La Grande Guerre d’Emilien

La Grande Guerre d’Emilien
Georges Bruyer (gravures, dessins) – Béatrice Egémar (texte)
L’élan vert – Pont des Arts- 2021

Carnet de poilu

Par Michel Driol

Ce sont les lettres d’un poilu, entre aout 1914 et février 1915. Il tenait une auberge, où il a laissé Madeleine, sa femme enceinte de leur deuxième enfant. Il espère bien sûr revenir vite, mais, on le sait, le conflit dure. Il évoque la bataille de la Marne, les tranchées, les gestes quotidiens, comme le portage de la soupe, la nourriture, le Noël dans les tranchées, les dangers, les morts. Blessé, il est évacué dans un hôpital à l’arrière, attend une permission pour sa convalescence, ce qui lui permettra de voir enfin sa fille, et peut-être, d’être réformé pour blessure. C’est sur cet espoir que se termine la dernière lettre.

L’ouvrage se présente sous la forme d’un carnet, et associe des lettres fictives à des croquis, esquisses, dessins, peintures de Georges Bruyer. Plusieurs pages documentaires en fin d’album en disent plus sur cet artiste du XXème siècle, son engagement dans la première guerre mondiale, et son parcours artistique et humain après la guerre. Ses œuvres, reproduites dans l’album, sont autant de témoignages pris sur le vif de la vie quotidienne des soldats : marches, cuisine, portage des gamelles de soupe, attentes, installation, blessures, mais aussi scènes de combat. Noirs et blancs très expressionnistes, mais aussi œuvres colorés dans une palette aux teintes froides pour dire un monde inhumain.

Les lettres écrites par Béatrice Egémar posent au contraire un homme plein d’humanité, se souciant de sa femme enceinte, de ses conditions de vie, de ses hommes (dont le petit Leblond, âgé d’à peine 20 ans, qui peine à écrire à sa fiancée). Il évoque la guerre, ses horreurs à demi-mot, dans un perspective pacifiste. Il est patriote, mais souhaite que son fils ne connaisse pas de guerre, il évoque les propos de son instituteur, dont il se souvient, relatifs au devoir et à la patrie. Ces textes tracent donc le portrait poignant d’un homme, pris entre devoir et fraternité, comprenant qu’en face les Allemands ne sont pas différents d’eux, et aspirent aussi à la paix, ce qu’on voit dans l’épisode de Noël, où les deux tranchées entonnent des cantiques dans deux langues différentes.

Ce récit épistolaire qui est le fruit d’une collaboration entre l’éditeur, l’Elan vert, et le Musée de la Grande guerre, et qui donne à mieux comprendre l’horreur de la guerre, tout en rendant hommage à un peintre méconnu, saura toucher profondément ses lectrices et ses lecteurs.

Te souviens-tu de Wei ?

Te souviens-tu de Wei ?
Gwenaëlle Abolivier  (texte) – Zaü ( illustrations)
HongFei Editions 2016

On part Dieu sait pour où ça tient du mauvais rêve

Par Michel Driol

weiDans le cadre du centenaire de la Grande Guerre, les éditions HongFei donnent à voir un épisode peu connu : l’arrivée en France de  travailleurs chinois, envoyés alors derrière les lignes de front pour ramasser les morts, les enterrer, creuser des tranchées, construire des voies ferrées, ou devenir mineurs.  Sur les 140 000 envoyés en France,  entre 1916 et 1918, 20 000 trouvèrent la mort, 2000 restèrent en France.  En France, le cimetière de Nolette, dans le Nord, compte 843 stèles et constitue la plus grande nécropole de travailleurs chinois en France.

L’album se compose de deux parties : l’une fictionnelle, autour du personnage de Wei, dont on suit le trajet depuis la Chine, sur le bateau, à l’arrivée à Marseille, puis en baie de Somme, dans le froid et sous les obus, l’autre documentaire, permettant de donner de la résonance à cette histoire singulière.

Gwenaelle Abolivier signe un texte particulièrement réussi, dans une forme poétique, autour de deux anaphores « Te souviens-tu » puis « Souviens toi » , comme une façon de conjurer l’oubli qui entoure ces 140 000 chinois, La dernière page assume la filiation et la transmission : le destinataire est un descendant de Wei – « C’était le grand-père de ton grand-père ». A travers anaphores, comparaisons et métaphores, il s’agit pour l’auteure de rendre sensible le personnage de Wei, ses rêves, ses souffrances, la durée du voyage et ce qu’il a dû endurer, en se situant sur le terrain de l’évocation,  avec des mots simples à l’image de cet homme simple qu’était Wei. Rien de grandiloquent, juste un récit de vie, de souffrance, d’humilité, de travail et de rêves brisés.

Les illustrations de Zaü sont elles-aussi d’une grande qualité. Portrait de Wei, scènes de foule au débarquement du bateau, scènes de groupe dans les tranchées, les baraquements, le tout dans des dominantes sombres – qu’on soit sur la mer ou sur le champ de bataille, avec quelques taches claires, comme les stèles du cimetière de Nolette, ou les reproductions de photos évoquant l’après-guerre. Il y a là aussi comme une façon d’éviter le réalisme trop cru. Les illustrations finales, comme un écho au portrait du début, font se succéder le portrait de Wei jeune homme, armé de sa pelle, et le groupe de ses descendants, dans une scène d’hommage muet, toutes générations confondues.

Un magnifique album plein d’émotion, en forme d’hommage aux étrangers qui ont permis à la France d’être ce qu’elle est, et  qui contribue avec sensibilité au devoir de mémoire.

Madame Livingstone

Madame Livingstone
Barly Baruti,  Christophe Cassiau-Haurie (Ill.)
Glénat, 2014

Par Edwige Planchin

Madame LivingstoneA peine entré dans le livre, nous comprenons que nous nous immergeons dans un univers complexe, construit, riche et profond. Pendant la première guerre mondiale, un aviateur belge, Gaston Mercier, est chargé de couler, sur le lac Tanganyika, un cuirassé allemand. On lui assigne pour cela un guide énigmatique : un métis en kilt surnommé « Madame Livingstone ». Outre l’intérêt historique (l’exportation jusqu’en Afrique de cette guerre), la rencontre de ces deux hommes dans un conflit qui n’est pas le leur suggère des questionnements philosophiques sur l’identité, l’appartenance à une patrie, la perception de l’autre… On apprécie particulièrement la personnalité fine, intelligente et assumée dans sa singularité du métis, rompant ainsi avec l’image du « noir » dans la BD. Ainsi que l’évolution psychologique de Mercier. Un travail énorme et particulièrement réussi qui provoque avec force du dégoût pour la guerre et l’envie de rencontrer l’autre au-delà de toute forme d’appartenance à un groupe.

Le Mystère de Lucy Lost

Le Mystère de Lucy Lost
Michael Morpurgo
Traduit (anglais) par Diane Ménard
Gallimard jeunesse, 2015

Sans famille, sans mémoire et sans patrie

Par Anne-Marie Mercier

Michael Morpurgo poursuit son exploration sur la Le Mystère de Lucy Lostpremière guerre mondiale, mais cette fois de manière détournée, du côté des civils et dans un lieu qu’il n’avait pas encore évoqué dans ce contexte, les îles Scilly, situées au sud ouest de la Grande Bretagne. Chacune de ces îles, célèbres pour leurs épaves, y est évoquée, avec le rythme des bateaux et des pêches, l’école où les enfants se rendent en bateau, les chevaux, les récoltes, les passages, les oiseaux de mer…

On y voit se dérouler une vie simple et tranquille, avec cependant la guerre qui fait rage. Les habitants en ressentent les effets à travers la disparition de jeunes gens partis en France et qui ne reviennent pas, ou avec le retour de certains, très abimés. Une famille de pêcheurs recueille une enfant qu’ils ont trouvée à demi morte de faim sur une île ; c’est elle le « Mystère » : qui est-elle ? pourquoi ne parle-t-elle pas ? est-elle allemande comme semble l’indiquer la couverture qu’elle porte sur elle ?

Progressivement, celle qu’on appelle du nom qu’on lui a entendu prononcer, Lucy (on découvrira par la suite que ce nom est en fait l’abréviation du mot Lusitania) revient à la vie, et très lentement à une forme de communication. Son journal nous révèle ses origines et l’histoire de son mutisme, un drame pathétique. Les désastres de la guerre, la cruauté humaine, et la xénophobie sont une fois de plus montrées, ici à l’occasion d’un beau récit de quête des origines. Les personnages sont divers et certains sont attachants : la famille du pêcheur, l’oncle un peu fêlé, le docteur, l’instituteur cruel, son assistante bienveillante… et la jument Peg.