Collections

Collections
Victoire de Changy & Fanny Dreyer
La Partie 2023

Pierres, feuilles, coquillages…

Par Michel Driol

Ce sont sept enfants, un par jour de la semaine, qui présentent leurs collections. Des choses d’automne, pour Omar, des mains pour Cléo, des chevaux pour Lise, des pierres pour Suzanne, un herbier pour Pio, des coquillages pour Louise, des galets pour Lucien… et des battements de cœur pour le seul à avoir un nom de famille, Christian Boltanski.

Cet album tient à la fois de l’imagier, par la précision des planches illustrées qui montrent les items des différentes collections, et d’une approche plus poétique autour de l’idée de collection. Poétique d’abord par la langue, la précision du vocabulaire, tantôt relativement courant – marrons, châtaignes – tantôt plus rare – aigue marine, ou cheval de Dalécarlie. Poétique aussi par la syntaxe, les anaphores, les listes qui rendent bien compte de ce que c’est que la répétition dans l’acte de collectionner, et la volonté de trouver du nouveau. Pourquoi collectionne-t-on ? L’album apporte différentes réponses à cette question : pour poursuivre une tradition familiale pour Cléo, pour combler le manque pour Pio, pour conserver la trace d’un moment pour Omar… Autant d’enfants, autant de réponses différentes, mais toujours le même plaisir de la collection, signalé par cette phrase qui revient, dans chaque histoire, inscrite en italique, son cœur bat si fort qu’il fait trembloter tout son corps, phrase qui annonce le dernier chapitre consacré à l’œuvre de Christian Boltanski, les Archives du cœur. Et qu’apporte cette passion des collections aux enfants ? Apaisement, sans doute, mais aussi façon de garder la trace d’une histoire, personnelle, collective, dans la mesure où chaque collection est en écho avec le vécu de chacun. Ce geste de conservation des traces va de pair avec la construction de soi, de son identité. Le dernier chapitre donne une autre clé de lecture à ces collections, en les rapprochant de l’œuvre de Christian Boltanski, façon de questionner le lien entre le passé et le présent, entre l’absence et la présence, à partir d’inventaires. La collection d’objets, de plantes, de galets fait de chaque enfant un plasticien en puissance.

Usant de différentes techniques, les illustrations montrent tantôt des scènes de la vie quotidienne des enfants, tantôt des paysages, tantôt les objets collectionnés. C’est un patchwork  coloré qui donne à voir l’hétérogénéité des personnes, des lieux, des collections, en les magnifiant, comme une façon de célébrer la vie.

Un bel ouvrage, qui prend comme point de départ le gout des enfants pour les collections de petits riens, et montre avec poésie et finesse toute la richesse et l’intérêt artistique de cette pratique.

Le Colimaçon maçon

Le Colimaçon maçon
Véronique Massenot, Christine Destours
L’élan vert (Pont des Arts), 2023

Une randonnée autour des petites bêtes entre poésie et architecture

Par Edith Pompidou-Séjournée

Avec le titre et l’illustration de la première de couverture, le ton est donné : balade dans la nature entre réalisme et imaginaire parsemée de jeux de mots. En effet, il ne s’agit pas d’un vulgaire escargot mais d’un colimaçon. Cette dénomination peu courante et soutenue, qui lui confère automatiquement sa profession de manière drôle et poétique, est reprise au fil des pages accompagnée d’un vocabulaire précis et recherché sur le monde des insectes mais avec une construction toute en légèreté. De même, les illustrations foisonnent de détails, elles sont faites avec une multitude de collages de papier aux couleurs vives et saturées et de petits objets de récupération dont la plupart sont issus de la nature.
C’est un album en randonnée sur la semaine, chaque jour le petit escargot bricoleur va construire une maison adaptée à l’un de ses amis et la structure se répète comme dans une ritournelle qui permettrait de mieux connaître les insectes rencontrés. Chaque maison aussi originale que luxuriante est surtout le reflet d’une œuvre architecturale singulière dont les détails sont explicités à la fin du livre. Le lundi, la maison « idéale » des abeilles se rapproche du Palais du Facteur Cheval ; le mardi, la demeure de la coccinelle ressemblera à La maison de celle qui peint de Danielle Jacqui ; le mercredi c’est un mélange du Cyclope de Jean Tinguely et de La tour aux figures de Jean Dubuffet qui constitue la tour fabriquée pour les fourmis ; le jeudi, il s’agira d’une caverne pour les gendarmes aussi peu rassurante que l’entrée du Musée Georges Tatin qu’il a lui-même conçue ; le vendredi pour que la chenille puisse se transformer en papillon, elle aura un pavillon en forme de cocon comme les structures éphémères nommées Plaisirs simples par Patrick Dougherty. Le samedi, le colimaçon rassemble tout ce qui lui reste pour construire une salle des fêtes à la façon de Pierre Avezard et son Manège, dans laquelle tous pourront s’amuser. Le dimanche ? Le petit maçon se repose évidemment, dans sa coquille qui lui sert de maison et se transforme à l’occasion en un gros édredon étoilé. Puis, il va au musée tout en chantant « Girouette, galipette »… La boucle est bouclée, l’illustration le montre dans un avion comme le petit homme de la chanson…
Ce magnifique album, aux références multiples, peut donc s’adresser à de nombreux lecteurs des plus petits aux plus grands entre promenade musicale de l’escargot dans un univers enfantin et découverte d’installations architecturales contemporaines françaises de l’Art Brut notamment, à travers le mode de vie de certains insectes.

La Peinture de Yulu

La Peinture de Yulu
Cao Wenxuan, Suzy Lee
Traduit et adapté (chinois) par Alain Serres
Rue du monde, 2022

Toile rebelle, art difficile

Par Anne-Marie Mercier

La jeune Yulu est destinée à être peintre. Son père qui souhaite réaliser à travers elle son rêve d’être un artiste, fait tout pour cela. Il achète pour elle une superbe toile de lin « yulu » qui était destinée à un maitre, décédé juste avant de venir la chercher.
Yulu, après avoir hésité longtemps, peint une image d’elle-même sur cette toile qui porte son nom. C’est un beau portrait. Mais chaque soir le tableau se défait en dégoulinures horribles. Désespoir, honte, acharnement à recommencer… on voit Yulu passer par toutes ces phases, jusqu’au moment final où elle décide après une huitième tentative de laisser sa toile reposer, et de la cacher. Elle la découvrira bien plus tard, belle et lumineuse.
Conte fantastique, fable célébrant la ténacité, et montrant le rôle du temps dans la création, c’est aussi une histoire de relation entre un enfant et ses parents face  à leur désir de réussite puis à leur inquiétude.
Les images de Suzy Lee sont merveilleuses, alliant des crayonnés vigoureux de fusain sur fond blanc à de délicats motifs floraux. Les couleurs vives et même criardes du tableau dégoulinant font un contraste saisissant et donnent à l’album sa charge fantastique un peu inquiétante, comme un Munch entré dans un univers d’estampes sages.

L’auteur, Cao Wenxuan, a reçu le prix Hans Christian Andersen (2016), comme Suzy Lee (2022).
Voir la chronique de Michel Driol sur cet album.

 

 

 

Les Minuscules

Les Minuscules
Claude Clément – illustrations de Tildé Barbey
Editions du Pourquoi pas  2022

Chaque homme dans sa nuit s’en va vers sa lumière (Hugo)

Par Michel Driol

Dans un pays en guerre, se rendant à l’école, Bassem découvre sa maison soufflée par une explosion. Orphelin, cheminant parmi les décombres, il rencontre d’abord une vieille femme qui réussit à sauver quelques plants de fleurs et de légumes de son jardin, puis un jeune homme qui joue du piano, son amie Shadia et son petit chat, son instituteur qui s’acharne à sauver les livres de la bibliothèque, un homme qui traine une charrette remplie d’eau potable et une troupe d’artistes ambulants… de quoi se délivrer de ses larmes et continuer à vivre.

Il s’appelle Bassem… il pourrait bien aussi s’appeler Yuriy  ou Anastasiya, Moussa ou Fatou…Les Minuscules dit avec force, à hauteur d’enfant, les désastres de la guerre, dans une langue épurée et réduite à l’essentiel, dans un texte qui force le lecteur à épouser les sentiments et les émotions du héros, son désarroi, le grand vide qu’il ressent à la perte de tout ce qui constituait sa vie et son univers, à l’image de cette boutique, héritée d’un aïeul, désormais détruite. On suit donc son errance dans cette ville détruite, à travers des rencontres symboliques qui mettent l’accent sur ce qu’il faut pour vivre et survivre : les plantes pour la nourriture, les fleurs pour la beauté, l’eau, l’amour, et aussi la culture. Pourquoi sauver les livres s’il n’y a plus rien ? Parce que le jeu, le rire, l’art sont indispensables face à la brutalité des bombes. Ils sont ce qui constitue notre mémoire, notre humanité, notre façon d’être ensemble dans un partage d’émotions sans lequel nous ne pourrions pas vivre, pour continuer à aller de l’avant. Les Minuscules, ce sont tous ces personnages, Bassam comme celles et ceux qu’il rencontre, ces gens de peu, ces gens de rien, ces victimes de ceux qu’on nomme grands, mais qui peuvent se montrer solidaires, créatifs, et capables de combattre la folie aveugle, absurde et destructrice de la guerre. Parvenir à semer quelques grains de lumières, écrit l’autrice à propos de son texte, c’est une piste que suit avec bonheur l’illustratrice. Grains de lumière ou grains de sable, telles sont les traces laissées par Bassam dans sa fuite, celles qu’on retrouve en forme d’étoile, ou sous les pattes du chat, qui constituent comme un fil doré au sein de cet album. Les illustrations ne cherchent pas le réalisme, mais déconstruisent et reconstruisent le monde, à la façon de métaphores visuelles dans lesquelles les livres deviennent portes ou tentes,  et les touches du piano des marches sur le chemin. Comme un contrepoint au tragique de l’histoire, elles disent l’espoir d’un monde meilleur vers lequel marcher pour aller, comme écrivait Hugo, vers sa lumière.

Un album qui adopte un point de vue singulier et original sur les enfants dans la guerre, pour dire de façon très poétique la nécessité de la solidarité et de la culture pour résister et survivre  aux atrocités du présent.

Le Phare aux oiseaux

Le Phare aux oiseaux
Michael Morpurgo, Benji Davis (ill.)
Gallimard jeunesse, 2021

Grand petit roman

Par Anne-Marie Mercier

Le Phare aux oiseaux est un vrai roman, avec des personnages forts et tourmentés, du suspens, des rebondissements, des actes héroïques, des voyages, des naufrages, des retrouvailles. Comme dans beaucoup de romans de Morpurgo il se passe pendant la guerre à laquelle le héros devenu grand, doit participer, sans enthousiasme. Il en revient plein de tristesse : nombre de ses amis sont morts et tout cela semble être vain (« je ne suis pas sûr qu’on gagne jamais une guerre, dit-il »).
Mais c’est surtout un beau roman d’initiation qui montre le parcours d’un jeune garçon et son amitié pour un vieux gardien de phare illettré. Dans son enfance, le jeune garçon et sa mère ont été sauvés d’un naufrage par cet homme; il tente de le retrouver, puis de se faire accepter par ce solitaire bourru qui ne trouve de joie que dans le dessin et la compagnie des oiseaux. Il y parvient en partageant les passions de son ami,  le dessin et le soin d’un macareux blessé.
Le livre est plein de ressorts captivants pour les jeunes lecteurs (et pour les autres) : des histoires de destins croisés, la vie d’un enfant orphelin de père, proche du Petit Lord, un élève pensionnaire malheureux, un soldat désabusé, puis un jeune homme sûr de lui et de sa place dans le monde.
Les aquarelles de Benji Davis sont magnifiques, tantôt rugueuses, tantôt suaves, et rythment le récit tantôt en vignettes, tantôt en pleine page ou même en double page à fond perdu, nous plongeant dans un univers de vent et de fraicheur.
Cet album a été écrit à la mémoire de Allen Lane, le fondateur des éditions Penguin, et des collections Pelican (pour les essais) et Puffin (alias macareux) pour les enfants.

 

Azul

Azul
Antonio Da Silva
Le Rouergue (épik), 2021

Vertiges peints

Par Anne-Marie Mercier

La littérature de jeunesse se montre souvent en recherche de légitimité, et on ne saurait lui reprocher de vouloir transmettre aux jeunes lecteurs, en plus du plaisir de la lecture et de l’accès à des textes bien construits et bien écrits, de la culture.
Azul semble vouloir remplir ce contrat par son sujet même : Miguel, un jeune lisboète, a le pouvoir d’entrer dans les œuvres des peintres, et même de les corriger, un peu à la manière de Pierre Bayard qui proposait d’améliorer certains chefs d’œuvres littéraires. Il s’agit de retoucher les faiblesses que l’on peut trouver dans de grands tableaux : une cheminée mal orientée chez Van Gogh, la joue d’une infante couverte d’une tache chez Velasquez…
Il s’y promène, glisse sur la neige de Brueghel, se fait des amis. Régulièrement il rencontre dans les toiles une jeune fille mystérieuse, April, qui vit à Londres et qui semble avoir le même pouvoir que lui ; une histoire d’amour s’élabore mais est vite concurrencée par des mystères inquiétants et le roman éducatif puis sentimental laisse la place au thriller, relayé parfois par une enquête policière. April est en danger et des personnages de peintures célèbres, comme La Joconde, sont maltraités. Pendant ce temps il se passe des choses inquiétantes dans la pension où vivent Miguel, Amalia qui l’aime, et Maria qui les a recueillis avec d’autres enfants. Lisbonne est frappée par un tremblement de terre, un ouragan, un incendie… Enfin, le monstre sanguinaire débarque dans la réalité de Miguel, et April et Amalia se rencontrent, que de rebondissements !
La parole est donnée, dans un même chapitre, tantôt à Miguel, tantôt à un narrateur extérieur  premier vertige. Certains chapitres intercalés présentent la vie d’un artiste de rue de Lisbonne, Franck Rio, en révolte avec les institutions, génie devenu faussaire et voleur de tableaux (le vol de la fondation Gulbenkian, c’est lui) et l’on ne comprend que tard le lien entre toutes ces histoires. La brièveté des chapitres, les sauts permanents d’une œuvre à une autre, le mélange des deux niveaux de réalité dans la vie de Miguel et sa rencontre avec la vie de Frank Rio, tout cela fait beaucoup et l’on est un peu étourdi par ces accumulations.
Ainsi, la culture ici n’a rien de facile. Pour le lecteur comme pour Miguel, entrer dans l’art demande un effort, et si pour le héros on n’en sort qu’au prix d’une souffrance, on ne peut dire ce qu’il en sera pour les différents lecteurs.

La Grande Guerre d’Emilien

La Grande Guerre d’Emilien
Georges Bruyer (gravures, dessins) – Béatrice Egémar (texte)
L’élan vert – Pont des Arts- 2021

Carnet de poilu

Par Michel Driol

Ce sont les lettres d’un poilu, entre aout 1914 et février 1915. Il tenait une auberge, où il a laissé Madeleine, sa femme enceinte de leur deuxième enfant. Il espère bien sûr revenir vite, mais, on le sait, le conflit dure. Il évoque la bataille de la Marne, les tranchées, les gestes quotidiens, comme le portage de la soupe, la nourriture, le Noël dans les tranchées, les dangers, les morts. Blessé, il est évacué dans un hôpital à l’arrière, attend une permission pour sa convalescence, ce qui lui permettra de voir enfin sa fille, et peut-être, d’être réformé pour blessure. C’est sur cet espoir que se termine la dernière lettre.

L’ouvrage se présente sous la forme d’un carnet, et associe des lettres fictives à des croquis, esquisses, dessins, peintures de Georges Bruyer. Plusieurs pages documentaires en fin d’album en disent plus sur cet artiste du XXème siècle, son engagement dans la première guerre mondiale, et son parcours artistique et humain après la guerre. Ses œuvres, reproduites dans l’album, sont autant de témoignages pris sur le vif de la vie quotidienne des soldats : marches, cuisine, portage des gamelles de soupe, attentes, installation, blessures, mais aussi scènes de combat. Noirs et blancs très expressionnistes, mais aussi œuvres colorés dans une palette aux teintes froides pour dire un monde inhumain.

Les lettres écrites par Béatrice Egémar posent au contraire un homme plein d’humanité, se souciant de sa femme enceinte, de ses conditions de vie, de ses hommes (dont le petit Leblond, âgé d’à peine 20 ans, qui peine à écrire à sa fiancée). Il évoque la guerre, ses horreurs à demi-mot, dans un perspective pacifiste. Il est patriote, mais souhaite que son fils ne connaisse pas de guerre, il évoque les propos de son instituteur, dont il se souvient, relatifs au devoir et à la patrie. Ces textes tracent donc le portrait poignant d’un homme, pris entre devoir et fraternité, comprenant qu’en face les Allemands ne sont pas différents d’eux, et aspirent aussi à la paix, ce qu’on voit dans l’épisode de Noël, où les deux tranchées entonnent des cantiques dans deux langues différentes.

Ce récit épistolaire qui est le fruit d’une collaboration entre l’éditeur, l’Elan vert, et le Musée de la Grande guerre, et qui donne à mieux comprendre l’horreur de la guerre, tout en rendant hommage à un peintre méconnu, saura toucher profondément ses lectrices et ses lecteurs.

Le Visiteur

Le Visiteur
Didier Lévy – Lisa Zordan
Sarbacane 2021

Quand le pingouin arriva dans la jungle…

Par Michel Driol

Un désert, sans rien que des bouts de bois et des pierres, et une jungle habitée par des singes. C’est dans ce décor entre deux mondes que survient un improbable pingouin, avec sac à dos, ombrelle et appareil photo. Il ramasse des pierres, des branches, mais, au lieu de construire une maison, les assemble sur le sol, les photographie, puis les remet en place. Cette « pingouinerie » amuse d’autant plus les singes qu’il recommence les jours suivants. C’est alors que le narrateur veut faire la même chose, avec des nids de guêpe, ce qui intéresse beaucoup le pingouin. Alors le narrateur modifie la construction du pingouin, et la lui montre du sommet d’un arbre : c’est un bateau. Au départ du pingouin, les singes se mettent à faire des « pingouineries » qui attirent les touristes.

Breton faisait volontiers siens ces mots de Lautréamont pour définir le surréalisme : Beau comme une rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie. C’est bien ce qui se passe dans cet album, plus proche néanmoins du land-art que du surréalisme : beau comme la rencontre fortuite d’un pingouin et d’un groupe de singes entre jungle et désert. Voyageur, migrant, nomade, le pingouin est un de ces artistes qui arpentent le monde pour en réorganiser les éléments, de façon éphémère, mais en garder une trace sous forme d’une image. Pratique bien loin de celle des singes dont la première réaction est la moquerie devant cette dépense d’énergie inutile à leurs yeux, mais qui entraine une réaction plus complexe, dans un second temps, du narrateur. A la fois l’envie de faire comme lui, mais aussi la peur de la réaction du groupe, de la moquerie des singes : peur de se singulariser, de se marginaliser. C’est le regard du pingouin sur son travail qui le décide à s’affirmer comme l’auteur de son œuvre, puis à lui faire une proposition comme si quelque part l’élève surpassait le maitre.  L’album parle donc de transmission et de modification des perceptions grâce à un étranger, à un visiteur, qui permet l’accès à une façon d’envisager le monde pour y laisser une trace, éphémère, gratuite, a priori inutile. Il se veut un éloge de la créativité et, dans une certaine mesure, du métissage culturel. Ce sont des formes artistiques d’ailleurs qui se combinent avec une autre réalité. Sous son apparente simplicité, l’album dit que l’art n’est ni « pingouinerie », ni « singerie », mais appropriation et invention. En grand format, les illustrations montrent une jungle luxuriante et verte, un désert aride et jaune, et des personnages animaux, à la fois très simiesques pour les uns, alors que le pingouin, étrange étranger, se voit doté de nombreux accessoires et d’un regard quasi humain.

Un album qui dit que l’art est à la portée de tous, et qu’il suffit d’un déclencheur, d’une rencontre, d’une envie pour regarder autrement les artistes et leurs œuvres, et avoir une pratique artistique.

Les rêves d’Ima, Ghislaine Roman

 Les rêves d’Ima
Ghislaine Roman, Ill. Bertrand Dubois,
Cipango, 2020.

 

 Comment apprivoiser son imaginaire

 Maryse Vuillermet

 

 

 

Ima née dans une famille d’artisans près du lac Titicaca au Pérou est une petite fille heureuse et sage. Mais un jour, elle devient triste et pâle, à ses parents inquiets, elle explique que ses nuits sont peuplées de cauchemars effrayants.

Sa tante pense que si elle apprend à tisser, elle sera apaisée, elle devient une bonne tisserande mais ses cauchemars demeurent, Luis, son frère lui apprend à reconnaitre les pierres précieuses et à en faire des bijoux, son oncle lui apprend la poterie, mais sa santé ne s’améliore pas, elle est toujours dévorée par ses cauchemars.  Un vieil Indien consulté lui offre un bateau-piège à rêves, elle le place près de son lit et le piège fonctionne, elle ne rêve plus, elle va ensuite, suivant ses conseils,  enterrer le petit bateau-piège dans un champ de pommes de terre.

Mais dans le même temps, les artisans du village constatent que leurs productions ont perdu leur couleur, leur fantaisie, « la joie de leur art les avait quittés ». D’ailleurs, le commerçant venu de Cusco  les leur refuse. Ima comprend que leur inspiration a disparu, elle court déterrer le piège à rêves.

Mais désormais elle sait comment les apprivoiser, elle achète un cahier et, toutes les nuits, elle couche ses cauchemars et ses visions sur le papier dans le cahier et ils deviennent des histoires extraordinaires.

Une belle parabole sur la force et la violence des rêves qu’il faut savoir accepter et apprivoiser.  Qu’ils viennent de notre culture ancestrale, de notre inconscient, il ne faut pas en avoir peur, ils sont une richesse et en particulier pour les artistes, ils sont la source où ils puisent.

Les illustrations de Bertrand Dubois sont chatoyantes et leur mélange de réalisme et de fantastique, sur fond de paysages andins, de lac, de villages de roseaux, sont, elles aussi, une invitation aux rêves et au voyage.

 

 

Nuit étoilée

Nuit étoilée
Jimmy Liao
HongFei Cultures, 2020

Nuits de l’Est lointain proche

Par Anne-Marie Mercier

Cet album illustre les propos des créateurs de la maison d’édition HongFei, lors du salon de Montreuil qui se tient à distance en ce moment (voir notre pages actu), Loïc Jacob («L’altérité c’est la présence de l’autre »), et de Chun-Liang Yeh (« on est pas autant présent que quand on est absent ») – de mémoire, mes excuses si ce n’est pas très exact.
Il est en apparence bien sombre, cet album, et pourtant, comme son titre l’indique, il s’avère très lumineux et plein d’espoir. Il est porté par le point de vue de la narratrice, une adolescente qui se remémore son enfance, au cours de laquelle elle s’est sentie seule : ses parents ne se parlent plus beaucoup et lui accordent peu d’attention, elle est chagrinée d’avoir quitté ses grands-parents chez qui elle vivait dans sa petite enfance, à la montagne, et ensuite par la mort de son grand-père ; elle est aussi parfois maltraitée à l’école. Elle rencontre un jeune garçon, seul lui aussi et tous deux font un bout de chemin ensemble, avant que lui aussi ne disparaisse.
Mais entretemps il aura fait luire de multiples lumières sur le chemin de son amie. Leur fuite, leur arrivée dans la maison dans la montagne, chez la grand-mère, et leurs promenades en barque sous les étoiles se déroulent dans des pages magnifiques de nuits transfigurées, de ciels d’orage, d’arc-en-ciel, d’eau et de verdure.

Tout cela est dit en mots rares et sobres. Le dessin va plus loin. Il montre, par des variations de taille et d’ambiance et des distorsions de l’espace ou des angles de vue dramatiques, les effets de la tristesse ou de la peur, les moments de triomphe aussi, mêlant réel et imaginaire d’une façon qui fait penser à Anthony Browne. Comme chez cet artiste, de multiples détails sont disséminés dans les pages (tableaux, jouets, animaux, formes des arbres…) et invitent à relire encore et encore.
Cet album est aussi un hommage à l’art : le garçon est, on le découvre après son départ, un artiste (une très belle quadruple page dévoile les peintures de sa chambre) ; le grand-père était lui aussi un dessinateur. Enfin, le tableau de van Gogh, la nuit étoilée, que l’on redécouvre en dernière page, donne son titre et sa lumière à l’ensemble, superbe.

Ce bel album qui nous vient de Taiwan et a été traduit en 15 langues l’auteur a reçu de nombreux prix pour son œuvre qui s’adresse aussi bien aux enfants qu’à des lecteurs plus âgés, comme on le voit avec ce livre. Nuit étoilée évoque aussi l’esthétique du cinéma d’animation de Miyazaki, et a été adapté sous le titre Starry Starry Night  (Tom Shu-Yu Lin, 2011). Voir le trailer

Sur le site de l’éditeur:

Jimmy LIAO créa « Nuit étoilée »