La Brigade de l’oeil

La Brigade de l’oeil
Guillaume Guéraud
Rouergue, 2019

Le Fahrenheit 451 des images

Par Anne-Marie Mercier

L’univers décrit par Guillaume Guéraud en 2007 (il s’agit ici d’une réédition en grand format d’un poche de « doAdo noir ») ressemble à une inversion de celui que l’on trouve dans le roman célèbre de Bradbury, Fahrenheit 451 : ici, ce ne sont plus les livres qui sont traqués, mais les images, toutes les images. Elles sont soupçonnées d’asservir les esprits, de fausser les jugements, de faire l’apologie de la violence et d’être l’opium du peuple. On les brûle. Au contraire, la littérature est au centre de la culture (on parle un peu du théâtre, mais pas autant qu’on aurait pu) : les rues portent des noms d’écrivains, la faculté des lettres est l’objet de toutes les attentions…

Monde idyllique ? non : tout cela a été accompli à travers une répression sauvage menée contre les cinéphiles, les artistes, les amateurs de porno, les sentimentaux attachés à leur passé… Plusieurs scènes décrivant des massacres montrent la brutalité de la Brigade de l’oeil (un genre de police des mœurs, et notre présent rejoint le livre) qui lutte contre ceux-ci et l’acharnement des défenseurs d’images. L’impératrice Harmony veille sur tout, et l’on apprend qu’elle est même l’auteur des livres du philosophe qui dicte sa conduite à toute la société. Tout cela rappelle les pires moments des régimes totalitaires, notamment celui de Ceausescu, mais fait écho à d’autres récits comme 1984 qui montrent comment on peut guider par la propagande et la police de la pensée toute une société.

Lorsque l’histoire commence, le « mal » est quasiment éradiqué et l’on suit un lycéen réfractaire, Kao, qui entre en contact avec les derniers résistants, et un capitaine de la Brigade. L’alternance des points de vue donne à ce récit une épaisseur humaine intéressante (chacun a ses raisons et doute parfois). Tout cela se finit très mal, mais entre-temps on aura vu l’importance des images, leur force, leur capacité à témoigner de l’Histoire (belle évocation de Nuit et brouillard) et on aura pu lire un bel hommage à toute l’histoire du cinéma (Les Temps modernes de Chaplin joue un rôle de premier plan).

Ce texte est provocateur, tant il prend le contre-pied de toutes les condamnations du monde des images dans lequel nous vivons et fait le procès de la lamentation sur la perte d’influence de la littérature mais il fera consensus (ou du moins un certain consensus) sur un point : la télévision seule est condamnée par tous.

Le suspens est très bien mené, les personnages intéressants, l’univers futuriste est très proche du nôtre, de plus en plus proche… (que de mauvais chemin fait en quinze ans seulement !)  et convaincant et tout cela est combiné avec la question de la place des images poussée jusqu’à son paradoxe.

(reprise un peu modifiée de mon article de 2007)

 

 

Trois amis pendant la guerre – Alsace 1940

Trois amis pendant la guerre – Alsace 1940
Béatrice Mesnil
L’Harmattan 2022

Une enfance alsacienne pendant la seconde guerre

Par Michel Driol

Septembre 1940. A Thann, en Alsace, trois amis adolescents, François, Charles et Gauthier, ont du mal à supporter l’arrivée des Allemands, qui imposent une langue, de changer de prénom. Cette germanisation forcée va de pair avec un endoctrinement forcé. Chacune des trois familles va connaitre un destin différent. Celle de Charles se déchire entre le père pasteur démocrate et le fils ainé, acquis aux thèses des nazis. La famille de Gauthier est juive, et ses parents sont arrêtés. Mais lui réussit à s’enfuit. Quant à celle de François, le narrateur, elle entre dans la résistance.

Inspirée des souvenirs de Jean Eugène Muller racontés à l’autrice, voilà un récit qui tente de faire revivre, au plus près du vécu des personnages adolescents, ce qu’a été la guerre en Alsace, dans cette région qui, entre 1870 et 1918, avait déjà été allemande. Mais rien de comparable entre cette première annexion, dont, finalement, les protagonistes ne gardent pas de très mauvais souvenirs, et cette nouvelle occupation, marquée par la brutalité et l’idéologie nazie. Ce récit d’aventures vécues montre bien les façons de résister en secret, ou de se laisser endoctriner par la propagande. Il est vivant, et fait la part belle aux sentiments, émotions et peurs ressenties par le héros, permettant au lecteur contemporain du même âge de s’identifier à lui.

Un récit sobre, à la limite du documentaire narrativisé, pour mieux comprendre ce qu’a été l’occupation.

 

La Fuite sans fin de Joseph Meyer

La Fuite sans fin de Joseph Meyer
Claude Gutman
Gallimard 2022

Chasse à l’enfant…

Par Michel Driol

Né en Pologne, Joseph a fui avec son père les pogroms qui ont tué sa mère et ses frères. En 1933, bon élève, il est reçu au certificat d’études, mais son père, brutal, veut qu’il soit tailleur comme lui. Et de le lui expliquer à coups de ceinturon. Joseph fugue, pour rejoindre son oncle fourreur à Paris, qui le fait héberger dans une ferme dont le propriétaire martyrise deux enfants placés par l’assistance publique. Prenant leur défense, Joseph donne un coup de bêche sur la tête du fermier, est arrêté pour vagabondage et, après quelques péripéties judiciaires, envoyé à la colonie pénitentiaire de Belle Ile en Mer, puis d’Eysses, dont il ne sort que pour faire ses classes et participer à la drôle de guerre. Il déserte l’armée en déroute, s’engage par amour dans la Résistance, est capturé et renvoyé à Eysses, devenu prison pour politiques. Parvenant à s’évader, il se retrouve à la Libération à Paris. On laissera au lecteur le soin de découvrir par lui-même le dénouement…

Avec un récit à la première personne, celle de Joseph, voilà un gros roman (plus de 300 pages) à l’écriture enlevée, alerte, qui se lit d’une traite tant on est  pressé de connaitre la suite de cette aventure dans laquelle la petite histoire du héros croise la grande histoire. On retrouve tous les ressorts de ce qui a fait le succès de la littérature populaire, au sens noble du terme. Un personnage d’orphelin, au grand cœur, avec ses rêves, en butte à l’hostilité du monde. Des péripéties nombreuses, qui font qu’à chaque fois qu’il croit toucher au bonheur, le tragique survient, qui l’empêche de trouver la stabilité et l’épanouissement. On songe à Hector Malo, mais aussi à Alexandre Dumas – et ce n’est sans doute pas pour rien que Joseph lit chaque fois qu’il en a l’occasion Le Comte de Monte Cristo, au point de choisir le pseudo de Dantès… L’arrière-plan historique et politique est soigné et particulièrement bien documenté, tant dans les conditions de vie des enfants dans les colonies pénitentiaires que dans leur vocabulaire. Violence insupportable, brimades, injustice, tout ce que dénonçait le Prévert de Chasse à l’enfant est présent avec réalisme dans le roman qui le rend d’autant plus sensible que c’est une victime du système qui le décrit. L’arrière-plan politique apparait petit à petit, avec ces surveillants qui lisent l’Action Française, où l’on trouve les échos des manifestations anti-républicaines. Puis c’est le Front Populaire, découvert à travers la figure d’un menuisier communiste. C’est enfin la guerre et la Résistance, dans laquelle le héros se retrouve un peu par hasard et par amour, avec ses mouvements non encore unifiés, que le héros croise, sans vraiment savoir dans lequel il est engagé. Car, d’une certaine façon, Joseph est le jouet d’un destin qui s’acharne contre lui. Parmi les figures de brutes épaisses et inhumaines se détachent pourtant quelques « justes », véritables points de lumière dans un univers déshumanisé. Un policier parisien, deux menuisiers à Eysses, un compagnon d’armes, une institutrice résistante, un couple de cheminots résistants…  Pas de manichéisme pourtant, car on retrouve dans le camp des bons, à la fin, d’autres hommes, juifs et résistants, aveuglés par leur propre idéologie et dont le comportement est tout aussi inhumain. C’est au final un beau roman d’initiation, picaresque et épique par certains côtés, qui montre comment se forge le caractère d’un adolescent à fleur de peau, impulsif, courageux qui découvre finalement ce que c’est qu’être un homme. C’est enfin un roman optimiste, à la fin presque heureuse, dans laquelle Joseph, revenu à son point de départ, trouve un nouveau sens à sa vie près une fuite sans fin.

Il faut dire enfin l’actualité de ce roman. Selon Lukács, un roman historique parle autant de la période historique qu’il décrit que de l’époque qui l’a vu écrire. Une époque où l’on trouve la justice des mineurs trop laxiste, une époque qui voit la montée des racismes – antijuif, anti-arabe, -, une époque qui voit la disparition des témoins directs de la Résistance, une époque qui constate, impuissante, la montée des extrêmes-droites en Europe… On ne saurait donc que trop en conseiller la lecture aux adolescents d’aujourd’hui et aux adultes.

Te souviens-tu, Marianne ?

Te souviens-tu, Marianne ?
Philippe Nessmann Illustrations de Christel Espié
Les Editions des éléphants 2022

Pour ne pas oublier  Marianne Cohn

Par Michel Driol

Quelques écoles portent son nom, dont celle du quartier Hoche à Grenoble, ou une autre à Annemasse. Cet album retrace sa vie, depuis le Berlin marqué par l’irruption du nazisme, l’exil familial à Barcelone, puis Paris, l’engagement dans la Résistance où elle convoyait des enfants juifs d’Annecy à la frontière suisse. C’est lors d’un de ces voyages qu’elle est arrêtée avec une vingtaine d’enfants. Elle refuse que son réseau la fasse évader, craignant des représailles contre les enfants. Elle est assassinée en juillet 1944. Lors d’une première arrestation, elle avait écrit un magnifique poème Je trahirai demain, qui nous est parvenu.

Cet album prend la forme d’une lettre bouleversante adressée à Marianne, particulièrement bien composée. Tout commence par le dernier voyage, et la figure d’une figure fille, Renée Koenig, de sa sœur et de son frère, qui faisaient partie du groupe. Puis, dans un retour en arrière,  toujours s’adressant à Marianne, l’album évoque sa courte vie, insistant en particulier sur ce qui l’a conduite à entrer en Résistance. Enfin l’album revient sur les circonstances de l’interception de ce dernier convoi, les conditions de détention à Annemasse. Trois dimensions sont marquantes dans cet album. D’abord le portrait d’une héroïne à la fois humaine et courageuse, pleine de dévouement qu’il donne comme modèle d’engagement à destination des générations suivantes. Ensuite la dialectique entre l’ombre et la lumière, qui revient comme une façon de montrer que, même dans les périodes les plus sombres, certains n’ont pas hésité à être porteurs d’humanité. Enfin la transmission et la chaine entre les générations, matérialisée ici par la figure de Renée Koenig, fillette qui faisait partie de ce dernier voyage, maintenant vieille dame de 88 ans que l’auteur a rencontrée à Manchester et qui évoque la figure de Marianne, telle qu’elle apparait dans son souvenir. En leur donnant la vie, tu leur as offert de vivre la leur… ainsi se termine l’album, comme un hommage suprême adressé à Marianne Cohn.

Cette histoire tragique située au cours d’une des périodes les plus sombres de notre histoire est adoucie par les illustrations à la peinture à l’huile de Christel Espié, qui, avec un certain réalisme (dans les vêtements, les coiffures), donnent vie à Marianne et reconstituent cette époque. L’accent est souvent mis sur la relation entre Marianne et les autres, les enfants en particulier. Un dossier documentaire, illustré de photos d’époque, permet de mieux comprendre l’arrière-plan de cette histoire.

Un album qui sait utiliser l’émotion pour retracer la vie d’une jeune femme, héroïne de la Résistance, dont l’abnégation et le sacrifice auront permis le sauvetage de quelque 200 enfants, et faire en sorte que sa mémoire ne soit pas perdue.

On terminera cette chronique par les mots de Marianne Cohn dans son poème Je trahirai demain.

Je trahirai demain pas aujourd’hui.
Aujourd’hui, arrachez-moi les ongles,
Je ne trahirai pas.
Vous ne savez pas le bout de mon courage.
Moi je sais.
Vous êtes cinq mains dures avec des bagues.
Vous avez aux pieds des chaussures
Avec des clous.
Je trahirai demain, pas aujourd’hui,
Demain.
Il me faut la nuit pour me résoudre,
Il ne faut pas moins d’une nuit
Pour renier, pour abjurer, pour trahir.
Pour renier mes amis,
Pour abjurer le pain et le vin,
Pour trahir la vie,
Pour mourir.
Je trahirai demain, pas aujourd’hui.
La lime est sous le carreau,
La lime n’est pas pour le barreau,
La lime n’est pas pour le bourreau,
La lime est pour mon poignet.
Aujourd’hui je n’ai rien à dire,
Je trahirai demain.

 

 

Le berger et l’assassin

Le berger et l’assassin
Henri Meunier, Régis Lejonc (ill.)
Little Urban, 2021

Bella ciao

Par Christine Moulin

L’objet, d’impressionnantes dimensions (29 cm x 36 cm), provoque l’admiration immédiate: c’est un livre (magnifiquement) illustré, plus qu’un album au sens strict car il n’y a pas d’interactions entre les pleines pages qui déroulent de splendides paysages de montagne (situés en Haute-Savoie) et le texte, qui pourrait se lire et se comprendre sans les images.
Ce texte propose un récit (au passé simple, ce qui devient rare, de nos jours): est-ce une nouvelle? Sans doute.
Le démarrage est foudroyant. Dès le premier paragraphe, une simple incise accroche le lecteur: « Je ne suis pas ton ami, grogna l’assassin. » On comprend assez vite qu’il va s’agir de la confrontation entre un berger, « l’homme du milieu », comme il se définit lui-même et un homme qui fuit des milices fascistes (italiennes, comme l’indique l’allusion aux chemises grises). Le berger recueille « l’assassin », soigne ses blessures, lui fournit une grotte comme abri en attendant de pouvoir, au début de l’automne, lui faire franchir la montagne dont il dit pourtant: « Qui que tu sois, la montagne est plus dangereuse que toi. » Après avoir subi une attaque des milices, qui tabassent le berger mais ne trouvent pas l’assassin, les deux hommes se mettent en route pour passer « de l’autre côté ». On suit leurs efforts.

La fin est éblouissante et s’élève vers une réflexion humaniste et philosophique saisissante. Elle est à l’image du récit dans son ensemble, fait de non-dits d’autant plus terribles et émouvants qu’ils sont à l’unisson des personnages, taiseux, pudiques, dignes et sublimes, complexes aussi. Ce qui n’empêche pas que les dialogues soient émaillés des belles réflexions philosophiques du sage berger: « Nous allons, tous liés en cordée. De petits pas à petits pas, de vertige en vertige, l’humanité se tient dans l’ascension comme dans la chute. » Un album quasi hugolien.

Rose blanche et La Petite Fille en rouge

Rose blanche
Christophe Gallaz, Roberto Innocenti (ill.)
Gallimard jeunesse, 2019

La Petite Fille en rouge
Aaron Frisch, Roberto Innocenti (ill.)
Gallimard jeunesse, 2013

Retours de classiques, sombres chemins

Par Anne-Marie Mercier

Le trait de Roberto Innocenti est ici aussi beau que ses histoires sont sombres. Dans La Petite Fille en rouge, version du « Petit Chaperon rouge », il présente une histoire tragique à la fin de laquelle une mère attend une fillette qui ne reviendra pas, perdue dans la grande forêt éclatante de lumière qu’est la ville, et capturée par un homme inquiétant. Dans Rose blanche, l’artiste délaisse l’univers du conte pour celui de l’histoire et le prédateur est ici non plus un individu désocialisé mais une société tout entière, celle de l’Allemagne nazie.
Rose vit dans une ville où elle voit passer des convois de véhicules qui emmènent des gens invisibles vers une destination inconnue. Un jour, après avoir vu un petit garçon qui tentait de s’enfuir de l’un de ces camions, elle suit la route et découvre un camp de concentration. Chaque jour, elle revient pour apporter du pain aux enfants.
On éprouve une certaine gêne devant l’invraisemblance de cet aspect de l’histoire qui risque de masquer la vérité du reste et celle du contexte historique.
Le charme, certes paradoxal, de l’album, est dans ses images aux tons bruns où l’on retrouve le souci du détail de l’artiste et l’expressivité des visages : elles donnent une vision triste d’une petite ville allemande de cette époque, pour s’échapper ensuite dans un univers qui évoque la forêt des contes, avec l’horreur et la mort au bout du chemin. La petite fille en rouge suit elle aussi un chemin compliqué et long, mais coloré de toutes les séductions de la ville moderne, jusqu’à sa fin que l’on devine tragique, comme  celle de Rose.

Rose blanche a été publié une première fois en 1985, chez le même éditeur. Il est indiqué que Christophe Gallaz est auteur du texte, « sur une idée de Roberto Innocenti ». Il existe une autre version de la même histoire avec le même titre, et comme auteur du texte le célèbre Ian McEwan, (Penguin, 2004).

 

 

La Rumeur qui me suit

La Rumeur qui me suit
Laura Bates
Casterman 2020

Asociaux réseaux…

Par Michel Driol

Anna arrive en milieu d’année scolaire dans le lycée d’une petite ville d’Ecosse. Elle se refuse à parler d’elle, de son passé. Elle tente de se faire des amies. Ce qu’elle a fui avec sa mère, au point de changer de nom, après le décès de son père, c’est du cyber harcèlement après qu’elle a envoyé à son petit ami, son premier amour, une photo dénudée que ce dernier s’est empressé de faire circuler sur les réseaux sociaux. Et voilà que les choses recommencent, qu’un nouveau profil facebook à son nom est créé, et que tout le lycée se ligue à nouveau contre elle, l’injuriant, la harcelant, lui faisant des propositions obscènes et la traitant de tous les noms tant sur les réseaux sociaux qu’en sa présence.

Premier roman de son autrice, La Rumeur qui me suit sait dans un récit fort à la première personne, à la fois dire le désarroi d’une adolescente fragile, gentille, prévenante, loyale face à une meute qui a trouvé une victime, mais aussi dépeindre les réactions des adultes : entre la mère qui, après la fuite initiale, a la force de s’opposer, de dire non et de défendre sa fille, l’administration du lycée prompte à vouloir exclure celle par qui le scandale arrive, sans vouloir prendre de sanctions contre les harceleurs, pour éviter les vagues, mais aussi les autres, grands-parents, voisins, prêtres prompts à répéter ce qu’ils ont entendu et à juger. L’une des forces de ce roman est aussi d’établir un lien étroit entre l’adolescente et une sorcière du village, brûlée au XVIIème siècle : l’une fait des recherches sur l’autre, rêve à elle au point d’avoir de véritables hallucinations qui lui font vivre et revivre des épisodes de sa vie. Entre les deux jeunes filles, c’est d’une certaine façon une communauté de destins qui se noue, faite d’accusations sans fondement portées par ceux – des hommes essentiellement- qui sont au pouvoir, c’est une volonté d’exclure ce qui dérange. Par là le roman décrit aussi une condition féminine impossible, qui fait que, quel que soit le comportement adopté, la femme sera sévèrement jugée par des hommes à qui l’on ne reproche rien.

Pour autant, le roman dessine aussi quelques figures masculines qui échappent à la meute des accusateurs. Le père, décédé trop tôt à l’issue d’une maladie qui laisse désemparées sa femme et sa fille. Un chercheur local, vieil homme en fauteuil roulant, plein de sagesse et capable de sentir le trouble d’Anna, de lui donner, avec tact, des conseils. Un élève plein de sollicitude, capable de se battre pour Anna, vivant loin des réseaux sociaux et se refusant à juger.

Sans doute ce roman devrait-il être lu par toutes les adolescentes, non pas comme une mise en garde contre les réseaux sociaux – d’autres s’en chargent -, mais comme un ouvrage donnant la force de résister aux harcèlements, d’être elles-mêmes, d’être fortes et de savoir prendre la parole pour se dire pour ce qu’elles sont, et non pour ce qu’on voudrait qu’elles soient. Tel est le sens des scènes finales, dans lesquelles Anna trouve, avec l’aide de ses amies, la parade, par la parole, par l’art, afin de construire une autre image d’elle-même, sa vraie image.

Un premier roman qui, on l’espère, sera suivi de nombreux autres aussi forts et puissants

Anissa / Fragments

Anissa / Fragments
Céline Bernard
Editions Théâtrales jeunesse 2019

Fini la docilité

Par Michel Driol

Une classe de lycée, d’où se dégagent quelques individualités : Sandrine qui vit chez sa grand-mère, faute d’argent pour payer l’internat, Léa qui découvre l’amour et son identité sexuelle, Anissa, mineure isolée sans papier, qui, à la suite d’un test osseux, est menacée de devoir quitter le territoire. Que faire face à ce cas ? Ne pas s’en mêler ? Lui venir en aide ? A l’heure où l’on doit faire des vœux sur une fiche d’orientation, engager sa vie, s’engager tout simplement.

Céline Bernard propose un texte fort, issu d’une commande d’écriture pour un groupe d’adolescents dans un atelier théâtre. Elle réunit ainsi un chœur d’ados, qui peut aussi jouer tous les autres personnages (la prof principale, des parents, une éducatrice, un médecin, des policiers…). Le texte fait alterner des scènes chorales (chœur à géométrie variable, laissant grande latitude pour la distribution) et des scènes plus dialoguées de façon classique. Les scènes chorales sont écrites dans une langue poétique et métaphorique particulièrement travaillée : rythme, longueur des « répliques », faisant alterner doutes, certitudes, inquiétudes et injonctions diverses dans la scène d’ouverture construite autour des réactions face à la fiche d’orientation et ce qu’elle engage de futur et d’interrogations. Les scènes dialoguées plongent dans des univers extrêmement variés : scène de petit déjeuner familial, interrogatoire d’Anissa par la police ou le médecin… Mais, même dans ces scènes, le chœur d’ados n’est jamais loin.

Le texte est découpé en quatre mouvements porteurs de la dynamique de la pièce : disparaitre, subir, désobéir, s’enflammer, construisant ainsi comme la naissance d’une prise de conscience et d’un être différent au monde que l’on voudrait changer et dans lequel des solidarités nouvelles sont possibles.

Fragments, cela renvoie à la technique dramatique parfaitement maitrisée : des scènes courtes et des histoires individuelles déconstruites, apparaissant en lambeaux et laissant au spectateur et au chœur le loisir d’établir les liens dans ce qui apparait quelque part comme une enquête à partir de la disparition d’Anissa dont on découvre quelques épisodes de la vie : la mort de la grand-mère, qu’elle va enterrer seule, le voyage – cheveux rasés pour se faire passer pour un garçon – les hôtels, et, pour finir, la brutalité et la violence des interrogatoires médicaux et policiers.

Rien de manichéen dans ce texte : les ados ne sont pas unanimes quant à la nécessité de la solidarité envers Anissa, les adultes sont positifs, comme la prof principale, dépassés comme l’éducatrice, protecteurs comme les parents, trop zélés et sûrs d’eux comme le médecin.

Un superbe texte très contemporain dans sa forme et dans sa langue, mais aussi quant à ce qu’il dit de notre époque, pour évoquer une problématique très actuelle, avec beaucoup d’humanité, un texte finalement optimiste et plein d’espoir dans la jeunesse et sa capacité à se mobiliser et à faire preuve de maturité et d’enthousiasme.

 

La Vie ne me fait pas peur

La Vie ne me fait pas peur
Maya Angelou – Géraldine Alibeu
Seghers jeunesse bilingue 2018

Résister et surmonter ses peurs

Par Michel Driol

Maya Angelou est peu connue en France dans les grandes figures de l’émancipation des femmes afro-américaines. Née dans une famille très pauvre du Missouri, élevée par sa grand-mère, elle parvient à entrer à l’université puis à devenir chanteuse et danseuse, poétesse et conteuse qui se bat aux côtés de Malcolm X et de Martin Luther King. Elle est décédée en 2014.

Revient, comme un refrain, le vers qui donne son titre à l’ouvrage, essentiellement en fin de tercets dont les deux premiers vers sont des évocations de choses qui pourraient faire peur. Peurs enfantines pour l’essentiel : liées à des choses concrètes comme les ombres, les bruits, les chiens, ceux qui tirent sur [sa] tignasse,  ou à des choses plus imaginaires comme les dragons, Mère l’Oie, les spectres. D’autres strophes  sortent de cette liste pour évoquer la résistance de l’enfant : rire, sourire, faire bouh, mettre un sort de magie dans sa manche. S’il y a bien des peurs, elles ne sont qu’en rêves. Le poème délivre alors une leçon de vie dans laquelle courage, rêve et imaginaire deviennent ainsi des armes pour lutter contre les terreurs.

L’album présente le poème de Maya Angelou en le découpant soit par vers, soit par strophes, cette adaptation imposant au lecteur un certain rythme de lecture et de respiration. Les illustrations envahissent les doubles pages, et donnent à voir une petite fille afro-américaine – à l’image de l’auteure. Les couleurs passent du gris et du sombre, au début,  aux couleurs  plus éclatantes de la fin. Elles accompagnent le texte, quitte peut-être à trop le commenter, ou à rajouter des détails (la petite fille qui danse, ou qui est montée sur des échasses). Certes, ces détails respectent le ton et l’intention du texte, mais imposent peut-être trop une certaine vision d’un monde relativement édulcoré aux lecteurs. On pourra les opposer aux illustrations proposées par Basquiat pour une édition américaine, dans un style beaucoup plus expressionniste, contemporain et violent

L’édition bilingue associe bien sûr le texte original à sa traduction et permettra d’évoquer la figure de l’auteure, dont la biographie est heureusement présente en fin d’ouvrage. Cet ouvrage fait partie de la sélection 2018-2019 pour le Prix de la Poésie Lire et Faire Lire.

Quelque chose a changé / Le tuteur

Quelque chose a changé
Yves-Marie Clément
Le tuteur
Audrey Claus
Illustrations Lou Reichling
Editions du Pourquoi pas ? 2017

Totalitarisme et monde parfait

Par Michel Driol

Deux récits tête bêche. D’un côté Lola est témoin que quelque chose a changé depuis le changement de gouvernement. Des statues sont enlevées, les rues débaptisées, des copains renvoyés dans leur pays d’origine, les livres brulés… Le maitre répète que cela n’est rien jusqu’au jour où il sauve quelques livres brulés. Et c’est l’espoir qui renait. De l’autre côté, Marco souhaite un monde parfait, sans hiérarchie, où tout le monde éprouverait la même émotion en même temps. Il plante alors dans une centaine de pots identiques, des graines de haricots. Mais il constate que certaines germent plus vite, d’autres restent rabougries… Constatant que le vivant ne respecte aucune règle, il le remplace par des plantes en plastique.

Voilà deux récits engagés, parfaitement limpides et efficaces, écrits dans une langue travaillée, souvent à la limite de la poésie, pour évoquer, à partir de situations accessibles à tous, des sujets de société graves : la dictature et la résistance, le rêve du meilleur des mondes possibles. Qu’est-ce que l’égalité ? Est-ce l’uniformité ? Les deux textes soulèvent la question du totalitarisme, l’un de façon plus métaphorique et implicite, l’autre plus explicitement en évoquant des situations historiques, des poètes comme Neruda ou un ministre de l’endoctrinement. Les deux récits susciteront le débat, initié par deux pages « Et toi, qu’en penses-tu ? ».

La mise en page est particulièrement soignée. Les illustrations de Lou Reichling, sur fond gris ou noir, fondent les deux récits à travers des quadrillages, celui des rues numérotées, celui du grenier où chaque pot doit être à sa place.

Un mot sur l’éditeur, découvert à Saint Paul Trois Châteaux : nées fin 2012, sous la forme d’une association à but non lucratif, les Éditions du Pourquoi pas sont le fruit ​d’une collaboration entre l’École Supérieure d’Art de Lorraine – site d’Épinal et de la Ligue de l’Enseignement des Vosges. Un éditeur engagé à suivre et à soutenir.