Le Bain de huit heures

Le Bain de huit heures
Nina Blanchot
Tsarines, 2022

Le héros de huit heures (le/la prof)

Par Anne-Marie Mercier

Après l’ouvrage de Sarah Alami publié chez le même éditeur (Tsarines), Comment lire de vieux textes avec de jeunes élèves ?, qui proposait des séquences de français, voilà l’éditrice elle-même qui prend la parole, pour dire autrement son expérience du métier de « prof de français » (ou de lettres…).
Dans un roman graphique beau, coloré et inventif, jouant de manière variée avec les cadres, rythmé, elle raconte des fragments de sa vie de prof : le cauchemar qui lui vient en fin d’été, au moment où la rentrée approche, le souvenir de son premier cours, l’allure de sa première année, les moments marquants, les échecs cuisants et les probables réussites. Le dessin mêle portraits et décors aux grands traits et figures inventées : oiseaux de malheur, sourires flottants… Les dispositions labyrinthiques, les flous, les explosions, toutes sortes d’événements graphiques donnent à cette vie une présence. C’est un réel vécu et senti, éprouvé, que nous sommes invités à visiter.
Le discours est plein de modestie : l’autrice ne se présente pas comme une héroïne du savoir (de très belles réflexions sur la connaissance, représentée comme un cachalot), ni de la pédagogie, ni comme une martyre de la cause. Elle se met parfois en accusation ; à d’autres moments, discrètement, elle s’interroge sur l’institution.
Le ton reste léger. Les dialogues de la débutante avec son compagnon en fin de journée sont drôles et grinçants dans le décalage qu’ils suggèrent. L’espoir d’avoir semé quelque chose fait tenir debout, comme les rencontres avec les ami/es, l’humour, et l’amour de la poésie.Le livre s’achève en glorification, timide mais réelle, de ces combattant/es du quotidien : « prof : la routine héroïque ».

 

 

 

 

Les Restaurants imaginaires

Les Restaurants imaginaires
Anne Montel – Loïc Clément
Little Urban 2022

Recettes bien réelles pour tous

Par Michel Driol

Les Restaurants imaginaires sont en fait un livre de recettes réalisables par des enfants, avec la complicité d’adultes. 25 recettes qui vont de l’entrée au dessert, des classiques œufs mimosas aux plus exotiques chirashi, 25 recettes présentées selon les standards des livres de cuisine, durées de préparation, repos, cuisson, ingrédients et déroulement. 25 recettes qui prolongent ce qu’en disent en introduction les auteurs, à savoir que la cuisine a un lien avec les souvenirs des grands parents, des parents, et la transmission. C’est pourquoi c’est dans une envie de faire ensemble, de partager des moments dans la préparation des plats autant que dans leur dégustation que s’inscrit cet ouvrage, comme une façon de resserrer le lien familial et de lutter contre la malbouffe.

Si cet ouvrage n’était que cela, ce serait bien. Mais il vaut aussi par son entrée dans l’imaginaire, indiquée dès le titre. D’abord parce que les membres de la famille réelle des auteurs sont représentés sous une forme animalière anthropomorphisée ans l’introduction en en quatrième de couverture. Ensuite parce que chaque recette est associée à un restaurant imaginaire, qui est illustré sur chacune des pages de droite. Restaurant pour fleuriste, pour naufragé ou pour lapin, en fonction des ingrédients présents dans la recette. Ces illustrations ouvrent un espace de tendre poésie, dans laquelle des animaux anthropomorphisés se retrouvent autour d’un food-truck surréaliste : bétonnière, carrosse, souche d’arbre… Elles font voyager ainsi d’un univers maritime à une univers céleste, et permettent aussi de croiser des personnages bien connus de la littérature de jeunesse, de l’ogre au petit prince.

Je ne sais si les recettes sont aussi délicieuses que l’est cet album qui invite à partager le plaisir de cuisiner ensemble !

Les Boites aux lettres

Les Boites aux lettres
Gilles Baum
Amaterra 2022

Donne-moi de tes nouvelles…

Par Michel Driol

Depuis un an, Emile est sans nouvelles de son père, dont l’usine a fermé, et qui est parti lors de la fameuse nuit où il a giflé sa mère. Pourtant, Emile est persuadé que son père cherche à lui écrire. Mais pas à la maison, où il sait que sa mère détruirait les lettres. Alors, dès qu’il a réuni 13 euros et 60 centimes, il achète une boite aux lettres et va la clouer dans un des endroits préférés de son père, où les boites aux lettres vivent leur vie, accueillant des oiseaux, ou des mots d’amours entre deux amoureux.

Si l’arrière-plan social est grave : fermeture d’usine, chômage, dégradation des relations au sein du couple, violence familiale, le traitement, lui, est plein de légèreté et de fantaisie, parce que tout ceci est vu à hauteur d’un enfant qui vit dans son monde autant que dans le monde. Ainsi son vélo rose, vieux cadeau de ses parents, qu’il a baptisé Rosie, véritable personnage doté d’une psychologie, de sentiments, comme le serait un animal. Et que dire de la poésie et du merveilleux de ces boites aux lettres, disséminées dans la nature, jusqu’à cette gare improbable située au milieu de nulle part, une gare pour aller passer un jour à la mer ? L’univers d’Emile est à la fois plein de réalité (dans sa façon de se faire donner des mots d’excuse pour manquer l’école, ou de se faire transmettre les devoirs), plein d’amour à l’égard de ses deux parents (dans sa façon d’être là, de remplir les tâches dont celles qui, autrefois, revenaient à son père), et aussi plein d’imaginaire dans sa façon de percevoir le monde. C’est cet imaginaire qu’il a en partage avec l’auteur qui, d’une certaine façon, transfigure un univers qui pourrait être glauque et sinistre en autre chose, sans gommer ce qu’il y a de sombre dans la vie de cette mère qui fait des ménages et de son fils, mais en laissant toujours transparaitre un espoir, et une infinie confiance en l’homme. On voit cet imaginaire d’abord dans la polyphonie du roman. Le narrateur ? un coquillage, donné à Emile par un des anciens collègues de son père, Mojo, qui a dû quitter ses Caraïbes natales en emportant sa collection de coquillages. Imaginaire dans la polyphonie des voix narratives aussi, celle du père, celle de la mère, celle de Mojo, celle du coquillage qui, soit dans des retours en arrière, soit dans des adresses de l’un envers l’autre, donnent à entendre la totalité de l’histoire dans sa complexité humaine. Imaginaire enfin dans le dénouement, car on se doute bien tout au long de l’histoire que l’on va aller vers des retrouvailles entre ce fils qui garde soigneusement le premier cadeau de son père, un ours sur lequel est écrit « je reviens » et ce père qui s’est battu pour que son usine ne ferme pas. La force du roman est aussi que ce dénouement se lira sans doute de deux façons différentes, selon les lecteurs. L’une, merveilleuse, dans laquelle, comme par magie, les lettres du père, comme un journal intime adressé à sa femme pour se dire et se faire pardonner la gifle donnée, apparaissent. L’autre, moins explicite, liée à l’amitié et à la relation entre Mojo et le père, fournira un cadre rationnel à cette découverte.

Ce roman vaut aussi par la qualité de ses personnages. On a déjà beaucoup évoqué Emile. Il faudrait parler aussi de la relation entre les parents, Maria et Serge, et de ce que la dégradation du contexte social a eu comme conséquences sur la détérioration de leur relation, la difficulté pour Maria de pardonner le geste de Serge, et la fuite éperdue de ce dernier aux quatre coins du monde pour tenter de trouver du travail. Autre personnage fondamental, Mojo, qui agit dans le roman comme une sorte d’ange gardien d’Emile. Et que dire de la maitresse d’école, dont on découvre la vie secrète… Il faudrait aussi parler du rôle donné à l’écriture dans ce roman, à une époque où l’on se téléphone, où l’on envoie des SMS, écriture des lettres, du journal intime… Alors que certains lancent des bouteilles à la mer, Emile cloue des boites aux lettres en pleine nature : quel beau symbole du désir de communication et d’amour !

Un roman optimiste qui réussit le tour de force de s’inscrire dans notre société, au milieu des plus pauvres, des sacrifiés sur l’autel du profit, pour dire avec poésie l’importance de l’imaginaire et de l’amour, de la solidarité, pour réparer du monde ce qui peut encore l’être..

Drôles de locataires dans l’alphabet

Drôles de locataires dans l’alphabet
Bernard Villiot – Illustrations de Rémi Saillard
L’élan vert 2018

Le parti pris des lettres et le compte tenu des mots

Par Michel Driol

De A à Z, voici un abécédaire poétique et ludique. Chaque page est consacrée à une lettre, illustrée par une phrase la célébrant. Cette phrase ne se contente pas d’être saturée par la lettre vedette : elle la met en scène dans une petite histoire avec humour et intelligence, souvent à partir de deux mots voisins que cette lettre a le pouvoir de rapprocher.

En voici deux exemples :

D’une pirouette un P s’échappa pour déguiser une poule en poulPe

Dans une cOur, un O s’éprit d’un E. Ainsi commença leur histoire de cŒur.

Cette exploration ludique de la langue et de l’écriture remotive, d’une certaine façon, l’arbitraire du signe, en rapprochant des mots que rien ne permettait de lier, si ce n’est leur orthographe. Même les signes diacritiques comme les accents ou la cédille ont leur rôle à jouer. Le tout est fait avec beaucoup d’humour, souligné encore par les illustrations qui personnifient les lettres, qui deviennent ainsi des personnages  sympathiques, cocasses ou pittoresques. Ainsi le K devient un karateka et le F un facteur… cheval ! Ce jeu avec les mots et les lettres s’adresse particulièrement à des enfants qui font leur première découverte du monde de l’écrit, les invitant à trouver d’autres liaisons possibles entre des mots dont les signifiants écrits sont proches, et les signifiés éloignés, pour produire ainsi des rapprochements sémantiques créatifs. C’est une des grandes dimensions de la poésie qui est  ici mise en œuvre, qui invite à explorer avec subtilité l’univers du langage, à le questionner à tous les niveaux pour jouer sur les équivoques ou les ambiguïtés.

Un abécédaire bien plus complexe qu’il n’y parait au premier abord qui invite à une exploration poétique de l’univers orthographique des mots.

Les Minuscules

Les Minuscules
Claude Clément – illustrations de Tildé Barbey
Editions du Pourquoi pas  2022

Chaque homme dans sa nuit s’en va vers sa lumière (Hugo)

Par Michel Driol

Dans un pays en guerre, se rendant à l’école, Bassem découvre sa maison soufflée par une explosion. Orphelin, cheminant parmi les décombres, il rencontre d’abord une vieille femme qui réussit à sauver quelques plants de fleurs et de légumes de son jardin, puis un jeune homme qui joue du piano, son amie Shadia et son petit chat, son instituteur qui s’acharne à sauver les livres de la bibliothèque, un homme qui traine une charrette remplie d’eau potable et une troupe d’artistes ambulants… de quoi se délivrer de ses larmes et continuer à vivre.

Il s’appelle Bassem… il pourrait bien aussi s’appeler Yuriy  ou Anastasiya, Moussa ou Fatou…Les Minuscules dit avec force, à hauteur d’enfant, les désastres de la guerre, dans une langue épurée et réduite à l’essentiel, dans un texte qui force le lecteur à épouser les sentiments et les émotions du héros, son désarroi, le grand vide qu’il ressent à la perte de tout ce qui constituait sa vie et son univers, à l’image de cette boutique, héritée d’un aïeul, désormais détruite. On suit donc son errance dans cette ville détruite, à travers des rencontres symboliques qui mettent l’accent sur ce qu’il faut pour vivre et survivre : les plantes pour la nourriture, les fleurs pour la beauté, l’eau, l’amour, et aussi la culture. Pourquoi sauver les livres s’il n’y a plus rien ? Parce que le jeu, le rire, l’art sont indispensables face à la brutalité des bombes. Ils sont ce qui constitue notre mémoire, notre humanité, notre façon d’être ensemble dans un partage d’émotions sans lequel nous ne pourrions pas vivre, pour continuer à aller de l’avant. Les Minuscules, ce sont tous ces personnages, Bassam comme celles et ceux qu’il rencontre, ces gens de peu, ces gens de rien, ces victimes de ceux qu’on nomme grands, mais qui peuvent se montrer solidaires, créatifs, et capables de combattre la folie aveugle, absurde et destructrice de la guerre. Parvenir à semer quelques grains de lumières, écrit l’autrice à propos de son texte, c’est une piste que suit avec bonheur l’illustratrice. Grains de lumière ou grains de sable, telles sont les traces laissées par Bassam dans sa fuite, celles qu’on retrouve en forme d’étoile, ou sous les pattes du chat, qui constituent comme un fil doré au sein de cet album. Les illustrations ne cherchent pas le réalisme, mais déconstruisent et reconstruisent le monde, à la façon de métaphores visuelles dans lesquelles les livres deviennent portes ou tentes,  et les touches du piano des marches sur le chemin. Comme un contrepoint au tragique de l’histoire, elles disent l’espoir d’un monde meilleur vers lequel marcher pour aller, comme écrivait Hugo, vers sa lumière.

Un album qui adopte un point de vue singulier et original sur les enfants dans la guerre, pour dire de façon très poétique la nécessité de la solidarité et de la culture pour résister et survivre  aux atrocités du présent.

Architectures fantastiques

Architectures fantastiques
Nancy Guilbert – Illustrations de Patricia Bolaños
Editions courtes et longues 2022

Réelles architectures de l’imaginaire

Par Michel Driol

La narratrice a du mal à supporter l’homogénéité et l’uniformité de sa ville, béton et brique. Soudain, devant un mur de miroirs, elle entend une voix et se retrouve entrainée dans un univers fantastique qui la conduit autour du monde, au sein de réalisations architecturales artistiques qui la conduisent du Jardin des Tarots de Nikki de Saint Phalle à la Closerie Falbala de Jean Dubuffet, en passant par les Etats Unis (les Watts Towers de Sabato Rodia), le Japon de la Maison de thé Takasugi-an de Terunobu Fujimori ou encore l’Italie des Jardins de Bomarzo de Vicino Orsini. Au total, ce sont ainsi près d’une vingtaine de sites qui sont visités, autant de façons de nourrir l’imaginaire pour chasser chagrin et ennui au moment de retourner la ville ordinaire.

A l’aide de la fiction de la petite fille et de ce voyage fantastique où l’on passe d’un univers à l’autre, ce documentaire explore l’univers des architectures insolites, lorsque des artistes confirmés – ou de simples facteurs comme à Hauterive – réalisent des lieux incroyables, alliant avec originalité l’utilisation des matériaux, des couleurs,  des formes, bien loin de la grisaille unie du béton industriel. Dans une langue souvent plein de poésie, le texte associe un récit à des  « commentaires » plus explicatifs, écrits en italique sous forme de vague. L’originalité de ces commentaires est qu’ils sont pris en charge par les œuvres elles-mêmes, qui évoquent leur histoire, le projet de leur créateur. Ils invitent à observer, à réfléchir, à s’amuser, à explorer. Cette façon de nouer un dialogue entre œuvre et visiteur ne manque ni d’humour ni de profondeur dans la confrontation entre le regard émerveillé de la fillette et l’explication des œuvres qui deviennent parfois un formidable terrain de jeu ou d’exploration, suscitant parfois l’effroi, l’émerveillement, la surprise, ou l’étonnement. Les illustrations cherchent à interpréter à leur manière ces œuvres, ne voulant pas atteindre le réalisme absolu, mais parvenant à les sublimer tout en jouant avec elles, avec beaucoup de vie.

Un album dont on conseillera la lecture à toutes celles et ceux qui trouvent nos villes trop monochromes, nos rues trop droites, et à toutes celles et ceux qui pensent que rêve, imagination et créativité devraient être plus présents partout.

L’arbre m’a dit

L’arbre m’a dit
Poèmes de Jean-Pierre Siméon – Encres et pastels de Zaü
Rue du Monde 2022

L’homme qui écoutait les arbres

Par Michel Driol

Près d’une cinquantaine de poèmes-phrases, dont l’incipit est invariablement le titre du recueil : l’arbre m’a dit. Les textes forment une sorte de double dialogue muet dans la mesure où les propos de l’arbre sont répétés par un « je » anonyme, qui mettent en quelque sorte en abyme la sagesse de l’arbre, comme s’il y avait là une double confidence, celle de l’arbre au poète, celle du poète au lecteur. Confidence dans laquelle on entre un peu comme dans cette forêt que Zaü propose sur la couverture du livre, à la fois claire et obscure, dans laquelle la multiplicité des arbres s’oppose au singulier du titre : l’arbre.

L’arbre m’a dit, c’est déjà toute une conception de la poésie comme un secret à partager. Secret d’une sagesse venue non pas des hommes, mais de la nature, comme si l’arbre ici se montrait comme un modèle à suivre. Secrets pour résister à la solitude, secrets pour grandir, secrets pour garder l’espoir. A chacun d’écouter cette leçon de sagesse. Les mots de l’arbre nous parlent dans un langage à la fois simple et imagé, nous confrontent à l’arbre et à ses caractéristiques : son immobilité face à notre désir de voyager, sa permanence victorieuse face à la neige qui revient chaque année. On est dans une poésie de la nature qui est en fait celle de l’attention aux moindres choses, aux plus minuscules détails (l’ombre qui rafraichit, la fleur qui devient fruit, le sourire de l’enfant qui cueille) à laquelle elle donne sens. Cette confrontation entre l’humain et l’arbre ne tourne pas, on s’en doute, à l’avantage du premier. L’arbre se révèle un puits de connaissances,  un être pétri de générosité, de patience et renvoie parfois par de simples questions l’homme face à lui-même, à son ignorance de la nature, à son impatience, à sa solitude.

Ces textes sont magnifiquement intégrés aux pastels de Zaü, monochromes évoquant l’arbre dans différents contextes, l’hiver, le brouillard, le bord de l’eau, accompagné parfois d’oiseaux ou d’un enfant.  Ces illustrations résonnent avec subtilité aux  propos de l’arbre : ainsi ce tas de bois coupé accompagnant L’arbre m’a dit : celui qui me coupe perd un ami. Trois doubles pages colorées, sans texte, apportent comme une respiration au recueil, donnant à contempler une nature vierge dont l’homme est absent. La verticalité de l’arbre est encore soulignée par le format très allongé de l’ouvrage.

Jean Pierre Siméon et Zaü revisitent les rapports entre les arbres et les hommes dans une leçon de sagesse apaisée et apaisante, donnant à voir et à sentir une autre relation au temps ou à l’agitation, et peut-être redéfinir ce qui donne sens à notre existence pour découvrir, comme le suggère le dernier poème, que « finalement, tu n’es qu’un arbre qui parle et qui marche ».

Quel bonheur !

Quel bonheur !
François David Jean Mallard
Motus 2021

Le bonheur est dans le pré… cours-y vite !

Par Michel Driol

Ce jour-là, la narratrice éprouve une joie particulière à voir les fleurs des champs vivantes qui lui sourient. Cette nouvelle, il faut qu’elle la dise. Mais son père, sa mère, son frère, sa grand-mère ont trop à faire pour l’écouter. C’est donc au vent, aux éléphants, ou à d’autres animaux qu’elle envisage de la dire… avant de se décider pour un chat qui colportera ce message à tous.

S’opposent ici deux univers et deux arts de vivre. Celui de la narratrice, au sein de la nature, en communion avec les fleurs, les éléments naturels, qui éprouve une sensation de bonheur qu’elle souhaite communiquer au monde entier. De l’autre celui des adultes, trop occupés, l’un avec des montagnes de choses à faire, l’autre avec un texte interminable à traduire dans des langues exotiques, l’autre enfermé dans la musique de son casque, la dernière dans son monde murée dans ses souvenirs et sa surdité.  Monde de l’enfance d’un côté, en résonnance avec toute la beauté du monde, monde adulte de l’autre avec des occupations jugées essentielles, mais qui isolent. Monde de la poésie aussi certainement. Car l’émotion éprouvée par la narratrice au début est de l’ordre de l’épiphanie des auteurs de haïkus. Et cette émotion doit être partagée avec tous… qui ne veulent pas la voir ou l’entendre. Dès lors cette volonté de partage ne peut passer que par l’imaginaire du chat à qui l’on prête les pouvoirs quasi magiques de pouvoir pénétrer l’esprit de tous. Le texte est à la fois plein de poésie, porteur d’un regard émerveillé devant la nature, mais aussi d’un regard plein de traits spirituels pour parler des adultes. Les illustrations, en grandes pleines pages de Jean Mallard, emplies de couleurs tantôt à dominante froide, tantôt très chaudes, s’accordent avec la somptuosité de ce texte à qui elles confèrent comme une dimension surréaliste dans le jeu sur les tailles, les formes, le mélange des éléments terrestre et céleste, comme un ode à l’univers entier. Il nous accompagne ainsi d’un monde du plein jour au monde de la nuit, de son silence, de ses mystères.

Un album plein de douceur et de charme, pour dire l’émerveillement de vant la nature et sa dimension hautement poétique.

Rêves d’une étincelle

Rêves d’une étincelle
Mélusine Thiry
HongFei 2022

Mon Dieu mon Dieu cela ne s’éteint pas

Par Michel Driol

Cet album est la réédition de Si je grandis (HongFei 2009), dans une mise en page remaniée. Ce texte subtil et poétique, permet à Mélusine Thiry d’évoquer à travers de nombreuses images, dans une forme simple, ce qui sépare et réunit l’enfance et l’âge adulte. Que garde-t-on de son enfance quand on est adulte ? Qu’est-ce qui est propre à l’enfance ? Ce sont ces questions, à la fois simples et complexes, que soulève cet album.

La langue sait être accessible à tous, et pourtant métaphorique. Autant le titre initial « Si je grandis » reprenait les incipits de plusieurs des quatrains qui composent l’album, le nouveau titre, « Rêves d’une étincelle » donne comme un avant-gout de la fin, où il est question de l’étincelle de vie qui perdurera, et ouvre au riche l’imaginaire du rêve et des espoirs. L’étincelle devient ainsi une belle métaphore de l’enfance, dans son jaillissement, sa brièveté, sa fulgurance, sa petitesse aussi.  Certes grandir c’est perdre : ne plus se cacher dans les fleurs, ou ne plus se reposer dans la main de la mère… Mais c’est conserver de l’enfance le gout des fleurs, qu’on fera pousser dans un jardin, ou avoir un enfant dans sa propre main. On passe ainsi d’un univers terrien et minuscule à un univers céleste et immense. La mise en page souligne ce contraste entre enfance et âge adulte, coupant souvent chaque proposition sur deux pages : l’enfance d’abord, l’âge adulte ensuite, laissant comme en suspens le devenir. D’autres pages, au contraire, associent enfance et âge adulte en un seul regard. Pour ce « je » qui s’exprime à toutes les pages, grandir est un avenir qui se semble se situer à mi chemin entre l’option (Si je grandis) et l’inéluctable (Lorsque je serai grande). L’autrice, qui travaille avec la lumière, propose des illustrations de toute beauté, dans lesquelles les couleurs et les ombres chinoises jouent un rôle fondamental. Elles utilisent en particulier le flou dans les ombres, qui donne une impression de mouvement et de vie, et subliment le contraste entre le minuscule et l’infini du ciel et des étoiles, comme autre lumière vers lesquelles s’envoler, à la manière de l’enfant-libellule de la dernière page. Les éléments naturels (animaux parfois, mais le plus souvent végétaux, fleurs, plantes, arbres) figurent sur toutes les pages, aussi souvent en ombres posées sur des textures colorées, façon d’inscrire cette permanence de la nature comme cadre de vie.

Un magnifique album poétique pour rêver et se projeter dans l’avenir, ou évoquer les plaisirs de l’enfance, comme une leçon de vie…

 

Haïkus – Petits poèmes pour tous les jours

Haïkus – Petits poèmes pour tous les jours
Illustré par Mickaël Jourdan
Gallimard jeunesse 2022

L’éphémère à portée des enfants

Par Michel Driol

Les éditions Gallimard ont la bonne idée de rééditer ces Haïkus déjà parus en 2002, avec de nouvelles illustrations de Mickaël Jourdan. Une belle préface, signée de Guy Goffette, défend en termes simples une conception de la poésie très axée sur les mots, choisis tant pour leurs sons que pour leur sens, et qui font exister ce qui n’existe plus. La postface, le monde entier dans un haïku, propose une définition du haïku, en cite les principaux auteurs classiques japonais, de Bashô à Taneda, et donne enfin l’envie d’en écrire.

Au cœur du livre 40 haïkus, regroupés par 4 en dix pages, selon des thématiques proches. On parcourt ainsi les saisons, du printemps à l’hiver, on y trouve l’évocation des éléments naturels, comme les fleurs des arbres, les petits animaux, (fourmi ou escargots), l’eau, la pluie, le soleil, pour terminer sur quatre haïkus évoquant la nuit, peut-être de façon plus métaphysique, comme ce haïku de  Masaoka Shiki:

La nuit est sans fin –
je pense
à ce qui viendra dans dix mille ans.

Ces haïkus conjuguent l’éphémère et l’immuable, offrant ainsi une belle entrée en matière à la richesse de cette vision de la nature, finalement proche de l’émotion ressentie par le jeune enfant devant les beautés du monde qui le surprennent, belle façon aussi de lui faire comprendre ce qu’est essentiellement la poésie bien loin des concepts liés à la métrique : rimes et vers.

Les illustrations proposent des doubles pages à la fois épurées et parfaitement illustratives des haïkus qui leur correspondent. On trouvera ainsi la pluie, la mer, le cerf-volant dans des compositions qui manifestent à la fois le souci du détail et de l’atmosphère générale. Elles ne manquent pas non plus d’humour, toujours à chercher dans les détails !

Un beau recueil qui permettra aux plus petits d’entrer dans une certaine conception de la poésie et aux plus grands d’avoir envie d’écrire à leur tour des haïkus.