau qui réussit à rappeler leur propre histoire. Ce sont donc de nombreuses surprises, de nombreux clins d’œil qui attendent le lecteur curieux de les découvrir en explorant les multiples détails de chacune des pages qui représentent l’hôpital selon une perspective faussement naïve. Très intertextuel, l’album détourne les contes avec ce qu’il faut d’humour pour dédramatiser l’hôpital, et susciter l’attention du jeune lecteur jusqu’à la chute, attendrissante.

Un album étonnant pour apprendre aux plus petits à ne plus avoir peur du loup et de l’hôpital, et à se constituer une première mise en relation des histoires qu’ils connaissent.

Faites attention à moi

Faites attention à moi
Alyssa Sheinmel, Corinne Dianellot (trad.)
Casterman, 2019

Un danger pour elle-même ou pour autrui?

Par Christine Moulin

Dès le début, ce livre se révèle être un « page turner » (un « tourne-pages »?). En effet, la narratrice est enfermée quelque part, par erreur, dit-elle, sans qu’on sache vraiment où (une prison ? un hôpital psychiatrique ?) ni pourquoi. Elle révèle alors petit à petit des pièces du puzzle, ce qui, en soi, n’est pas une grande nouveauté narrative : non, ce qui est passionnant et troublant, c’est que le lecteur est en quelque sorte « forcé » d’adopter le point de vue d’Hannah, « un prénom de fille sage » et cela provoque en lui un malaise grandissant. On ne sait pas, en effet, si l’on a vraiment envie de s’identifier à cette  adolescente qui, au fil des chapitres, semble de plus en plus froide, manipulatrice, sans scrupules et sans empathie. Notamment quand elle évoque l’événement qui est à l’origine de sa présence dans l’établissement : l’accident qui a plongé dans le coma sa colocataire et « meilleure amie » (mais elle collectionne de façon inquiétante les « meilleures amies » à qui il arrive souvent des malheurs…).

On pourrait n’avoir affaire qu’à un banal thriller. Mais non: une fois certaines révélations consommées, le roman permet au lecteur d’expérimenter, de l’intérieur, dans une forme de vertige captivant les affres de la maladie mentale : le doute généralisé qui remet en cause jusqu’à la notion même d’identité (« Si je ne suis pas responsable de mes paroles et de mes actes, alors je ne suis rien. Sans libre arbitre, il n’y a plus de « moi »). Seul bémol : la peinture caricaturale des parents mais aussi l’incertitude et le flou, peut-être voulus, il est vrai, sur leur rôle dans le déclenchement de la maladie de leur fille.

Monsieur Matisse

Monsieur Matisse
Anne-Marie van Haeringen

Sarbacane,  2016

La sirène et la perruche

par François Quet

slider-monsieur-matisse Librement inspiré des derniers découpages de Matisse et plus précisément de La perruche et la sirène (1953), le livre d’Anne-Marie van Haeringen est avant tout un bel hommage au peintre. L’auteur et illustratrice relatent les circonstances dans lesquelles Matisse est passé de la peinture aux papiers découpés. Le vieil homme, alité ou dans un fauteuil roulant, réorganise le monde qui l’entoure et transforme les murs blancs de l’hôpital en une fête de la couleur.

Le scénario est mince mais il est complètement porté par le travail plastique, qui de page en page invite le jeune lecteur à participer à l’enthousiasme du créateur. On comparera cet ouvrage avec celui de Vanessa Hié et Véronique Massenot, La perruche et la sirène – Matisse (Éditions L’élan vert, 2015)