Akata Witch

Akata Witch
Nnedi Okorafor
Traduit (anglais, Nigéria) par Anne Cohen Beucher
L’école des loisirs (medium +), 2021

Harry Potter Nigériane

Par Anne-Marie Mercier

Est-ce une traduction d’un ouvrage venu du Nigeria, comme l’indique la langue traduite ? Ou bien un ouvrage venu des États-Unis, écrit par une auteure née en Amérique du Nord mais de parents nigérians (ethnie Ibo), qui y a été élevée, y a fait ses études, jusqu’au doctorat, et y enseigne l’écriture créative à l’Université ? La deuxième réponse semble la plus pertinente, mais il est vrai que l’originalité de ce roman lui donne une touche particulière qui fait que ce n’est pas un ouvrage américain de plus.
L’histoire se déroule en Afrique, au Nigeria, elle est tissée avec les traditions, les langues (ibo, nsibidi…) et les mythes africains, mais certains des jeunes héros sont, comme l’auteure, à cheval entre les deux cultures, entre le village et Chicago. Le personnage principal, Sunny, est une Ibo albinos. Maltraitée au collège, peu considérée par ses frères, terrorisée par son père, elle ne peut pas s’épanouir et révéler ses talents.
Comme dans beaucoup de romans pour la jeunesse, le personnage déprécié sera magnifié. À l’exemple de Harry Potter (mais ici c’est une fille, et une fille noire et albinos), elle découvre son appartenance à un groupe doté de pouvoirs, les « léopards », qui se distingue de l’humanité ordinaire (les « agneaux »). Elle accède à leur monde, un monde à part, inséré dans le monde réel mais invisible aux agneaux (comme dans le livre de JK Rowling) et doté des ses propres règles, de sa monnaie, de son économie et de son école de sorciers que Sunny intègre en retard par rapport à ses camarades nés léopards. Elle fait un apprentissage difficile, tout en continuant en apparence sa vie normale, initiée par un groupe d’amis, puis luttant avec eux contre les forces du mal.
De nombreuses trouvailles, une bibliothèque fantastique, un bus fonctionnant au carburant de la magie, des personnages originaux et attachants, des professeurs un peu débordés, des traits d’humour, une belle réflexion sur l’amitié, une superbe description d’une partie de foot (où Sunny arrive à s’intégrer bien que fille et y brille), une quête des origines (d’où lui vient son pouvoir?), des passages terrifiants sur fond d’enlèvements et de meurtres rituels d’enfants (d’où la catégorie Médium +),… et une plongée dans les cultures d’Afrique, tout cela fait de ce roman une merveilleuse expérience d’étrangeté.
Nnedi Okorafor a reçu de nombreux prix pour ses ouvrages : prix Hugo, prix imaginales, prix des libraires du Québec, prix Lodestar du meilleur livre pour jeunes adultes (Lodestar Award for Best Young Adult Book) … Elle est une auteure reconnue de science-fiction qui intègre dans ses histoire une réflexion sur les questions de genre et de race.
voir son site : https://nnedi.com/books/

 

Awa, l’écho du désert

Awa, l’écho du désert
Céline Verdier, Nicolas Lacombe
Cipango, 2023

La petite fille, le vent et la voix

Par Anne-Marie Mercier

Née muette dans une tribu africaine nomade, Awa est exclue du groupe : les muets porteraient malheur. Un vieil homme qui vit à l’écart s’occupe d’elle et lui raconte les légendes de leur peuple, notamment celle d’un cheval fantôme, hanté par la vengeance, dont le passage apporte la tempête. Lorsque la tempête s’approche du village, Awa tente de donner l’alarme avec la seule voix qu’elle possède, celle de son tambour. En vain.
Mais elle affronte le cheval et parvient à l’arrêter en imitant sur son tambour, comme elle l’a appris du vieil homme, les bruits de la nature. Ce langage premier qu’ils partagent les unit. Awa partira sur le dos du cheval et entrera dans l’oralité de la légende.
Cette belle histoire, qui traite d’exclusion, de tendresse partagée, de sensibilité aux sons et d’apprentissage, est traversée de bout en bout par le vent. Les illustrations évoquent le sable du désert avec des teintes gris-beige piquetées de quelques points de couleurs, noires ou bien ocres et une technique qui évoque celle du tampon (en fait c’est réalisé avec du ruban adhésif, étonnant !). Par la suite, les couleurs explosent, superbes, avec l’arrivée du cheval, blanc sur fond rouge, puis rouge sur fond blanc, puis le jaune et le bleu du tambour et le retour au calme avec le fond clair sablé, sur lequel se détachent les silhouettes, bleue pour l’une, rouge pour l’autre. On a l’impression d’être devant des images très anciennes, usées par le temps, ou par le vent, comme ce conte intemporel.
Le destin d’Awa, enfant rejetée qui sauve sa communauté malgré sa différence, ou plutôt grâce à elle, rejoint celui de nombreux héros de contes, anciens et modernes, frappés d’exclusion qui sauvent pourtant leur groupe (Yakouba, Flix…). Mais contrairement aux autres personnages, Awa s’en va.
C’est un album riche, beau et émouvant qui traite du handicap de manière intéressante et complexe : Awa est une belle figure sacrificielle qui rejoint de nombreux mythes, mais elle ne meurt pas : elle passe « de l’autre côté », du côté des légendes. Le fait qu’il s’agisse d’une société lointaine et d’un conte invite au pas de côté, à une lecture mythique, à un regard poétique.

 

 

 

Les petits pas perdus

Les petits pas perdus
Gérald Dumont – Xavière Broncard
L’initiale 2023

Une famille sur la route de l’exil

Par Michel Driol

La narratrice est une fillette africaine que l’on voit d’abord dans un village africain archétypal, avec ses cases. Papa a décidé qu’il fallait partir. Et toute la famille, la mère, le père, le fils cadet, joliment nommé Il-le-Petit, prend le chemin du Nord, vu comme un lointain lieu d’abondance et de sécurité. Il faut traverser les déserts, affronter les scorpions,  supporter les orages, donner tout l’argent aux passeurs pour traverser la mer sur une barque. Et c’est l’arrivée dans une ville aux trottoirs propres comme le  couloir d’un palais. Jusqu’où jour où la police les arrête et où il faut retourner d’où on est parti.

Voilà un album fort sur un sujet plein d’actualité, traité ici avec douceur et réalisme, grâce à la fois à la langue (qui touche souvent à la poésie, une poésie sans mièvrerie, mais destinée à rendre plus sensibles les drames), et aux illustrations (aux couleurs chaudes presque saturées, créant un univers rassurant où la mer est bien bleue). Le texte est pris en charge pour l’essentiel par la fillette, mais celle-ci donne souvent la parole aux autres membres de la famille, permettant ainsi d’entendre leur voix. Son écriture repose sur la répétition et l’oralité. Répétition de formules du père, reprises par la fille, en particulier toutes les variations sur « il ne rigole pas avec ça », dont celle qui clôt le livre sur un élan de fraternité malgré le drame en train de se vivre. Façon de montrer qu’il y a des choses graves dans le monde actuel. Répétition aussi de verbes à l’infinitif, imprimés en blanc, comme marquant la disparition du sujet derrière l’action qui l’occupe tout entier, verbes revenant comme des leitmotivs pour se donner du courage, verbes dont chacun serait à questionner. Marques d’oralité, à la fois dans l’importance des paroles des uns et des autres rapportées au discours direct, mais aussi dans l’adresse finale de la narratrice aux lecteurs enfants, dans laquelle elle exprime ses regrets de ne pas les avoir mieux connus, et l’espoir de les revoir, un jour meilleur… S’entremêlent habilement les trois thèmes habituellement traités par les albums sur les migrations : l’espoir d’une vie meilleure (matérialisée ici de façon très concrète par les propos des enfants, qui attendent de manger du poisson sans arêtes ou de voir les crocodiles en sacs, comme des images d’un pays de Cocagne à hauteur d’enfants), les dangers affrontés et les peurs, et enfin les souvenirs et la nostalgie du pays. Cette peur d’oublier les bruits est, de façon magistrale, ce qui ouvre et ferme l’album. Peur d’oublier les bruits d’Afrique, peur d’oublier aussi ce qu’on a perçu du monde du Nord. Car, au fond, c’est bien d’identité que parle cet album. Qui est cette fillette qui pleure et veut poser son sac trop lourd où elle ne porte qu’elle ? Belle réponse de la mère, qui explique que dans ce sac, il y a aussi tout ce qu’elle a laissé. C’est ainsi que, de façon métaphorique, est abordée la question de ce qui nous construit, de ce qui nous relie aux autres.

Que lire derrière l’ambiguïté du titre, qui est aussi à questionner ? Comment interpréter le « pas » ? Comme la marque de la négation : les petits ne se sont pas perdus, malgré ce voyage vain puisqu’il se termine par une reconduite à la frontière ? Ou au contraire une série de petits pas perdus, une marche harassante et inutile, puisque tout se termine par le retour au pays ? Quoi qu’il en soit, cette odyssée, pleine de dignité, de courage, d’amour, illustre la courage des migrants sans aucun misérabilisme. La fin, en clair-obscur, souligne à la fois le caractère abrupt de l’interpellation policière et l’espoir de la fillette d’un monde plus fraternel, puisque, dit-elle aux lecteurs, vous êtes des enfants… formidables. Cette note d’espoir, cette confiance dans les générations futures, dans un monde plus fraternel, est ce que nous retiendrons de cet album qui, comme toujours chez l’éditeur, est accompagné d’une fiche permettant une discussion à portée philosophique sur son site, dont nous retiendrons deux entrées, pour en montrer le sérieux et la qualité : Peut-on aimer le monde si le monde n’est pas doux ? ou encore Y a-t-il des sujets dont il ne faut pas rigoler ? Et pourquoi ?

Un album plein d’empathie qui incite à reprendre le poème de Boris Vian en hommage à tous les enfants victimes des guerres pour l’adresser à tous les enfants sur les routes de l’exil :
A tous les enfants qui sont partis le sac à dos
Par un brumeux matin d’avril
Je voudrais faire un monument
Un album engagé et salutaire aujourd’hui !

Cachée

Cachée
Jean-Claude Alphen
D’eux, 2022

Loup (ou zèbre) y es-tu?

Par Anne-Marie Mercier

Quel drôle d’album !
Pas de texte, et une narration mystérieuse, à chercher à tâtons. La couverture est trompeuse : on y voit sur un fond blanc des animaux de la savane, cadrés bizarrement (la girafe sort du cadre, le rhinocéros y entre à demi tandis que les zèbres et le guépard regardent ailleurs)… Qu’est ce qui est caché (au féminin) ?
On a la réponse en quatrième de couverture, si l’on pense à la regarder, ou en première double page, mais une réponse partielle : on ne voit que les yeux et le bout du nez d’une enfant dans un buisson. D’une double page à l’autre le même dispositif se répète et défilent les divers animaux vus sur la couverture, l’un après l’autre, devant le buisson de la fillette, de plus en plus cachée. Ils sont magnifiquement dessinés et mis très discrètement en couleurs, le noir et blanc dominant. La nuit tombe, une nuit noire de chine. Un éléphant passe tout près du buisson au risque de le piétiner, d’autres animaux encore, puis… tiens ! un chien. Il aboie, joue, saute.
Dans cette nuit toujours noire on discerne enfin un bras sombre qui se tend au bord de la double page opposée, puis disparait. Mais cela a provoqué la course de la fillette, sortie du buisson, qui tente de rattraper le garçon suivi par le chien, faisant irruption dans une page devenue blanche (tiens ! ce n’est plus la nuit ?) dans laquelle sont esquissés quelques éléments d’un décor urbain (tiens, ce n’est plus la savane ?). La fillette a la peau blanche, celle du garçon est noire : chacun semble générer un fond différent. Le garçon touche un mur ; on comprend qu’il a gagné et que c’est à elle de compter pendant qu’il se cache à son tour. A la dernière page un singe immense et brun apparait au-dessus d’un immeuble crayonné sur page blanche : la fillette a-t-elle rêvé la savane ? où est-on ?
Il faut donc revenir au début et tenter de comprendre ce beau jeu sérieux, entre imaginaire et curiosité, porté par un beau talent graphique et narratif. Une lecture hypnotique !
Voir quelques une des  belles images sur le site de l’éditeur.

La Femme qui attendait un enfant à aimer et l’homme qui attendait un garçon

La Femme qui attendait un enfant à aimer et l’homme qui attendait un garçon
Alain Serge Dzotap – Illustrations d’Anne-Catherine De Boel
L’école des loisirs – Pastel – 2022

La petite fille dans les raphias

Par Michel Driol

Quelque part en Afrique, une femme est enceinte. Son mari, qui désire un garçon, lui ordonne de se débarrasser de l’enfant si c’est une fille. Alors que l’homme est parti travailler longtemps, elle accouche de jumeaux, un garçon et une fille. Bien qu’elle fasse tout ce qu’elle peut pour cacher et protéger la fille, son mari la découvre et la jette dans le torrent. Mais le conte ne s’arrête pas là, et nous conduit vers une fin heureuse et morale !

Reprenant les formes traditionnelles du conte, se coulant dans la voix du griot qui raconte simplement ce que dit le conte, d’où il vient et quand il s’arrête, Alain Serge Dzotap propose ici une histoire qui reprend les figures des contes populaires de tous les pays. Le désir du père d’avoir un garçon, la fille mal aimée et rejetée, recueillie par des gens simples et honnêtes, et qui finit par épouser le fils du roi… On a plaisir comme lecteur à retrouver ces fonctions essentielles du conte, telles que Propp les avait définies. Dans une langue qui fleure bon l’oralité, pleine de pudeur et de sensibilité, voilà une histoire universelle qui parle de ces petites filles abandonnées dans de nombreux pays simplement parce que nées filles, de ces pères sans cœur, mais aussi d’amour maternel. Un conte qui interroge sur la véritable fonction parentale : qui est le vrai père ? Le père biologique ou le père qui a élevé l’enfant. Bien sûr, les bons sont récompensés. Mais c’est aussi une histoire fortement inscrite dans l’Afrique, pas seulement par les magnifiques illustrations en double page, colorées, animées, vivantes, expressives qui donnent à voir de nombreux détails pittoresques d’une vie africaine traditionnelle : statues, fétiches, étoffes, costumes, instruments de musique… Le texte lui-même, dans ses formules, dans sa façon de dater le temps, connote l’Afrique, continent de naissance de l’auteur.

Un bel album à la fois intemporel et si actuel, qui dit la valeur de la générosité et de l’amour parental, qu’on soit parent biologique ou parent d’adoption, avec des personnages qui ont une réelle épaisseur psychologique dans leurs sentiments, dans leurs propos, et qui fait regretter, à la dernière page, que le « conte [soit] fini plus haut… »

La Boutique de Ya foufou

La Boutique de Ya foufou
Patrick Serge Boutsindi – Illustrations Sue Levy
L’Harmattan 2022

Grandeur et décadence du petit commerce de proximité

Par Michel Driol

Voici le 7ème opus des aventures de Ya foufou, le héros récurrent de Patrick Serge Boutsindi, un gros rat prédateur, une sorte de putois. Il s’est mis dans la tête d’ouvrir une boutique dans son village de Bikeri, au Congo. Dans un premier temps, il rencontre tous ses amis, qui sont des animaux vivant en Afrique, pour les informer de sa décision, et annoncer ce qu’on trouvera dans sa boutique. De rencontre en rencontre, la liste s’allonge… Le chef du village donne son accord. La boutique ouvre, et Ya foufou accepte aussi les commandes. Mais a-t-il vraiment vendu de la vraie vodka, et les layettes commandées en France viennent-elles vraiment de la Redoute ? A la suite de cela, la boutique fait faillite.

L’univers africain de Ya foufou tient du conte et de la fable. Les personnages sont en effet le Chimpanzé, l’Hippopotame, le Lion, et bien sûr le Lièvre, protagoniste traditionnellement  rusé et malin. Ils sont à la fois des animaux et des hommes : ils stockent de l’herbe à manger, mais boivent de la vodka, de la limonade et de la bière et mangent spaghettis, riz et confiture… La première partie se présente comme un conte en randonnée traité sous forme vivante de dialogue, avec la rencontre de chaque personnage qui accueille avec plaisir le projet de Ya foufou. On lui donne des conseils avec bienveillance (ne pas faire crédit, avoir des fétiches pour protéger sa caisse), et on assure de devenir client. On retrouve là toute l’oralité du conte. Et les affaires marchent bien sans que le héros ne prenne la grosse tête ou change de comportement. Quand le lièvre l’accuse d’avoir vendu de la fausse vodka, et de la layette fabriquée au Congo, a-t-il tort ou raison ? Le livre semble dire qu’il y a des preuves de la tromperie. Mais la Redoute peut bien vendre des vêtements fabriqués à bas cout dans les pays d’Afrique.  La chute est conforme à celle des autres aventures de Ya foufou, qui montrent l’échec du personnage, sans doute moins honnête qu’il n’y parait…

Un conte africain plaisant et plein de vie invitant à réfléchir sur la question de la confiance dans les affaires, illustré par de magnifiques portraits d’animaux hauts en couleurs, en pleine page.

Qui a fait pipi dans mon lit ?

Qui a fait pipi dans mon lit ?
Alain Serge Dzotap – Illustrations de Clémence Pénicaud
Gallimard Jeunesse 2022

Histoires de familles…

Par Michel Driol

Quand la narratrice se réveille toute mouillée, son papa a tôt fait d’accuser son pyjama à qui il donne une bonne leçon en le plongeant dans l’eau mousseuse, en le frottant énergiquement. Puis on va rendre visite à grand-mère Ma’a, qui éclate de rire, et dit mystérieusement « Tel père, telle fille ». Et le soir, Papa raconte le secret des pyjamas zèbres qui n’hésitent pas à faire de gros pipis sur les enfants, pendant la nuit…

Il faut déjà regarder la couverture particulièrement réussie : la bouille réjouie de la petite fille dans son lit, son air mi-figue, mi-raisin, mélange de satisfaction et d’ironie, et cette question un peu incongrue qui fait titre, pour comprendre l’humour tendre et décalé de cet album. Bien sûr, pour de nombreux enfants, pour de nombreux parents, cette question de l’énurésie nocturne est un problème, parfois un traumatisme qui n’a rien de drôle. L’album propose ici une belle façon, par le récit, par l’humour, par l’imaginaire de dédramatiser cette situation, de déculpabiliser l’enfant en faisant porter la responsabilité par un tiers, en l’occurrence le pyjama zébré. Celui-ci devient un véritable personnage, martyrisé par le père, supplicié, accroché les pieds en l’air pour le plus grand plaisir de l’héroïne. La grande originalité pourtant de cet album est, à mon sens, double. D’une part on remarquera le rôle important donné au père dans l’histoire, à la fois pour laver le pyjama, mais aussi pour accompagner la fillette tout au long de la journée dans une grande complicité. Si la mère est là, elle n’intervient qu’à la fin, lors du coucher de la fillette le soir. D’autre part,  on appréciera l’inscription africaine de cette histoire, chose finalement assez rare pour être signalée. En effet, ce drame familial se situe dans un village africain, où les cases côtoient les maisons en dur, en pleine brousse, sous les palmiers, avec des chèvres et des poules au milieu de la place. Nous faisons la connaissance d’une famille unie et aimante, pleine de bienveillance et de prévenance pour la narratrice qui raconte l’histoire avec la naïveté et l’ingénuité de son âge. Les illustrations fournissent un cadre pittoresque à ce récit, en donnant vie à des personnages souriants dans des scènes familières, mais aussi en célébrant la liberté sans complexe de la fillette dans sa vie au grand air.

Un album pour dédramatiser les pipis au lit, mais aussi pour parler, en filigrane, des différences et des similitudes avec l’Afrique, dans une perspective interculturelle intelligente et sensible.

Les amoureux de Houri-Kouri

Les amoureux de Houri-Kouri
Nathalie et Yves-Marie Clément
Editions du Pourquoi pas ? 2021

Le cercle rouge

Par Michel Driol

Il y a Nourh, qui vivait il y a 300000 ans. Elle assiste à une éruption volcanique qui détruit son clan, puis rencontre Dhib, d’une autre race humaine, avec laquelle elle fonde une famille. Il y a Aya, une jeune Ivoirienne, archéologue, préhistorienne, qui doit aller au Mali sur un chantier de fouilles nouvellement découvert, que doit explorer son professeur parisien. Il y a Oscar, un vieil homme du Burkina, qui doit rembourser la tontine qui lui a permis d’acheter des chèvres que le climat a tuées. Il y a enfin Kim, une orpheline malienne, enrôlée par un groupe islamiste armé. Et tout au long de la lecture, le lecteur se demande quand et comment ces protagonistes vont se retrouver. « Quand des hommes, même s’ils s’ignorent, doivent se retrouver un jour, tout peut arriver à chacun d’entre eux, et Ils peuvent suivre des chemins divergents, au jour dit, inexorablement, Ils seront réunis dans le cercle rouge. » (Citation qui précède le Cercle rouge de Melville). Ce dispositif narratif ingénieux est tout à fait en lien avec le propos des deux auteurs.

En effet, écrit à quatre mains par Nathalie et Yves-Marie Clément, ce roman est entièrement tendu vers ce qui nous réunit, ou devrait nous réunir, quand tant de choses nous séparent.  Ce sont d’abord des personnages singuliers, bien typés et caractérisés, qui représentent, chacun à leur façon, un aspect et une génération de l’Afrique contemporaine. Aya, jeune femme instruite, « noire et fière de sa couleur », Oscar, incarnation d’une sagesse, de coutumes et de tournures orales traditionnelles, Kim enfin, enfant soldat victime de la vie, obligée de survivre dans un monde devenu hostile. Trois voix singulières qui prennent la parole, tour à tour, pour raconter leur propre histoire. C’est cette polyphonie qui permet de mieux saisir ce qui fait l’originalité de chacun des personnages, qui incarnent à la fois un destin individuel mais aussi une vision du monde particulière. A ces trois voix s’ajoute le récit – à la 3ème personne – de Nourh et Dhib, récit qui tient compte des plus récentes découvertes en matière de paléoanthropologie. C’est un récit qui accorde une grande importance à l’Afrique, on le voit (l’un des personnages ne dit-il pas avec un certain humour, que l’homme de Cro-Magnon devait être noir…), à la fois l’Afrique comme berceau de l’humanité, mais aussi l’Afrique contemporaine, avec ses problématiques spécifiques, mais aussi avec l’espoir de l’éducation et de la fraternité qui éclairent la fin de l’ouvrage. Ce n’est pas un hasard non plus si 3 des personnages principaux sont des femmes, façon de dire leur rôle à la fois dans les sociétés préhistoriques, plus matriarcales qu’on ne le pense habituellement, mais aussi dans le monde contemporain. Ainsi le personnage du journaliste, Célestin, ne se voit pas doté d’une voix particulière.

Un roman qui s’inscrit à la fois dans la lignée des grands romans sur la préhistoire (La Guerre du feu), un roman qui se permet un clin d’œil à Quasimodo et à Esméralda, mais surtout un roman pour apprendre à faire société, bien sûr, un roman pour aller vers l’Autre, quelles que soient les cultures, les idéologies, un roman passionnant qui invite et incite au métissage.

 

Là-bas

Là-bas
Gérard Moncomble – Zad
Utopique 2021

Un voyage immobile

Par Michel Driol

Dans une brocante, Max vend à un drôle de bonhomme un masque africain qu’a rapporté du pays son oncle. Il revoit ce masque dans la vitrine d’un coiffeur pour homme, avec lequel il va sympathiser. Ce dernier, homme solitaire, ne parle que d’Afrique, alors que, visiblement, il n’y a sans doute jamais mis les pieds. De là nait une relation improbable entre un vieil homme et un petit Africain, qui n’a jamais mis les pieds en Afrique non plus…

C’est d’abord le récit d’une amitié entre deux personnages attachants d’âges et de cultures différentes. L’un est un coiffeur traditionnel pour hommes, qui a sa vie derrière lui, et semble trainer sa solitude – à l’image de son salon désert. L’autre est fils d’Africains, relié au pays son oncle qui voyage, pris entre deux cultures, entre ici et là-bas. Mais, au-delà de cette amitié et de la façon dont la famille africaine va, en quelque sorte, faire une place et adopter le coiffeur, le récit met le récit en abyme.  En effet, il  met en scène deux personnages qui se racontent des histoires, autour d’une passion commune pour là-bas, une Afrique fantasmée. Si celle-ci est le lieu d’origine des parents pour l’enfant, lieu qu’il n’a jamais vu faute d’avoir les moyens d’y aller, que représente ce continent pour le vieil homme qui semble s’y inventer les souvenirs d’une autre vie ? Le récit laisse le lecteur échafauder ses propres hypothèses. L’Afrique devient alors, dans leurs discours, un lieu magique, fabuleux, peuplé d’animaux étranges : leur Afrique, érigée au rang de mythe, à laquelle eux deux semblent croire, comme un lecteur « croit » une fiction.

Zad illustre ce récit en donnant vie à ces deux étranges personnages, souvent saisis dans des décors qui leur donnent toute leur humanité, dans une palette colorée et sensible.

Une histoire à la fois émouvante et pleine d’humour, sur une relation à la fois intercontinentale et intergénérationnelle, pour évoquer les liens qui nous unissent.

Alma

Alma, tome 1 : Le vent se lève
Timothée de Fombelle, François Place (ill.)
Gallimard jeunesse, 2020

L’esclavage et la fiction pour la jeunesse : une impossible rencontre?

Par Anne-Marie Mercier

La parution d’Alma, dont l’héroïne est une jeune africaine au destin marqué par la traite négrière en 1786, a été accompagnée par une polémique : les éditeurs du Royaume uni et des États-Unis renonçaient à le traduire pour le public anglophone. On disait que c’était pour éviter le reproche d’ « appropriation culturelle » de plus en plus mis en avant lorsqu’un auteur blanc écrit l’histoire des noirs. On y reviendra.
Alma est un très beau roman, marqué par le style de Timothée de Fombelle, une belle écriture, une attention aux détails, une inscription dans des paysages souvent beaux. Les illustrations de François Place augmentent encore le plaisir. C’est aussi un roman relativement complexe, tissant le destin de plusieurs personnages : celui d’Alma et de sa famille, vivant dans un petit paradis une existence paisible qui sera brisée par l’irruption d’un cheval venu d’ailleurs, auquel Alma donne le nom de Brouillard. À cause de ce qui apparait comme une belle rencontre, ils seront tous happés par les marchands d’hommes, de manières différentes : Alma parce qu’elle part à la recherche de son petit frère, fugueur d’abord, sur le dos du cheval, et captif ensuite, puis sa mère et son frère, parce que le départ du père, parti pour la même raison, les a laissés sans protection. C’est aussi l’histoire du jeune Joseph Mars, français, enfant trouvé, embarqué comme mousse sur La Belle Amélie, un bateau qui fait route vers les ports négriers. Joseph semble en savoir long sur un trésor qui se trouverait à bord et il œuvre pour quelqu’un d’autre… C’est encore celle d’Amélie de Barsac, fille de l’armateur propriétaire du navire qui porte son nom. Victime d’une sombre machination, elle s’embarque de Bordeaux pour rejoindre la plantation et le navire, armé par son père, afin de récupérer sa fortune, du moins ce qu’il en reste. C’est aussi l’histoire de multiples personnages rencontrés sur  le bateau où, par hasard et sans le savoir, Alma, sa mère et son frère ainé sont enfermés dans des lieux différents : Poussin le charpentier qui semble avoir un secret, Cook le cuisinier, pas très net lui aussi (on pense à l’Ile au trésor), Gardel le cruel capitaine, obsédé par le trésor d’un pirate qu’il croit pouvoir trouver avec l’aide de Joseph…
En résumé, c’est un très beau roman d’aventure, avec une pointe de fantastique (la famille d’Alma a des « pouvoirs »), et non un roman sur l’esclavage. Si la situation cruelle des captifs n’est pas édulcorée, elle ne reste qu’un arrière-plan vite oublié. Alma, avec son arc et ses pouvoirs n’est pas une esclave, ni une enfant ordinaire : il semble que la littérature de jeunesse ne puisse  se passer de héros avec un héritage. Soit ils sont effectivement riches, soit ils le sont par leur hérédité (Harry Potter), ou par un don spécial : ils doivent « briller ».
Donc, traduire Alma aux États-Unis pouvait effectivement poser problème. En outre, pour ceux qui sont sensibles à ce sujet, plus que l’appropriation culturelle, c’est le recours à la fiction qui fait question, comme dans le cas des fictions autour de la Shoah. Rappelons la condamnation du film de Spielberg, « La Liste de Schindler », par Claude Lanzmann : « En voyant La Liste de Schindler, j’ai retrouvé ce que j’avais éprouvé en voyant le feuilleton Holocauste. Transgresser ou trivialiser, ici, c’est pareil : le feuilleton ou le film hollywoodien transgressent parce qu’ils « trivialisent », abolissant ainsi le caractère unique de l’Holocauste » (Claude Lanzmann, « Holocauste : la représentation impossible », Le Monde, 3 mars 1994). Alma trivialise et esthétise (je pense à la scène du chant de la mère d’Alma qui envoute tous les prisonniers) ce qui devrait être de l’ordre de l’irreprésentable.
Enfin, le roman insiste beaucoup sur la responsabilité des Africains eux-mêmes dans la capture et la vente des leurs : toute la première partie porte sur ce sujet. Ce récit est issu, d’après une interview de l’auteur de souvenirs d’une visite, dans son enfance, des ports de la côte de l’Afrique de l’Ouest où se faisaient les tris (proches de la « sélection » des camps) et les embarquements. On comprend que ce partage de responsabilités soit mal venu dans un livre destiné à un public qui ne comprendra pas toujours que le commanditaire du crime est aussi criminel, sinon plus, que son exécutant.
Donc, si Alma est un beau roman, ce n’est pas un roman qui doit être utilisé pour donner à un jeune lecteur une idée sérieuse de l’esclavage et de la responsabilité des Européens d’Europe et d’Amérique, à moins de l’accompagner dans cette réflexion. Au passage, signalons un très beau roman qui se déroule dans l’Amérique pré-abolitionniste et qui a de nombreux points communs avec Alma, intriquant lui aussi histoire de pirates, quête de trésor  et esclavage : Les Trois Vies d’Antoine Anacharsis, d’Alex Cousseau
(Rouergue, 2012)

Pour une réflexion plus large sur la littérature de jeunesse et la difficulté de fictionnaliser les drames de l’histoire, je me permets de renvoyer à deux chapitres d’un ouvrage que j’ai dirigé avec Marion Mas, à paraitre prochainement aux éditions Garnier, Écrire pour la jeunesse, écrire pour les adultes : d’un lectorat à l’autre. L’un, est de Gersende Plissonneau et Florence Pellegrini, « Enfants perchés et jeune fille en fuite, Adam et Thomas et Tsili d’Aharon Appelfeld : deux exemples de la nécessaire fictionnalisation de la Shoah à destination de différents lectorats » (la citation de Lanzmann vient de là), et l’autre est de Pauline Franchini, autour de deux romans de Maryse Condé, Ségou et Chiens fous dans la brousse, qui traitent de l’esclavage.

Enfin, Alma est le premier tome d’une série, on devine que le deuxième nous conduira chez les pirates, qu’on retrouvera le cheval Brouillard (qui fait lui aussi le voyage !) et qu’on verra la belle Amélie (peut-être pas si douce que le laisse croire le nom du navire) affronter le problème des responsabilités, collectives et personnelles… vite, la suite !

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