Nulle et Grande Gueule

Nulle et Grande Gueule
Joyce Carol Oates
Gallimard (folio), 2002

Adolescence obsidionale

Par Anne-Marie Mercier

Joyce Carol Oates n’est a priori pas un auteur pour enfants, mais ce livre est une si belle histoire de rencontre entre deux adolescents qu’il semble bon de le signaler à l’attention de ceux qui cherchent des livres pour les ados.

Prenez deux adolescents d’une même classe de première d’un lycée américain banal. L’un est « grande gueule », garçon populaire, président de ceci ou de cela, directeur de la rédaction de la revue du lycée, insouciant et apparemment entouré de plein d’amis. L’autre est La Nulle, mal dans sa peau, agressive, persuadée qu’elle est… nulle et que ceux qui font comme si elle ne l’était pas sont des hypocrites. Elle est à vif, il ne se méfie pas.

Chacun vit un drame au début du roman, mais l’un a plus de conséquences que l’autre : l’adolescent est appréhendé par la police et interrogé, puis exclu du lycée en attendant les résultats d’une enquête.

Incapable de ne pas faire une plaisanterie quand elle se présente à lui, il a évoqué l’idée de faire un massacre au lycée et a été dénoncé comme un futur terroriste. L’attitude du chef d’établissement, des professeurs, des parents, et surtout des amis est épinglée de manière acide. La droiture de La nulle sera le seul rempart contre la bêtise et la lâcheté de l’ensemble d’une communauté.

Le livre nous dit que le monde est ainsi fait : en situation dangereuse, tes amis se détourneront de toi, ta famille parfois. Et tu seras heureux si tu trouves quelqu’un pour  te tendre la main – quelqu’un qui pourrait fort bien être une personne que tu ne voyais pas ou dont tu te moquais – . Sombre ? Comme les ados aiment: sombre avec la lumière au bout du tunnel et l’idée que l’avenir, le courage, l’amitié vraie, c’est eux. Dans un monde replié sur ses peurs, ils se font une île où vivre, seuls contre tous, ou plutôt loin de tous, étrangers à ces haines et frilosités.

Le Dernier Jour de ma vie

Le Dernier Jour de ma vie
Lauren Oliver
Traduit (anglais, USA) par Alice Delarbre
Hachette (Black moon), 2011

Antidote à l’idiotie, ou : la chick-lit comme outil philosophique

Par Anne-Marie Mercier

Conseil à ceux qui ont à la maison (ou pas loin) une adolescente insupportable, narcissique et grégaire : vite, offrez lui ce livre. D’abord, elle l’aimera, puis il la fera (horreur !) réfléchir.

Dans un premier temps, avouons-le, ce livre tombe des mains tant il donne l’impression d’être complice de la lectrice visée. On a l’impression de lire un volume de la série des L. B. D. (« Les Bambinas Dangereuses » de Grace Dent, gros succès commercial – voir ma non-chronique du t. 2 ), centré sur les choses capitales comme : sortir avec le garçon le plus canon du lycée, décider avec ses copines de ce qu’on va porter pour la fête, être celle qui aura le plus de roses le jour de la saint Valentin, voir la tête de celle(s) qui n’aura pas de rose ce jour là, faire une mauvaise blague à celle(s) qu’on n’aime pas (en général, des moins riches, moins belles, etc. que soi)… la liste serait longue. L’héroïne fait partie d’un groupe de copines « populaires », de celles qui font la pluie et le beau temps dans le lycée Jefferson, célèbre pour son taux de suicide et de consommation d’alcool (des points qui seront confirmés par cette histoire).

On s’accroche, parce qu’on sait que ce roman au titre anglais polysémique et évocateur (Before I fall) a eu un succès mondial (nominé par RT Book Reviews en 2010 dans la catégorie « Best Young Adult Paranormal/Fantasy Novel » et que Lauren Oliver est l’auteur de Delirium que Sophie Genin a beaucoup aimé, écrivant que « Ce roman devrait être mis entre toutes les mains adolescentes ».

Mais, après ce premier chapitre consternant (et d’une écriture aussi pauvre que les pensées de la niaise héroïne), les choses s’arrangent. D’abord, elle meurt, ouf ! Mais pas pour renaître en ange (pitié, non !). Les chapitres suivants commencent tous au même matin du 14 février avec une héroïne qui est la seule à se souvenir des expériences et découvertes du jour « précédent » (on pense au beau film « Un jour sans fin »). Six chapitres se succèdent sur le même modèle, six étapes dans la découverte de la vacuité de sa vie et de sa responsabilité dans les drames de cette journée. L’incrédulité et la panique font place progressivement à l’analyse et à l’éclosion d’un sens moral – jusqu’ici enfoui sous des comportements grégaires et des postures.

Ce sont aussi six tentatives pour infléchir  le cours de cette journée et se racheter.  Que l’entreprise soit difficile et presque désespérée est une des belles idées de ce roman philosophique : le hasard et la fatalité, la vie et la mort, mais aussi l’amitié et l’amour, la famille et le groupe (l’ « embrigadement » évoqué dans Delirium est ici vu à l’échelle d’une génération), sont évoqués à travers une intrigue et des interrogations intéressantes ; il est cependant un peu dommage que tout ramène à la nostalgie de l’enfance perdue (forcément pure) et au retour aux valeurs familiales (seules bases solides).

Sur cette écriture en contraste :

J’ai l’impression qu’il y a de plus en plus de romans pour adolescent(e)s composés de la même façon : un premier chapitre accrocheur, niais et mal écrit, puis progressivement une amélioration (voir Promise de Allie Condie ). Serait-ce un procédé conscient de captation du lectorat? ou bien une imitation du roman de Daniel Keyes, Des fleurs pour Algernon, dans lequel le niveau d’écriture et de réflexion varie avec celui du narrateur ?