Une nuit

Une nuit
Grégoire Solotareff – Julien De Man
Ecole des Loisirs 2022

L’étoffe dont sont faites les histoires…

Par Michel Driol

Une nuit, le narrateur, un jeune enfant, entend de drôles de bruits dans le grenier. Il y découvre une malle, qui se révèle être en fait la maison d’un lutin, qui va lui apprendre comment on fabrique les histoires, et qui a conservé toutes les peluches de l’enfant. Malheureusement, celles-ci s’enfuient par la porte entrouverte, et les deux partent à leur poursuite jusqu’à la maison de la sorcière où elles sont réunies, autour d’un formidable gouter : la sorcière attend l’enfant pour qu’il lui raconte des histoires. S’ensuit une bagarre entre le lutin qui veut manger les pâtisseries et la sorcière. L’enfant et ses peluches en profitent pour s’échapper et se retrouver dans le lit, comme autrefois…

Evoquons d’abord les illustrations somptueuses de Julien De Man. Ce graphiste a rencontré Grégoire Solotareff à l’occasion de Loulou, l’incroyable secret. Une nuit est illustré avec  un souci de la lumière qui fait penser aux grands peintres hollandais. L’univers représenté est à la fois apaisant et inquiétant : arbres torturés, clairs obscurs qui nous entrainent dans un monde merveilleux où le meilleur des pâtisseries et des jouets côtoie le plus terrifiant, la nuit et ses ombres, l’inconnu menaçant. Ces décors pleins d’expressivité, ces détails minutieux sont au service d’un récit qui joue avec différents codes et permettra différents niveaux de lecture. C’est d’abord un récit d’aventure fantastique, dans lequel les jouets s’animent, un récit qui fait la part belle aux personnages de contes, comme le lutin et la sorcière. C’est ensuite un récit de rêve ou de cauchemar, dans lequel un enfant part seul explorer le monde nocturne et fait face à ses peurs. Dans ce sens, c’est bien à un récit initiatique que l’on a affaire, c’est-à-dire un récit dans lequel s’effectue un apprentissage à l’issue d’une quête. La nature de cette quête est sans doute la grande originalité de l’album. Le narrateur rêve d’écrire des histoires. L’enseignement du lutin le fait pénétrer dans la fabrique des histoires, qui précède leur écriture, et lui enseigne une manière d’art poétique dont le premier précepte est de ne rien oublier. Ne rien oublier de sa vie, de son enfance sans doute, à voir les peluches souvenirs perdus qui se mettent à prendre vie et, à peine retrouvées, s’échappent pour conduire le héros vers un second personnage symbolique. Dans une atmosphère à la Hansel et Gretel, entourée de pâtisseries trop appétissantes pour être honnêtes, des peluches « comme hypnotisées », la sorcière conserve une ambiguïté fondamentale. Veut-elle les histoires pour elle ? Ou tend-elle un piège pour emprisonner l’enfant ? Quels dangers représente-t-elle, elle qu’il est nécessaire de vaincre pour libérer l’enfant apprenti auteur et ses peluches souvenirs ? Danger de la complaisance, du plaisir facile ? L’album laisse chaque lecteur libre d’interpréter comme il l’entend ce symbole. L’album se clôt sur un présent fragile et tenu, qui est comme un entre-deux entre le futur (j’écrirai cette histoire) et le passé (comme quand j’étais petit), entre le réel et la fiction sans doute aussi.

Un album magnifique autant par sa réalisation (beau papier,  qualité de l’impression des illustrations) que par sa façon d’évoquer les souvenirs d’enfance et les pouvoirs de l’imagination en lien avec la créativité (voire la création littéraire). Du grand Solotareff !

Qu’est-ce qu’il y a derrière la montagne ?

Qu’est-ce qu’il y a derrière la montagne ?
Ludivic Souliman – Zad
Utopique 2022

Vaincre ses peurs

Marilou a peur, du noir, ou qu’un dragon dévore ses parents… Derrière la forêt familière, il y a une montagne. Mais qu’est-ce qu’il y a derrière la montagne ? se demande la fillette. Lorsqu’elle pose la question aux adultes qui l’entourent, elle s’entend répondre qu’il ne faut jamais poser cette question. Pourtant, elle prend son courage à deux mains et va voir. Derrière la montagne, il y a un monstre, mais, lorsqu’on lui souffle dessus, il devient un minuscule vers de terre, qui lui affirme qu’il est sa peur.

Reprenant les codes et les structures du conte, cet album évoque avec poésie les peurs, non seulement les peurs enfantines, mais aussi celles des adultes, celles des choses dont on ne doit parler, peut-être les tabous qu’il faut taire, d’autant plus inquiétants qu’ils n’ont aucune justification. Tout est fait pour que le lecteur enfant s’identifie à cette petite fille dont il partage sans doute les rituels du soir, histoire, musique, paroles, veilleuse. Ses jeux et activités sont aussi ceux des enfants, du moins ceux qui vivent à la campagne : les cabanes dans les arbres, la cueillette des champignons avec le grand-père. Dès lors, l’enfant-lecteur ne peut que continuer son processus d’identification à la fillette dans sa quête d’un autre monde, un monde dont les adultes interdisent l’accès, symbolisé ici par cette montage qui ferme l’horizon. Qu’est-ce que grandir ? Sortir de la maison des parents pour aller voir le monde. Le monde que Marilou découvre seule est d’abord le monde de la nuit, celui des animaux nocturnes, celui du premier matin, nimbé d’une étrange poésie, un monde à contempler. Puis c’est l’ascension de la montagne, symbolique elle aussi des efforts à faire pour découvrir le monde, sans céder au découragement, au vent qui siffle « fuis ». Et c’est enfin, comme dans les contes, la confrontation avec le monstre qui symbolise le mal et les terreurs. Un adjuvant de taille pour aider Marilou, à la fois pour l’envoyer à l’aventure, mais aussi pour lui donner, à distance, les conseils essentiels : le grand-père, qui incarne la voix d’une sagesse à la fois populaire (dans la vie, il faut parfois aller voir) et pleine de bienveillance et d’imaginaire (souffle sur ta peur, elle partira en fumée). Le recours final au merveilleux, avec la métamorphose du dragon en vermisseau, est une belle image de la façon dont peuvent se dissiper les terreurs. Zad propose des illustrations qui jouent à la fois sur des pages pleines de couleur et des dessins au trait, qui mettent l’accent sur tel ou tel détail du texte. Il en ressort une atmosphère de tendresse, qui magnifie la nature, mais donne aussi à voir le monstre très mythologique qui terrifie Marylou. A noter aussi que l’album est accompagné d’un CD qui permet de l’entendre lu par l’auteur, mais aussi d’entendre la chanson qui le clôt.

Un récit d’apprentissage qui passe par la fiction, par l’imaginaire du conte, pour montrer que vaincre ses peurs fait grandir, à condition de sortir de sa zone de confort.

Jabari plonge

Jabari plonge
Gaia Cornwall
d’eux 2020

Le grand saut

Par Michel Driol

Se rendant à la piscine avec son papa et sa petite sœur, Jabari déclare qu’il va sauter du plongeoir… Mais, au pied de celui-ci, Jabari est impressionné par la hauteur. Il hésite. Mais finalement, grâce aux conseils patients de son père et à sa détermination, il parvient à sauter.

Grandir, c’est oser, surmonter ses peurs, trouver le courage d’aller plus loin, ou plus haut, et éprouver ensuite de nouveaux plaisirs.  Voilà ce dont parle cet album à travers une histoire simple et accessible à tous qui montre comment l’accompagnement parental est indispensable pour donner confiance aux enfants. Les illustrations – en partie à base de papiers journaux découpés pour figurer les immeubles et le décor urbain qui entourent la piscine – accompagnent Jabari de façon très cinématographique : plans larges, gros plans, plongées… et le montrent à la fois confronté aux barreaux de l’échelle, au plongeoir, mais aussi inséré dans la ville et dans sa famille. Ainsi Jabari est montré à la fois comme un individu qui doit accomplir quelque chose seul, mais aussi comme membre d’une famille, d’une communauté qui est là autour de lui. Après les doutes, les hésitations, c’est la joie qui se lit sur tous les visages, et l’élan vers du nouveau.

Cet album d’une autrice américaine peu connue en France, Gaia Cornwall, avec ses peaux brun chaud, son eau fraiche et bleue, présente une histoire stimulante et festive qui est un véritable rite de passage.

La Vie ne me fait pas peur

La Vie ne me fait pas peur
Maya Angelou – Géraldine Alibeu
Seghers jeunesse bilingue 2018

Résister et surmonter ses peurs

Par Michel Driol

Maya Angelou est peu connue en France dans les grandes figures de l’émancipation des femmes afro-américaines. Née dans une famille très pauvre du Missouri, élevée par sa grand-mère, elle parvient à entrer à l’université puis à devenir chanteuse et danseuse, poétesse et conteuse qui se bat aux côtés de Malcolm X et de Martin Luther King. Elle est décédée en 2014.

Revient, comme un refrain, le vers qui donne son titre à l’ouvrage, essentiellement en fin de tercets dont les deux premiers vers sont des évocations de choses qui pourraient faire peur. Peurs enfantines pour l’essentiel : liées à des choses concrètes comme les ombres, les bruits, les chiens, ceux qui tirent sur [sa] tignasse,  ou à des choses plus imaginaires comme les dragons, Mère l’Oie, les spectres. D’autres strophes  sortent de cette liste pour évoquer la résistance de l’enfant : rire, sourire, faire bouh, mettre un sort de magie dans sa manche. S’il y a bien des peurs, elles ne sont qu’en rêves. Le poème délivre alors une leçon de vie dans laquelle courage, rêve et imaginaire deviennent ainsi des armes pour lutter contre les terreurs.

L’album présente le poème de Maya Angelou en le découpant soit par vers, soit par strophes, cette adaptation imposant au lecteur un certain rythme de lecture et de respiration. Les illustrations envahissent les doubles pages, et donnent à voir une petite fille afro-américaine – à l’image de l’auteure. Les couleurs passent du gris et du sombre, au début,  aux couleurs  plus éclatantes de la fin. Elles accompagnent le texte, quitte peut-être à trop le commenter, ou à rajouter des détails (la petite fille qui danse, ou qui est montée sur des échasses). Certes, ces détails respectent le ton et l’intention du texte, mais imposent peut-être trop une certaine vision d’un monde relativement édulcoré aux lecteurs. On pourra les opposer aux illustrations proposées par Basquiat pour une édition américaine, dans un style beaucoup plus expressionniste, contemporain et violent

L’édition bilingue associe bien sûr le texte original à sa traduction et permettra d’évoquer la figure de l’auteure, dont la biographie est heureusement présente en fin d’ouvrage. Cet ouvrage fait partie de la sélection 2018-2019 pour le Prix de la Poésie Lire et Faire Lire.

J’ai peur du noir

J’ai peur du noir
Jean-François Dumont
Kaléidoscope, 2017

Une histoire sombre, très sombre mais juste ce qu’il faut

Par Christine Moulin

Voilà un album qui joue sur la peur ancestrale des enfants: celle du noir, qui peut cacher monstres, araignée, sorcière et … loups. Si l’expression n’était quelque peu familière, je dirais volontiers qu’il n’y va pas avec le dos de la cuillère ! Dans les premières pages, sur un fond noir agité de remous bistres (celui de la couverture), surgissent des crocs acérés, des yeux jaunes cruels qui pourraient provoquer les cauchemars les plus cauchemardesques : heureusement, une petite leçon de relativisme culturel pleine d’humour prend vite le relais. On apprend ainsi que les esquimaux craignent le blanc et on se rappelle que les éléphants ont peur du gris. Las! on replonge vite dans la description à la fois amusante et réaliste des terreurs nocturnes, qui s’apaisent en une chute à la fois drôle et tendre.

Cet album pourrait bien devenir un de ces livres que les petits vont inlassablement chercher tous les soirs pour qu’on les leur lise, pour le plaisir de frissonner et de se rassurer auprès de l’adulte qui partage avec eux de délicieux frissons.

Chaton pâle et les insupportables petits messieurs

Chaton pâle et les insupportables petits messieurs
Gaëlle Duhazé
HongFei 2016

Délivrez moi de mes angoisses…

Par Michel Driol

Chaton pâle vit dans sa maison à l’orée du bois : il sort peu de chez lui – d’où sa pâleur – et il passe son temps à faire le ménage, cuisiner, nettoyer et lire. Chaque fois qu’il voudrait sortir de chez lui surgissent les insupportables Petits Messieurs qui n’aiment que la routine et adorent critiquer, le mettent en garde contre tous les dangers qui ne manqueront pas de survenir s’il entreprend quelque chose d’important. Jusqu’au jour où Grand-Mère Chat du Pissenlit fait irruption sur sa corneille géante qui se blesse en atterrissant. Malgré les mises en garde des Petits Messieurs, Chaton Pâle les accueille et Grand-mère Chat entraine Chaton Pâle dans la forêt tandis que les voix des Petits Messieurs se font de moins en moins entendre. Après le départ de Grand-Mère Chat, les Petits Messieurs déménagent, Chaton Pâle, qui fait désormais ce qui lui tient à cœur, devient Chat au Pelage de Vent.

La question des angoisses et de la confiance en soi est ici abordée de manière imagée. D’abord en mettant en texte et en images le dialogue intérieur entre l’individu – le Chaton, dont le nom seul est un appel à la protection et à la tendresse – et ses angoisses, personnalisées sous la forme des Insupportables Petits Messieurs. Et le contraste graphique est saisissant entre Chaton Pâle,  goutte au nez et mouchoir à la main,  aux grands yeux vides et ces créatures  monstrueuses, mi humaines, mi bêtes, menaçantes, agressives, envahissant tout l’espace de la page et du logement du chaton, donnant des conseils sans bienveillance aucune. L’album emprunte à la fois aux codes du roman (importance de certaines pages de texte) , de l’album (pages foisonnant de détails avec des teintes douces) et de la bande dessinée (présence de plusieurs vignettes sur la même page, bulles permettant de faire entendre les voix des Petits Messieurs ou de Grand-Mère), ce qui diversifie et renforce le dynamisme de la narration. Par ailleurs, l’émancipation du chaton va de pair avec  sa représentation de plus en plus grande dans l’espace graphique.

Grandir, c’est se libérer de ses obsessions, de ses peurs, de ses angoisses, avec l’aide d’un autre bienveillant qui aide à s’ouvrir au monde : voilà ce qu’illustre – non sans humour – ce bel album.

 

C’est Papa qui découpe

C’est Papa qui découpe
Pierrick Bisinski
Ecole des loisirs 2015

Comme un air de tangram

Par Michel Driol

cpapaUn petit cochon voit son père découper des formes dans du papier noir : des triangles, des rectangles allongés, des cercles. Son père alors l’invite à assembler ces formes pour  s’inventer un nouvel ami.. et voici qu’il compose un loup, qui se précipite sur lui pour le manger, avant de se casser. Le petit cochon décide alors, avec les mêmes formes, de se fabriquer un grand chien. La 4ème de couv’ invite le lecteur à jouer en créant de nouveaux personnages.

Cet album cartonné s’adresse aux tout-petits, et propose, avec humour, un  dialogue simple entre un père et son fils. L’un propose, invite à inventer, à jouer, mais le jeu peut révéler les angoisses et les peurs.  Il suffit alors de peu de choses, changer quelques formes de place, pour que les ennemis inquiétants deviennent des amis rassurants. Le graphisme, coloré et très dépouillé, représente avec une fausse naïveté des personnages expressifs dont les émotions et sentiments seront facilement perçus par les plus jeunes.

Une invitation à jouer avec les formes !