Hervé ne veut pas partager

Hervé ne veut pas partager
Steve Small
Sarbacane 2025

Le lièvre, les lapins et le sanglier

Par Michel Driol

Hervé est un lièvre radin, amateur des navets qu’il cultive exclusivement por lui. Pas question d’en donner à cette famille de lapins qui vient d’arriver. Pas question de se lier d’amitié avec eux – ou les autres animaux de la forêt qu’ils invitent joyeusement. D’ailleurs, désormais, il travaille à son potager la nuit ! Mais lorsqu’un sanglier affamé vient l’attaquer, lui vole ses navets, contre toute attente, il le détourne des lapins qu’il va avertir du danger, et qu’il aide à sauver leurs précieuses carottes. On verra à la fin du livre qu’un bienfait n’est jamais perdu !

Le scénario de cet album ressemble fort à une fable de La Fontaine : personnages d’animaux, morale invitant à dépasser son égoïsme pour aider les autres, et récompense inattendue finale montrant tout le sens de l’amitié. Bien sûr tout cela est présent dans cet album, mais c’est compter sans l’humour et la fantaisie de Steve Small qui, d’album en album, montre sa capacité à croquer et à dessiner des personnages expressifs, touchants, toujours saisis dans des positions du corps  pleines de signification. Ainsi ce lièvre roux aux grandes oreilles, serrant fièrement ses navets sur la couverture, dans une pose de vainqueur à un concours de jardinage. Ainsi ce père lapin ou cette grenouille, coiffés d’un beau chapeau ! Venu du film d’animation, l’auteur n’a pas son pareil pour placer les personnages au centre de scènes pittoresques parfaitement cadrées, laissant d’ailleurs les images seules raconter la chute de l’histoire ! La course pour sauver les carottes de lapins est digne de figurer dans une anthologie des missions impossibles où l’on lutte contre le temps : c’est animé, parfaitement mis en page, avec ce qu’il faut de strips et de plans fixes pour dire la vitesse, le danger, la précipitation pour sauver de justesse… les carottes !

Un texte efficace, qui se focalise sur le personnage d’Hervé l’énervé, pour à la fois montrer son propre questionnement quant au partage des choses qu’on a du mal à faire pousser, mais ne rien dire de ce qui conduit ce même personnage de grognon misanthrope à venir au secours de ses voisins, ménageant ainsi l’effet de surprise de façon à ce que le lecteur le trouve moins égoïste qu’il n’en avait l’air. Façon aussi de plaider implicitement pour ne pas juger trop vite…

Un album qui sait allier une histoire drôle, pleine de rebondissements, des personnages bien caractérisés,  avec un message prônant les valeurs de l’amitié et du partage. Que demander de plus ?

L’Ombre qui faisait des tatastrophes

L’Ombre qui faisait des tatastrophes
Alain Serge Dzotap – Maria Gabrielle Gasparri
Sarbacane 2025

Si ce n’est moi, c’est donc…

Par Michel Driol

Bodobé est sage. Les catastrophes, c’est Karamoka, son ombre, qui les cause. C’est lui qui casse le pot de fleurs avec le ballon, ou mange ses crottes de nez… Sans doute Bodobé tente-t-il de se débarrasser de son ombre, de l’enfermer dans l’armoire. En vain. Mais quand Bodobé se fait mal aux genoux, et que papa et maman veulent consoler Karamoka, Bodobé n’est pas d’accord !

L’album propose un duo comique bien réjouissant, avec cette ombre qui prend son autonomie, agit indépendamment de son propriétaire. Cela pourrait être un beau sujet de récit fantastique, mais rien de cela ici. Bodobé s’est-il trouvé un beau bouc émissaire pour se dédouaner de toutes ses bêtises, ou est-il vraiment victime d’un sortilège, d’une ombre malicieuse plus que maléfique ? Le récit parle bien de la façon d’assumer ou pas ses responsabilités, voire sa culpabilité dans des bêtises qui restent somme toutes mineures et bien enfantines, mais il le fait à hauteur d’un enfant pour qui l’imaginaire joue un rôle de premier plan, et dans une langue aussi enfantine et  juste (n’est-il pas question de laver l’ombre avec de l’eau froide mouillée, de tatasrophes et non de catastrophes ?). Les bêtises jouent avec les interdits, le scatologique, et ont un coté carnavalesque bien réjouissant dans leur naïveté. Par ailleurs, on est bien loin de la logique cartésienne, ou d’un jugement péremptoire des parents, bien mécontents des bêtises de leur fils. Pour autant, ils entrent dans son jeu à la fin, le conduisant à comprendre en quoi son double n’est pas lui… on ne peut que saluer et admirer cette attitude qui n’a rien de punitif, mais est une belle marque d’amour, de sensibilité et d’intelligence.

Maria Gabriella Gasparri illustre ce garçon et son ombre avec beaucoup de malice, dans des illustrations qui ont un petit côté rétro dans les couleurs, les décors, les accessoires.  On est dans une famille d’origine africaine, vivant dans un pavillon entouré d’un jardin. Elle fait bien sûr de l’ombre un personnage à part entière, illustrant ce en quoi il transgresse alors que Bodobé est d’une sagesse et d’une civilité puérile bien honnête !  Elle illustre à merveille la lutte entre Bodobé et son double : scène de boxe, combat dans le bain… Et que dire du clin d’œil proposé par la dernière illustration, sans texte, montrant une ombre avec un pansement, et un Bodobé lisant un livre ? Pirouette finale qui est  une façon de dire que, contrairement à tout ce que l’on a pu croire, Karamoka est bien réel, et Bodobé bien complice de son ombre, à laquelle il adresse un malicieux clin d’œil  !

Un album piquant, plein de légèreté, qui sera l’objet de bien des discussions autour des questions qu’il soulève avec impertinence et tendresse, celles de la transgression et de la reconnaissance de culpabilité.

Mimi le Sumo

Mimi le Sumo
Naoko Machida – Traduit du japonais par Alice Hureau
Le Cosmographe 2025

Le boulanger qui rêvait d’être sumo

Par Michel Driol

Mimi est un chat boulanger. Chaque opération – du pétrissage à la vente – est pour lui l’occasion de prendre des postures et des attitudes de sumo, un sumo dont il a un peu la carrure. Un lexique, en fin d’album, explique les termes du sumo, et donne les clefs pour comprendre les différents gestes de Mimi.

Ce n’est pas le premier album de Naomi Machida, une illustratrice japonaise dont l’univers est peuplé de chats. Mimi vit dans un univers très humanisé. Ne porte-t-il pas un beau tablier à rayures et un petit nœud papillon ? Son laboratoire n’a rien à envier aux boulangeries professionnelles, à cela près qu’il n’a rien de métallique. Table en bois, fours entourés de briques, couleurs chaudes… Ne manque que l’odeur du bon pain ! Pour autant, l’autrice le croque dans des postures félines, lorsqu’il patoune (sic) la pâte pour la pétrir, lorsqu’il se prépare au combat contre trois chatons… Mais le plus souvent, il est saisi dans des attitudes qui conjuguent les gestes du sumo avec ceux du boulanger, bien campé sur ses deux pattes arrière, le regard fier et la tête haute.  Le poil luisant, bien portant, Mimi incarne la joie de vivre, magnifié par un point de vue qui tantôt le saisit à bonne hauteur, tantôt en plongée, façon de montrer sa force et d’amplifier son corps.

Le texte reprend comme un leitmotiv Dosukoï, qui est à la fois le nom de la boulangerie de Mimi et un cri d’encouragement lors d’un tournoi de sumo. Il fait alterner les phrases avec un verbe être, les états de Mimi, et les verbes d’action. Il est et il agit, son enthousiasme étant souligné par les phrases exclamatives… toute une philosophie pleine d’humour pour ce gros dur au cœur tendre !

Un album qui, avec finesse et drôlerie, pourra initier les plus jeunes à l’esprit du sumo, à une certaine culture japonaise, empire des signes, tout en collant à certaines caractéristiques félines. Mais, comme dans les combats de sumo, le temps est écoulé… Dosukoï !

Une Étoile au Vomichelin

Une Étoile au Vomichelin
Ivan Péault et Mona Granjon

Les fourmis rouges, 2025

Le ver est dans le fruit

Par Lidia Filippini

Quand la Main bienveillante jette ses épluchures au compost, elle ne se doute pas qu’elle fait le bonheur de tous les petits habitants du jardin. Grâce à Patrick, le ver de terre cuisinier, les restes de repas deviennent des mets de choix. Salade décomposées, viandes faisandées, fruits pourrissants sont au menu de son restaurant. Tout le monde se régale et vit paisiblement, loin des dangers de la campagne. Un évènement inattendu va pourtant venir bouleverser ce bel équilibre. Un jour, la Main, que tout le monde prenait pour une amie, se saisit de Patrick, lui plante un hameçon dans le derrière et le plonge dans la rivière. Heureusement, avec l’aide de ses amis poissons, le ver de terre se sort de cette fâcheuse aventure. Plus que jamais motivé pour servir de bons repas, il pourra peut-être même décrocher la récompense suprême des grands chefs cuisiniers, une étoile au Vomichelin.
Les illustrations – qui occupent souvent une pleine double-page – foisonnent de détails. Dans l’univers fantaisiste et ultra coloré de Mona Granjon, les insectes, souriants et joyeux, deviennent des personnages attachants. Quand Patrick est en danger, l’illustratrice semble se saisir d’une loupe. Le lecteur, pour son plus grand plaisir, se retrouve alors face à une énorme Main effrayante ou à l’entrée de la gueule menaçante d’une perche.
Simple et efficace. L’album valide son objectif : faire rire. Mais derrière l’humour scatologique, dont les plus jeunes se délecteront sans aucun doute, se cache peut-être un vrai questionnement sur le rôle de chacun dans le jardin. Que deviennent nos déchets alimentaires compostés ? Les différentes espèces peuvent-elles s’entraider ? Peut-on cesser de consommer de la viande ? Voilà une belle occasion d’aborder ces thèmes avec nos enfants.

 

En vadrouille

En vadrouille
Daniel Carlsten
Helvetiq 2025

La vie secrète des chats

Par Michel Driol

Dès l’incipit, la question est posée : les chats vadrouillent souvent plusieurs heures, voire plusieurs jours. Que font-ils durant ce temps ? Le livre apporte une réponse quelque que peu décalée, en montrant une quinzaine de chats dans des activités à la fois familières et surprenantes. Celui-ci a attrapé un poisson, celle-là voulait voir un oiseau, tel autre a trouvé place au soleil, et, quant au dernier il n’est jamais parti bien loin… Si la légende évoque souvent des activités bien félines, elle part parfois dans un imaginaire où il est question de la buvette du coin, de suivre un cours, ou encore de faire une virée au musée d’art…

Mais ce qui fait l’humour et la valeur de cet album, c’est le décalage entre ces légendes, en bas de page, bien sages, et les illustrations qui font des chats des créatures plus humaines que félines. Ainsi, c’est en poussant un caddy au supermarché que Poppy a attrapé son poisson, et c’est en se servant de longues vues que Luka recherche un copain. Luna part découvrir le monde dans un scaphandre, clin d’œil à celui de Milou dans On a marché sur la lune, et contemple la terre de loin. Des chats attablés au restaurant, des chats au cinéma, des chats dont les pratiques et les attitudes très humaines ne peuvent que faire sourire les lecteurs. Les illustrations, à la fois minimalistes, géométriques, avec leurs grands aplats de couleurs vives contribuent à cette vision d’un monde figé que les chats animent et dont ils sont maitres. Transposées dans un univers fantaisiste, on reconnait bien leurs pratiques habituelles, leurs attitudes fréquentes, leurs méfaits ordinaires : le coup de griffe sur les murs par exemple, converti ici en geste artistique dans un musée… C’est bien cet écart entre ce qu’on sait des chats et les prétendues révélations de l’album qui fait le sel de l’album. La chute, qui prend la forme d’une page à rabats, rend hommage au caractère imprévisible des chats, à leur totale liberté…

Un album qui séduira sans doute les amateurs de chats, mais dont le regard sur le monde plaira à tous les lecteurs friands d’un humour percutant et pince sans rire.

Histoire d’un œuf

Histoire d’un œuf
Mamiko Shiotani

Traduit (japonais) par Sophie Bescond
La Partie, 2025

Sortir de sa coquille

Par Lidia Filippini

Dans la cuisine, un œuf est soudain las de rester sans bouger sur le plan de travail. Il est temps pour lui de partir à l’aventure ! Il découvre alors le plaisir de se déplacer librement et veut partager ce bonheur avec ceux qui l’entourent. Malheureusement, les autres œufs ne semblent pas comprendre. Le seul qui accepte d’ouvrir les yeux se met à rouler et finit sa course, brisé, contre un mur. Notre héros prend alors pleinement conscience des contradictions de son espèce : un œuf, c’est dur et fragile à la fois…
Heureusement, l’œuf rencontre un marshmallow qui veut bien lui pardonner de l’avoir croqué et devenir son ami. Grâce à lui, il prend la décision de parler – chose à laquelle il n’avait jamais pensé auparavant. Les deux compères se mettent alors en devoir de parcourir la cuisine, puis, ayant pris confiance, la maison tout entière. Coiffés des somptueux chapeaux qu’ils se sont fabriqués, ils croisent toute une galerie de personnages – un pot de fleur sévère, un coussin anxieux, une horloge qui rêve de liberté et surtout des noix belliqueuses qu’ils tentent de réconcilier.
Cette aventure est l’occasion pour l’œuf de méditer sur sa vie – les jours de pluie surtout, puisqu’il n’y a rien d’autre à faire. « Quelle sorte d’œuf suis-je donc ? », « Un bon œuf ? Un mauvais œuf ? Un œuf banal ? Un œuf idiot ? » se demande-t-il. Et d’ailleurs comment être sûr d’être réellement un œuf tant qu’on n’a pas vérifié si on a bien un jaune et du blanc à l’intérieur ?
L’humour de cet album tient à l’écart entre la banalité des personnages (un œuf, un marshmallow, un coussin…) et la profondeur de leur réflexion. L’œuf évoque le Humpty Dumpty de Lord Tenniel que rencontre Alice dans De l’autre côté du miroir. Tout comme lui, il est pourvu de longs membres et doté de petits yeux, d’un nez rond et d’une bouche. Il fait preuve, en outre, de la même arrogance que son célèbre modèle. Au coussin qui dit s’inquiéter pour lui et son compagnon le marshmallow, il déclare : « Puisque c’est comme ça, nous aussi nous allons nous inquiéter pour toi (…) Tu es intrusif et cela m’inquiète. » Le lecteur, à qui il s’adresse directement, lui pardonne pourtant volontiers sa suffisance puisqu’il partage avec lui ses doutes et ses questions existentielles.
Mais Histoire d’un œuf n’est pas seulement drôle, l’album ouvre aussi une vraie réflexion sur le monde et sur l’identité. L’œuf philosophe évoque bien sûr l’enfant qui grandit. Il marche, puis parle et devient alors libre de découvrir un monde que, sans cesse, il cherche à questionner.
Tout comme pour L’Ami dans le grenier, le premier album de Mamiko Shiotani traduit en français, Histoire d’un œuf est illustré au fusain, avec quelques touches de couleurs. Les objets du quotidiens, ornés de visages, évoluent dans un univers ultra réaliste, assez proche de la photo, dans des tons doux et peu contrastés. C’est un vrai plaisir pour les yeux !

Le Jour où le monde est devenu bizarre

Le Jour où le monde est devenu bizarre
Marie Pavlenko
Flammarion Jeunesse 2024

Rentrer dans son corps

Par Michel Driol

Un beau matin le narrateur, Aaskell, se réveille collé au plafond et voit son propre corps couché dans son lit. Il comprend qu’il n’est plus que gaz, tandis qu’un autre habite son corps, et se fait passer pour lui. Avec la complicité de son chat, d’une amie de sa sœur, de sa propre sœur, qu’on croyait atteinte d’une maladie mentale, et de quelques tonnes de côtes de blettes, il va réussir non seulement à réintégrer son corps, mais aussi à sauver la planète ! Rien que ça !

Dans sa note d’intention, Marie Pavlenko évoque Roald Dahl, et elle nous propose bien ici un univers à la hauteur de cet auteur. Tout est délicieusement fantaisiste, farfelu. Les péripéties s’enchainent, toutes plus loufoques les unes que les autres.  Laissons au lecteur le soin de découvrir un chat tapant sur les touches d’un ordinateur, feuilletant pour le héros les livres de la bibliothèque, ou encore les innombrables nuances de vert dont l’une de personnages se vernit les ongles ! Tout ceci est agréablement déjanté et diablement agencé.

Pour autant, cette légèreté, qui s’inscrit dans la parodie des romans de science-fiction mettant en scène des extraterrestres, ne manque pas de fond. Aaskell est un adolescent seul, mélancolique, depuis qu’il a perdu la complicité de sa sœur, qui vit recluse dans sa chambre, après un séjour en hôpital psychiatrique.  Il est victime de harcèlement au collège. Mais ce n’est pas l’essentiel. Il est question de santé mentale et d’intime, voire d’intimité. La vie serait-elle supportable si nous ne pouvions cacher nos émotions, nos sentiments ? Quel lien entre le corps, manifestation physique, et l’esprit ? Pourrait-on cohabiter à deux dans le même corps, partageant ainsi une intimité forcée ? Quelle est la part de notre quant-à-soi ? Autant de questions qui traversent l’adolescence et qui sont abordées ici comme en passant, sans s’y appesantir.  Il est question aussi des filles et de la physique, du rapport entre le corps et les ongles vernis et l’intelligence profonde. On y parle aussi d’amitié et de confidences…

On se demandera enfin, non sans ironie, quel rapport l’autrice entretient avec les côtes de blettes : l’ouvrage sert-il à redorer le blason de ce légume aqueux, ou à lui régler son compte ?

Un roman plein de fantaisie, d’humour et d’entrain, avec une bande de personnages pleins d’énergie confrontés à des situations incroyables au milieu des champs de tulipes !

Tout ce que le Père Noël ne fera jamais

Tout ce que le Père Noël ne fera jamais
Noé Carlain – Ronan Badel
L’élan vert 2024

Père Noël à contre-emploi

Par Michel Driol

Voilà un album qui propose une série de situations dans lesquelles le Père Noël ne se trouvera jamais.  Faire sa tournée en skate, se tromper de cadeaux, déballer les cadeaux et jouer avec ou encore confondre Pâques avec Noël.  En contrepoint se dessine la figure d’un père Noël exact, infaillible, parfait !

Chaque page place le Père Noël dans une situation inattendue, burlesque, et drôle, en opérant un renversement  et en désacralisant la figure du père Noël, pour en faire un personnage carnavalesque. Un personnage qui perd son pantalon, fait sentir ses orteils, adopte des comportements enfantins en se situant dans l’excès…  Chaque page présente donc le père Noël – ou les autres personnages – avec beaucoup d’humour dans des attitudes pleines de vie et de mouvement. Parmi les personnages, les rennes occupent une place particulière, prompts à se moquer des bêtises du Père Noël, prompts à jouer des tours, à être surpris… On trouvera aussi les lutins, la mère Noël et ses sept enfants, et enfin les enfants humains, destinataires des cadeaux, impatients, inquiets, et surtout le lecteur de l’histoire qui en assure la chute, qualifié de cadeau dans un ultime renversement !

Un album qui renouvelle le genre des albums de Noël avec drôlerie, en jouant sur un personnage archétypal qu’il prétend rabaisser pour mieux l’ériger en modèle.

 

Barbe Belle et autres contes pour toutes et tous

Barbe Belle et autres contes pour toutes et tous
Hélène Combis – Adley
Hélium 2024

Sept contes inclusifs pour notre temps

Par Michel Driol

Ce n’est pas la première fois qu’on adapte les contes connus de tous aux problématiques contemporaines.  On se souvient du travail de Michel Tournier, avec Pierrot ou les Secrets de la nuit, ou encore la Mère Noël ou la Fugue du Petit Poucet, façon de faire entrer les préoccupations actuelles dans des contes connus de tous, d’en briser les stéréotypes. C’est la réécriture proposée ici par Hélène Combis. On reconnaitra aisément les contes sources, mais lis sont détournés pour aborder des problématiques féministes et inclusives. Ainsi dans la Princesse au gros potiron se pose la question de la féminité. Ce sont les questions de la masculinité et du changement de genre qui sont abordées dans le Petit Triton. Le Petit Chaperon mauve est un garçon qui, à l’aide du loup et de sa grand-mère, échappe à un homme, prédateur sexuel. Ti Grillon, malgré son handicap – elle n’a qu’une jambe – parvient à se faire reconnaitre par le champion borgne Hermès Fringant. Dans Matilda – réécriture de Blanche Neige – le savoir et les connaissances prennent la place de la beauté comme valeur suprême. Barbe Belle cache précieusement comme un secret le portrait des hommes qu’il a aimés. Quant à la Belle au consentement (au bois dormant), elle se libère seule d’un sort qui a conduit ses parents à l’emprisonner, et elle refuse le baiser non consenti du prince pour vivre avec celui qu’elle aime.

On est bien loin des stéréotypes des contes de fée traditionnels, qui véhiculent une certaine image de la femme : belle, douce, naïve, rêvant d’être mariée au prince charmant pour avoir beaucoup d’enfants, gages de bonheur et de prospérité. Les femmes ici ne regardent pas leur destin se décider sans elles, et les garçons n’y sont pas condamnés à être des héros qui sauvent des princesses.  Les filles sont ici aventurières, instruites, malignes, déterminées. Pour autant, elles peuvent être victimes de parents trop protecteurs ou d’une famille toxique, mais elles parviennent à s’en sortir, parfois toutes seules, parfois avec un brin de magie (les fées rôdent encore entre les pages !). Quant aux garçons, ils tentent d’incarner de nouvelles formes de masculinité, plus ouverte, faisant la cuisine, par exemple. Ils peuvent être aussi victimes de prédateurs, et cherchent  leur identité tout autant que les filles, pour échapper, comme elles, aux emprises familiales qui veulent les enfermer dans des rôles prédéfinis.

Tout ceci fonctionne grâce à un procédé d’écriture qui est l’inversion. Ainsi un personnage féminin dans le conte source devient un personnage masculin, et inversement. Ainsi les nains deviennent des géants, non plus travailleurs manuels, mais intellectuels. Ainsi la faible grand-mère du petit chaperon rouge devient ancienne championne de jujitsu. Ainsi encore les douze coups de minuit deviennent les douze coups de midi… On pourrait en multiplier les exemples, d’autant que cette figure s’accompagne de beaucoup d’humour et de cocasserie. Voyez, par exemple, comment le petit pois devient, petit à petit, un gros potiron qui ne dérange pas le sommeil de la princesse, habituée à dormir à la dure ! Ainsi encore quelques petites piques parlent de notre monde. Retenons la comparaison « borné comme un ministre des finances », que les parents plus que les enfants apprécieront ! On n’est donc pas dans le texte militant, ne présentant qu’un niveau de lecture pour imposer une vision du monde, mais, au contraire, dans des récits qui savent continuer à ménager plusieurs niveaux de lecture, de compréhension, le symbolisme des contes étant toujours préservé pour laisser la part belle à l’imaginaire autant qu’à la réflexion. Ce symbolisme, ces images, permettent aussi d’aborder, sans choquer les lectrices et lecteurs, des thèmes que certains conservateurs d’aujourd’hui refusent de voir abordés dans l’éducation des enfants.

Adley illustre avec beaucoup de grâce ces histoires, en reprenant avec intelligence un style proche des enluminures médiévales, belle façon de montrer aussi graphiquement le palimpseste que représentent ces contes.  Chaque récit est illustré avec des couleurs différentes, en bichromie, donnant ainsi plus d’unité à chaque histoire. Frises, encadrés, jouent aussi sur ce côté féérique et hors du temps.

Loin d’enfermer chacun dans son destin, ces textes proposent une réécriture des contes qui libère, qui aborde gaiement  des thèmes très contemporains, féministes, inclusifs, et qui incite à plus d’humanité et de tolérance envers les autres.

Ouvre… je suis un chien !

Ouvre… je suis un chien !
Art Spiegelman
Flammarion jeunesse 2024

Une vie de chien

Par Michel Driol

La couverture le montre bien : c’est un livre qui demande à être ouvert, mais c’est un chien qui s’adresse au lecteur. Ce livre est donc un chien, ensorcelé, métamorphisé en livre après avoir vécu de nombreuses aventures. Il se raconte ainsi. Il a été recueilli par une sorcière, dont il a rongé le manche du balai. Pour se venger, elle le métamorphose en berger allemand (non, pas le chien, mais un vrai berger qui tombe amoureux d’une bergère.) Las ! Pour prouver son amour, ne lui lèche-t-il pas le visage ? Et de métamorphose en métamorphose qu’on laissera au lecteur le plaisir de découvrir, le voici devenu livre, demandant à être câliné, et promettant de ne pas faire ses besoins sur le tapis !

On connait bien l’auteur pour la bande dessinée Maus, qui traite de l’Holocauste. Le voici avec un album publié initialement en 1999, totalement différent par l’humour et la fantaisie débridée. Ce livre-chien qui parle fait entrer son lecteur dans un univers de la transformation, de la métamorphose où tout est permis. Ne rencontre-ton pas une sorcière, une fée, un magicien, mais aussi, sur une illustration, un lapin conduisant une belle voiture de sport ! Au fil des pages, le jeune chien qui ne demandait qu’à jouer se retrouve transformé, d’abord en personnages vivants (berger, crapaud buffle), puis en objet : ce livre ! Au-delà de l’humour des situations, c’est peut-être quelque chose de plus lourd qui s’y donne à lire. Le héros, gentil, sociable, innocent, est victime de forces maléfiques qui s’en prennent à lui sans qu’il ait la possibilité de se défendre, de faire quoi que ce soit pour les affronter. On retrouve là, transformée, adaptée à hauteur d’enfant, une des thématiques fortes de l’auteur. Toutefois, c’est en un livre qu’il est métamorphosé, et ce n’est pas anodin, car de ce fait l’ouvrage parle aussi du rapport avec la littérature. Des livres, il y en a partout chez le magicien, mais le livre qu’est devenu le chien n’attend qu’une chose : qu’on puise l’apprivoiser, qu’il devienne un compagnon, racontant sans cesse la même histoire. Ce sont bien là quelques caractéristiques des chiens et des livres !

Par plusieurs aspects, ce livre devient un chien : la laisse, attachée à la couverture, les pages de garde, en feutrine, douces à caresser, le pop up qui lui fait agiter la queue, le chien en feutrine à caresser sur les genoux du lecteur… C’est malin et inventif pour rendre concrète la métamorphose auprès des plus jeunes. De la même façon, l’expressivité des illustrations rend sensibles les situations en exhibant les stéréotypes : stéréotype de l’arbre maléfique, stéréotypes dans la représentation de la sorcière, du berger allemand en culotte de peau bavaroise, de sa compagne, du magicien à la longue robe de Merlin… Ce stéréotypes font ressortir l’originalité du récit. Ajoutons que les photographies véritables associées à chaque métamorphose (photo d’un berger allemand, d’un crapaud buffle) conduisent à s’interroger, avec humour, sur le rapport entre le réel et la représentation. On le voit, l’album, sous sa simplicité narrative, sa structure en randonnée faisant passer le héros de main en main, d’identité en identité, est plus complexe qu’il n’y parait.

Une histoire à portée d’enfant qui joue sur l’humour, la magie, pour questionner sur l’identité, les transformations, le rapport au réel et les faux semblants.