Le Livre du rien

Le Livre du rien
Rémi Courgeon
Seuil Jeunesse 2020

Et si rien n’était écrit…

Par Michel Driol

Quelques jours avant sa mort, son grand-père offre à Alicia le livre du Rien : un bien étrange ouvrage, dont toutes les pages sont blanches, et qui devra rester immaculé.  Ce livre permettra à Alicia, dès qu’elle l’ouvrira, d’avoir des idées, petites, grandes ou géniales… En grandissant, Alicia se découvre une passion pour la cuisine, en fait son métier avec son amoureux, jusqu’au jour où un incendie détruit ce livre. Alicia en fait fabriquer un nouveau, ce que l’imprimeur n’arrive pas à faire. Car, ce qu’il lui livre, c’est l’album que le lecteur tient entre ses mains.

Que transmettre sans influencer ? Comment permettre à chacun d’avoir confiance en lui et de bien remplir sa vie ? Voilà un album qui dit que rien n’est écrit, que c’est à chacun d’écrire sa propre histoire, de réaliser ses propres rêves, d’avoir ses propres idées, tout en gardant un lien avec le passé, avec ses ancêtres. La force du livre offert par le grand-père, c’est de laisser au lecteur toute sa place d’acteur de sa vie, mais de l’accompagner, d’être là, comme un objet transitionnel dont il faut préserver l’intégrité. Au-delà de l’histoire d’Alicia, c’est de l’humanité toute entière qu’il est question, en particulier avec cette illustration montrant des hommes préhistoriques étonnés par une fermeture éclair, invention aussi géniale que la mousse au chocolat. Qu’est-ce qu’une idée qui change réellement la face du monde ? Par ailleurs, l’ouvrage évoque la création : comment, à partir de rien, faire naitre quelque chose ? C’est bien là le sens de poiein en grec, qui donnera le mot poésie. Ces problématiques profondes et sérieuses sont traitées ici sous forme de parabole, avec un humour qui se ne dément pas. Humour du cadeau paradoxal du grand père, humour des dialogues, humour des illustrations, humour de la pirouette finale, humour de la couverture (lettres dorées sur fond rouge) qui évoque les livres publiés par Hetzel, livres savants destinés à transmettre un savoir encyclopédique. Comme si on avait changé d’époque dans la relation au savoir et au livre, comme une façon de dire que les réponses ne sont pas forcément dans les livres, mais dans l’individu qui les lit.

Un drôle d’album plein d’originalité, qui se met en abyme, pour dire que l’imagination et de la création sont à la portée de chacun.

L’autre nuit au milieu des arbres

L’autre nuit au milieu des arbres
Lancelot Hamelin
Editions espaces 34 – Théâtre jeunesse 2018

En dehors du chemin, c’est plus intéressant

Par Michel Driol

Autour du Petit Héros, personnage principal et omniprésent, gravitent trois personnages : l’amimaginaire, le grand-père, le voisin. Dans une courte première partie, l’amimaginaire fait pénétrer le petit héros au-delà des bornes du chemin dans des maisons qui semblent s’emboiter les unes dans les autres. Puis, dans une deuxième partie, le grand père et le voisin évoquent la nuit qui tombe, et le petit héros découvre la signification de Fée Nomen. La troisième partie est un monologue du Petit Héros, adressé à l’amimaginaire : la nuit du Onge, où il est question du périple dans la forêt, des loups, du monstre, le Onge, qui l’emmène. Enfin, une quatrième partie, Est-ce que ça peut finir comme ça ? reprend le dialogue initial entre le Petit Héros et l’amimaginaire, sauf que, cette fois-ci, les rôles et les répliques sont inversés.

La pièce aborde de nombreux thèmes liés à l’enfance : la filiation et la transmission, l’envie de sortir du chemin tout tracé, de franchir les bornes, et les peurs. Dans un univers imaginaire davantage construit par la parole que montré sur scène, ces thèmes se croisent et se tissent pour construire progressivement l’identité du Petit Héros : il n’a pas de nom, se revendique comme un je et non comme un on, se définit par ses peurs. L’univers est celui des contes, petite maison dans la forêt, arbres, loups, monstres dévoreurs. Tout ici est jeu : jeu avec les mots, quand les adultes croient sérieusement que la nuit tombe, jeu avec l’identité, jeu avec le double qu’est l’amimaginaire, jeu avec les peurs, jeu aussi avec le théâtre car le Petit Héros se donne explicitement comme personnage de théâtre, sait qu’on est au théâtre et évoque le lieu même du théâtre, qui risque aussi d’être dévoré par les monstres. Mais ce jeu est celui des enfants, c’est-à-dire un jeu auquel on joue sérieusement.

La pièce parle donc du théâtre, boite noire, lieu de tous les possibles, lieu qui donne à voir au spectateur un double de lui-même, lieu de la parole et du merveilleux, de la magie, lieu où les peurs et les obsessions peuvent être dites et le monde convoqué par le simple pouvoir du verbe.

 

 

 

 

Les 5 poches

Les 5 poches
Jean-Louis Cousseau,
illustrations de Didier Jean et Zad
2 Vives Voix(Bisous de famille), 2012

 Les 5 clés du savoir être

Par Chantal Magne-Ville

Les 5 poches est un magnifique conte de sagesse contemporain, qui retrace le parcours difficile d’un enfant qui est resté longtemps « attaché aux jupes de sa mère », au sens littéral du terme, jusqu’à ce qu’il parvienne à l’âge adulte. Ce lien privilégié est symbolisé par 5 poches dont la mère ne révèle jamais le contenu de son vivant, repoussant les questions par un : « Tu sauras plus tard, promis ». Quelques images, instantanés pris sur le vif, suffisent à faire pressentir le mal être de cet enfant, sa difficulté à se conformer aux attentes sociales malgré la protection indéfectible de sa mère. La pudeur est de mise, l’expression des sentiments souvent implicite grâce à une phrase qui sait se faire poétique, prenant souvent les mots au pied de la lettre : c’est ainsi que la vie prend l’enfant par les cheveux et tire sans douceur pour le faire grandir. Le texte multiplie les symboles tout en demeurant extrêmement lisible.

Maladroit, objet de la risée des autres, mal adapté, l’enfant trouve son salut en se faisant oublier sous une normalité de surface qui a pour corollaire la solitude. Tout comme le chat botté, au décès de sa mère, il ne reçoit pour tout héritage que le contenu des 5 poches, mais aussi une lettre où est renfermé le mode d’emploi du savoir être. Foin des espèces sonnantes et trébuchantes, les cinq objets transmis cachent en réalité sous leur apparente banalité les cinq clés qui permettent d’échapper à la colère, à l’aveuglement, à la frustration, à la perte de repères et aux pensées négatives. C’est une véritable leçon de vie, apaisante, qui fait le constat que la lettre disait vrai : l’adulte qu’il est devenu est parvenu à s’approprier peu à peu ces nouveaux pouvoirs, en se replaçant dans toute sa lignée familiale, ce qui illustre la force de la filiation et de la transmission intergénérationnelle. Reste le motif de la pelote dont la mère elle-même ne sait à quoi elle sert, audacieuse réinterprétation du mythe de la Parque. L’image fonctionne le plus souvent en collaboration féconde avec le texte, mariant réalité la plus concrète et créations symboliques : témoins  la floraison des désirs qui grimpent partout dans la chambre ou la descendance, avec le chat qui a fait des petits, ou  encore le couple qui se constitue à la sortie d’un labyrinthe. La peinture sur papier de soie, par ses effets de texture, laisse penser à un tissu vivant, à l’image du message de vie qui est véhiculé et de l’idée qu’il ne faut jamais perdre le fil.

Une leçon de vie qui se découvre en toute simplicité, grâce à la force des mots, à la fois lourds de sens et immédiatement saisissables, ce qui en réserve la lecture à des enfants qui ont dépassé « l’âge de raison ».

2 Vives Voix : la jeune maison d’édition créée par Didier JEAN et ZAD en 2009: « des albums qui ont pour ambition d’aborder avec sensibilité des sujets peu traités dans les livres, de renforcer les liens intergénérationnels, et surtout de libérer la parole. »