Papa partout

Papa partout
Emilie Chazerand illustrations de Sébastien Pelon
L’élan vert 2022

L’absence, la voilà…

Par Michel Driol

Dès le début, la mort du père est là, à peine euphémisée : Maman dit qu’il est au ciel désormais, puis énoncée directement, en une phrase non verbale qui sonne comme un couperet : Mort. Au début, pour le narrateur, il n’y a que le vide et le chagrin, le souvenir des choses qu’ils ne feront plus. Puis c’est la découverte de la présence du père dans tous les objets, vêtements, même ces objets intangibles que sont l’ombre sur la plage et le reflet des yeux dans le miroir.

Voilà un bel album bouleversant, plein de simplicité, pour dire différentes phases du deuil vues à hauteur d’enfant, de la colère et du sentiment de l’injustice profonde jusqu’au retour du sourire et de la paix intérieure, ce que l’on nomme résilience. L’album sait éviter l’écueil du pathos par une écriture qui sait être à la fois métaphorique et enfantine pour exprimer ce que traverse l’enfant. Il est question de l’oreiller salé au réveil et du cœur haché menu, par exemple. Les anaphores disent la répétition des marques de l’absence, mais surtout celles des signes de présence avec la série des groupes nominaux qui commencent par « Dans… », façon de rendre concrète l’universalité de cette présence mystérieuse de l’absent. L’illustrateur a su jouer aussi de la simplicité et de l’expressivité, semblant prendre au pied de la lettre certaines expressions comme « il est au ciel », ou donnant à voir une vision du jeu de Puissance 4 comme une sorte de prison derrière laquelle est caché l’enfant, dont seul l’œil cherche à voir au delà du jeu. Quant aux aplats de couleurs, ils se réchauffent progressivement, allant jusqu’au jaune éclatant de la plage et de la maison finale. A noter que les pages de garde reprennent aussi ce code de couleurs.

Un bel album, mélange de tendresse, de fragilité et de force, pour évoquer les étapes du deuil lié au décès le plus éprouvant qui puisse affecter un enfant.

Old soul, Nancy Guilbert

Old soul
Nancy Guilbert,
Editions courtes et longues, 2021

 

 « La résilience, c’est l’art de naviguer dans les torrents » Boris Cyrulnick

 Maryse Vuillermet

 

 

 

Ce roman choral a une unité de lieux :  une région du Canada, sauvage, boisée, qui est encore traversée par des loups, des orignaux, et qui conserve la mémoire des Nations premières.

Les personnages, Brindille, Will, Emâ et Mahikan ont en commun un abîme de souffrance. Ils s’expriment tour à tour.  Brindille vit dans une famille recomposée, avec sa mère, son petit frère aveugle, son beau-père et son demi-frère. Elle et son petit frère sont humiliés, frappés par leur beau-père et leur demi-frère. Elle tente de protéger son petit frère aveugle, comme elle peut.  Sa mère, qui a épousé sur un coup de tête, cet homme cruel et est venue habiter avec lui et son fils, fait semblant de ne rien voir, et même quand Brindille se plaint, refuse d’intervenir. Will est un jeune infirmier dans un service pédiatrique où les enfants malades ou grands-prématurés sont pris en charge.  Emâ vient de France, elle est soignante dans un parc animalier qui protège les loups, elle est passionnée de ces animaux élégants, solidaires et fidèles. Elle tient un blog où elle raconte sa vie avec eux, on ne sait pas pourquoi elle est venue de si loin.  Mahikan est un jeune Amérindien, qui, pour ne pas aller à la pension des Blancs, des centres de redressement qui inculquent aux Amérindiens la honte de leur culture, a fui sa famille et vit dans la forêt.  Il a aménagé une grotte et rencontre parfois un loup solitaire qu’il nourrit.

Vous comprenez donc que le thème est la fuite et la quête de l’amour pour tous ces jeunes malmenés, frappés par des adultes violents ou abandonnés par leurs parents, en effet, aucun ne se laisse détruire. Tous sont passionnés par la nature, les animaux ou encore les tout petits êtres qu’on croit incapables de communiquer, comme les bébés.  Brindille et son petit frère connaissent très bien les oiseaux, leur chant, leurs couleurs, leur habitat, Emâ est une spécialiste des loups et Mahikan a hérité de son grand-père la connaissance des animaux, de leur mode de vie et un certain animisme, une façon de communiquer avec eux.  Will est passionné par son métier, les enfants malades et se prend d’une immense affection pour un bébé abandonné. Lui aussi, à sa manière,  prouve qu’on peut communiquer avec les tout petits bébés, même très prématurés et que, dès cet âge, l’amour  est nécessaire à leur survie.

Ces passions les aident à vivre, à prendre des décisions et les consolent de leurs souffrances.  Dans leur quête, ils ont parfois des personnages tutélaires, grands-pères, pères, souvenirs vagues d’une mère ou des esprits qui les protègent.

Brindille va avoir le courage de fuir avec son petit frère.  Mohikan s’est échappé dans la forêt mais rôde autour de la pension pour Amérindiens en veillant de loin sur ses plus jeunes frères et sœurs qui y sont enfermés.  Emma en soignant les loups, en parcourant leur domaine, en tentant de les protéger des braconniers et des chasseurs stupides, se répare aussi. On comprend que Will, en veillant sur le bébé, revit son propre passé mais il en change la perception aussi.

L’ensemble est très vivant, parce qu’on a les points de vue des quatre personnages, donc leurs quatre univers, mais aussi une grande variété d’énoncés : des extraits de blog avec commentaires d’Emâ, des extraits de chansons, des extraits du journal de naissance que Will écrit pour que le bébé, pour qu’elle garde la mémoire de ses premiers jours, des extraits de prières et des mots du lexique Atikamekw avec leur traduction…

A la fin, les histoires des quatre personnages se relient, et c’est encore une belle surprise.

Les Artichauts

Les Artichauts
Momo Géraud, Didier Jean et Zad
2 vives voix, 2012

Quand la littérature est utile

Par Sophie Genin

41N-pvrcatL._AA160_Combien de fois a-t-on pu entendre que la littérature « ça sert à rien » ? Cet album sert. Aux enfants témoins de violences conjugales mais aussi aux autres. En effet, l’identification est immédiate à la souffrance rentrée, tue mais tellement visible d’une petite fille tout ce qu’il y a de plus « normale » : elle aime faire ses devoirs sur la table de la cuisine avec sa maman, est forte en français mais en difficultés en maths, mange ses artichauts jusqu’à profiter du coeur, une fois débarrassé de sa barbe, attend impatiemment la visite de son grand frère et la fête du village dimanche, pour laquelle elle portera sa belle robe blanche et le gilet cadeau de sa tante. Oui mais chez elle, le soir, quand il rentre pour le repas, la tension est palpable, tout change dans la maison. La fillette guette l’orage, le craint, le redoute puis s’en protège en se bouchant les oreilles comme s’il s’agissait d’une question de vie ou de mort. De survie. Elle s’évade dans ses rêves d’avenir. La résilience est en marche.

Les illustrations de cet album tout en retenue et en émotion ajoutent au sentiment de mal être ressenti dans un premier temps : comment le lecteur, impuissant, peut-il supporter d’être le témoin de cette atroce intimité ? Heureusement, la postface, rédigée par le docteur Roland Coutanceau, spécialiste de la question, vient à son aide : moi, lecteur, je peux comprendre et aider, téléphoner, parler. Ouf !

A lire ces mots, vous pourriez penser que ce bel album grand format au titre aussi anodin que la vie apparente de son héroïne est très didactique, au sens négatif du terme, quand le message surpasse la littérarité de l’oeuvre mais il n’en est rien. Pourquoi ? Parce que les concepteurs de ce petit bijou de sensibilité et de pudeur suggèrent et n’assènent pas de jugement. Parce que tous les enfants et adultes qui ont vécu un tant soit peu de traumatismes de ce type s’y retrouvent mais les autres aussi. Parce que les mots ne sont pas des coups de poings mais bien au contraire des bribes d’idées, de pensées, à attraper au vol. Si on veut. Si on peut.

Il est peu de livres qui sont des rencontres et tous les créateurs ne sont pas en mesure de toucher le lecteur au plus profond de ses sentiments, au plus profond de son humanité. Les Artichauts en fait partie. Merci.