Aux yeux des autres

Aux yeux des autres
Maëva Marquigny – Illustrations de Lucie Albon
Utopique – Collection Alter Égaux- 2023

L’argent fait-il le bonheur ?

Par Michel Driol

Théo et Manon, la narratrice, sont cousins, et passent une des dernières journées d’été à jouer ensemble chez elle, dans la petite maison qu’elle habite avec sa mère. Sous la tente, le soir, Théo dit « ce n’est pas si mal d’être pauvre, finalement ». Car Théo vit avec ses parents dans un château, avec piscine, tandis que Manon vit avec sa mère dans une petite maison, et elle hérite des vêtements usés de la sœur de Théo. S’ensuit entre les deux enfants une discussion sur le bonheur, la pauvreté. Ne parvenant pas à se mettre d’accord sur une définition, ils ont recours au dictionnaire, et finalement décident de réécrire la définition de « pauvre ».

Ce court roman parvient à exposer la confrontation de deux points de vue sur la même réalité. Avant que Théo n’en parle, Manon ne se sentait pas pauvre. Elle vit avec sa mère, transforme la nature environnante en un immense terrain de jeu grâce à son imagination, ne manque de rien. Theo, quant à lui, confronte le discours de sa famille sur Manon et sa mère avec les expériences qu’il vit cet après-midi là, les jeux et le plaisir de manger des crêpes. Sans aucun didactisme, mais avec un sens certain du dialogue – et du dialogisme – le roman conduit les deux enfants à se poser des questions fondamentales, à hauteur d’enfants. Le bonheur, la pauvreté, la richesse, la famille, autant de sujets qu’ils embrassent  en confrontant, de façon très concrète, leurs vécus, ce qu’ils savent de l’autre, d’eux-mêmes, avec leurs sentiments et leurs émotions. La force du livre est d’avoir construit deux univers familiaux opposés, autour de deux sœurs, d’un côté un couple divorcé – bouddhiste/catholique – sans trop d’argent dont les deux parents sont aimants pour Manon, avec leurs différences, de l’autre une famille qui a réussi, bien absorbée par le travail. Pas de jugement de valeur entre ces deux modes de vie, acceptés tous les deux par les enfants qui n’en souffrent pas jusqu’à ce qu’ils mettent des étiquettes qui séparent. Pauvreté, richessse. Das ce roman, réfléchir, c’est penser ensemble, confronter son point de vue à celui de l’autre. Et les deux enfants, dans ce cadre, élaborent une définition de pauvre empreinte de philosophie : Quelqu’un qui n’a pas tout ce qu’il faut pour être heureux. Ouvrage sérieux, donc, mais dont l’écriture ne manque pas d’humour, tant dans les situations que dans l’utilisation des mots. Le lexique et la syntaxe sont bien ceux d’enfants, confrontés au monde des adultes, incarné ici par les concepts savants plus ou moins compris (le génie des tiques pour la génétique) et par le dictionnaire, source d’incompréhension plus que d’appropriation du monde.

Les illustrations de Lucie Albon apportent comme des respirations, en représentant de enfants pleins de vie, heureux d’être ensemble.

Sans misérabilisme, sans manichéisme, ce récit, pour partie autobiographique, a bien sa place dans la collection AlterEgaux, dans la mesure où il conduit chacun à  réfléchir sur les différences entre les modes de vie. Il illustre bien la subjectivité de chaque vision du monde, le poids des préjugés, tout ce dont il convient d’apprendre à se débarrasser pour faire société au contact de l’autre. Quant au titre, de façon pertinente, il met bien l’accent sur la façon dont le regard des autres change nos perceptions, notre regard sur nous-mêmes, et ce à un âge où l’on est fragile et où les mots peuvent blesser profondément, si on ne prend pas la peine d’en négocier le sens.

On écoutera avec intérêt les mots de l’autrice sur les raisons qui l’ont poussée à écrire ce roman : https://www.youtube.com/watch?v=B5T-qDWf4kA

Modeste

Modeste
Julier Baer – Magali Le Huche
Editions des éléphants 2023

Etre distingué…

Par Michel Driol

Il y a le narrateur, fils d’une famille modeste. Et il y a ses copains et copines d’école, dont les parents sont chirurgiens ou avocats, qui vivent dans de luxueuses maisons et passent leurs vacances dans des endroits de rêve. Pourtant, lorsque le narrateur les invite chez lui, et qu’il leur montre son animal de compagnie, les choses changent…

Si la fin de l’album prend l’aspect d’une farce improbable, avec cet animal carnavalesque, monstrueux, terrifiant, géant et inconnu, c’est un sujet grave qui y est abordé, celui des inégalités sociales et de la façon dont les enfants les vivent. D’un côté, il y a ceux qui n’hésitent pas à parler de leurs vies merveilleuses, hors du commun, de voyages extraordinaires. De l’autre côté, il y a ceux qui, comme le narrateur, ont des vies en apparence tellement banales, ordinaires qu’elles ne méritent pas d’être dites. Car c’est bien de cela qu’il est question dans le livre : comment se dire quand son vécu semble si commun ? Face aux « héritiers » qui ne l’interrogent pas sur ses parents, sa maison, le narrateur se réfugie dans le silence.  Ce que montre la première partie de l’album, c’est comment des enfants peuvent vivre côte à côte avec cette barrière sociale, culturelle qui les empêche de vraiment communiquer, générant ce sentiment de dévalorisation, voire de honte de ceux qui, comme le narrateur, ne sont pas des nantis. La deuxième partie sort du réalisme pour prendre la voie de l’imaginaire et permettre au narrateur d’exister aux yeux de ses amis. On laissera au lecteur le soin d’interpréter ce passage à l’imaginaire, cet animal fabuleux qui dérange l’ordre établi, brise symboliquement les murs, mais qui apparait comme réel aux yeux des enfants. On signalera simplement que c’est la force de l’imaginaire, de la poésie, de créer des réalités plus fascinantes encore que le monde qui nous entoure et susceptibles de rapprocher les uns et les autres par-delà les différences de classes. Les illustrations nous plongent dans un univers à la fois enfantin et réaliste, montrant la façon dont le narrateur est différent des trois autres, isolé d’eux, puis les présentant enfin ensemble chez lui, autour d’une même table, puis face à un même animal.

Un album surprenant, enlevé, qui laisse percevoir comment les inégalités sociales peuvent être le vecteur de discriminations, de hontes, mais dont la chute laisse entrevoir qu’on a tous quelque chose à partager.