Les Chasseurs de glace

Les Chasseurs de glace
Séraphine Menu, Marion Duval
La Partie, 2024

Désir de Sibérie

Par Anne-Marie Mercier

Si la Sibérie est souvent associée à des images négatives, il y a dans cet album de quoi chasser cette noirceur, sans mièvrerie, tout simplement avec la beauté de la nature et le regard d’un enfant.
Dès la première page de texte, on sait : « là où vit Youri, on ne s’installe pas. On y nait et on y vit, ou bien on s’enfuit ». Youri y est né, son père aussi sans doute. Pour ces pêcheurs du lac Baïkal, le monde se réduit à ces rives, mais quelles rives ! Immense (20 pour cent de l’eau douce du globe, nous dit-on), une eau pure, et une nature qu’on pourrait croire intacte (seuls de légers indices disent un changement), de grands oiseaux, des poissons inconnus et des phoques uniques (les nerpas), des animaux à fourrure et des élans, des arbres aux superbes couleurs d’automne, des légendes, des histoires qu’on se raconte pour combatte le vent, beaucoup d’amour et d’amitié.
Si l’on aperçoit à la fin un peuple aux maisons et aux costumes un peu exotiques (les Bouriates) et si l’on évoque rapidement la figure du chaman, cet album évite de placer une distance entre les personnages et nous : Youri et son père semblent proches de nous, même s’ils vivent dans un cadre autre et s’ils pratiquent en hiver un métier qui peut sembler étrange : ils découpent de gros blocs de glace pour fournir de l’eau aux habitants. C’est ce qui a donné le titre de l’album, un bon choix puisqu’il introduit une interrogation et une dynamique. Youri et son père, comme la petite fille bouriate de la fin, apportent à ce qui pourrait être considéré comme un documentaire une belle humanité et de l’espoir, dans un monde que les humains fuient.
Le format de cet album, inhabituellement large et presque carré, permet le déploiement de grandes doubles pages pour représenter l’immensité. On y voit de multiples techniques (aquarelle, gouache, effets de sérigraphie…) se fondre dans une belle harmonie. L’ensemble est beau, simple, délicat et profond.

 

Chasseur de glace

Chasseur de glace
Séraphine Menu – Marion Duval
La Partie 2024

On y nait et on y vit, ou bien on s’enfuit

Par Michel Driol

Youri vit avec son père sur les bords du lac Baïkal, en pleine Sibérie. Il constate que la plupart des habitants sont partis, vers des terres plus hospitalières. Parfois il aide son père à découper des blocs de glace, qui fournissent l’eau potable en hiver. Pas loin, il y a, sous des yourtes, dans une communauté bouriate, une petite fille avec laquelle il rêve de s’installer, quand il sera plus grand, que la vie reviendra autour du lac.

Voilà un album aussi beau que difficile à classer. Documentaire, certes, par certaines pages qui présentent la faune, la flore du lac Baïkal, ou donnent des informations précises. Portrait d’un enfant, dont la mère est morte à sa naissance, élevé par son père. Rêverie autour de la Sibérie, du froid, de l’immensité glacée magnifiée par les métaphores d’un texte d’une grande fluidité qui fait passer, sans accroc, de la poésie la plus pure aux listes documentaires, assumant ainsi un double discours, scientifique et littéraire. Les illustrations de Marion Duval, réalisées à l’acrylique, jouent aussi  sur un double registre. D’une part, certaines planches documentaires permettent d’identifier végétaux ou animaux, d’autre part d’autres doubles pages font pénétrer dans l’intimité de l’isba où grandit Youri. Ce qui frappe et émerveille avant tout, c’est le jeu avec la lumière, les irisations bleues, roses, jaunes dans le ciel, les hommes perdus dans cette immensité blanche, comme féérique et magique.

Un album particulièrement réussi, qui donne à voir ce pays de chamans, pays où se croisent différentes communautés, pays riche d’un écosystème original,  avec poésie et rêve d’avenir… à hauteur d’enfant. Comme une histoire que le père de Youri raconterait pour lutter contre le froid mordant.

Nouvelle Sparte

Nouvelle Sparte
Erik L’Homme
Gallimard jeunesse (grand format) 2017

L’antique, une utopie futuriste

Par Anne-Marie Mercier

Enfin une utopie ! Une vraie, qui ose dire son espoir et sa fragilité et qui puise aux sources les plus discutées de nos démocraties. Erik L’Homme propose l’idée, sinon le modèle, d’une Sparte projetée dans le futur, fondée par des Européens fuyant un monde dévasté. Après la période des « Grands bouleversements » des survivants se sont installés en Baïkalie (donc vers le lac Baïkal, au sud de la Sibérie) et ont voulu fonder une « cité guerrière et forte, capable de résister à l’agonie violente du Monde-d’avant », centre d’une Fédération (écho de Star Wars ?) incluant les populations autochtones. D’autres ont fondé des empires nommés Occidie, Darislam (on reconnaitra la projection de l’Amérique du nord et du monde musulman) une autre se situe derrière la muraille de Chine. C’est donc un monde très polarisé, très schématique aussi, construit sur de nombreux stéréotypes.

La ville est construite en double : la ville du dessus et celle du dessous : chaque famille a une espace pour l’été et un autre, semblable, pour l’hiver glacial : éclairé de puits de lumière, chauffé par une cheminée… La société de la Nouvelle Sparte a été organisée sur le modèle des deux cités antiques, Sparte et Athènes, en prenant ce que chacune avait de meilleur, d’après un philosophe nommé Goas (image de Boas ?). La religion polythéiste de l’ancien monde grec a été réinventée : on invoque Zeus et Héra, Dionysos et Mars – et on y croit. Les héros font des réflexions sur l’amour (libre dans ce monde) en évoquant Eros, Aphrodite, Héra, Hestia… La philosophie est construite sur une distinction entre le « je-suis », le « je fais », le « nous-ensemble », trois manières d’exister. A Sparte, personne n’est pauvre, les biens sont partagés, chacun reçoit selon ses besoins. On aura reconnu des échos de l’ancien système communiste. D’autant plus que « l’hubris (excès dans sa conduite) [est] sanctionné par un séjour remis-des-idées-en-place dans la steppe kourykane ». Mais la distinction repose sur le fait que « la fédération met au même niveau les trois plans d’existence, alors que le communisme ne retient que le troisième ». Enfin, elle prétend être une vraie démocratie, dirigée par plusieurs Assemblées. La vertu et la droiture sont les valeurs suprêmes, mais tout cela est mis en danger au moment où une vague d’attentats faisant de nombreuses victimes terrorise la population et les héros qui en sont spectateurs, de très près : qui est à l’origine de ceux-ci ? on soupçonne le Darislam… Il est question de suspendre un instant les lois de la démocratie…

Les héros sont des adolescents pris au moment de leur initiation. Elle les plonge dans une nature rude avant de les projeter vers le début de la vie adulte et le choix d’un métier. Leur vie est remplie par de nombreuses occupations sérieuses : arts guerriers, sports, poésie, philosophie… et des rencontres autour d’un verre de « stellaire ». Valère aime Alexia mais très vite il doit la quitter pour partir en mission en Occidie, se faisant passer pour un transfuge rejoignant son oncle, riche personnalité de l’ouest (il est en effet un « métis », né de mère occidienne). Le récit de son séjour est digne des romans d’espionnage du temps de la guerre froide : l’Occidie est un monde ou l’extrême richesse se déploie en vase clos dans un océan de très grande pauvreté. La corruption et la violence des rapports humains, la fausseté des sentiments, tout cela en fait un contre modèle. Valère découvre dans le Darislam – l’ennemi présumé de son peuple et le commanditaire de l’assassinat de son père – à travers la rencontre de la famille de l’ambassadeur et il tombe des nues ; loin d’y voir sectarisme et violence, il découvre son, raffinement, son goût pour les arts, l’importance de la religion (il y a des débats savoureux sur les mérites de l’une et de l’autre, avec un éloge vibrant du polythéisme)… Peut-on attribuer les attentats à cet état, ou cela relève-t-il du complot ? On peut rester perplexe devant ce scenario et s’interroger sur sa pertinence dans le contexte actuel – mais on peut supposer aussi que les lecteurs d’Erik L’Homme ne sont pas de ceux qui dédouaneront tout un monde en diabolisant l’autre.
On ne résumera pas les péripéties du séjour de Valère, pris entre la fascination pour le monde des milliardaires, la fidélité à ses origines et à ses amis, le dégoût puis la compréhension du monde des pauvres, et balloté d’une idée à l’autre, totalement perdu. On ne racontera pas non plus comment il découvre qui est à l’origine de ce complot et le but poursuivi. Le récit est dense, prenant, et la réflexion s’intègre bien à l’action. Une légère touche de fantastique à l’antique (les Dieux existent donc ?) complexifie encore l’ensemble. Roman d’aventures, roman politique, roman d’espionnage, sentimental… il y a un peu de tout dans ce livre, qui garde sa cohérence. Seul bémol, la partie aventure manque un peu de crédibilité car les héros déjouent les système de sécurité avec une facilité déconcertante. Certes, ils sont doués en informatique… et il faut bien que l’histoire avance.
Enfin, Erik L’Homme développe un nouveau langage, qui cherche l’idée juste ou la formule choc en accolant des substantifs (« hommages-silence aux étoiles », « les citoyens colère ») ou par des périphrases (les « pousse-à-l’ivresse »), des néologismes (« s’entre-cacher ») ou des archaïsmes ; on s’y fait vite, cela donne une souplesse étonnante au récit qui s’écartèle entre le passé de la langue et ce qui pourrait être son futur.