Le jeu de la mort

Le jeu de la mort
David Almond
Traduit (anglais) par Anita van Belle
Gallimard (Scripto), 2003

Sombres lumières

par Anne-Marie Mercier

David Almond est un merveilleux auteur, à découvrir à l’occasion de la sortie de son nouveau roman, Imprégnation. Son univers est à la charnière entre réalisme et fantastique, douceur et cruauté. Des paysages de landes anglaises, de petites villes et de banlieues mornes, des personnages ordinaires, habités par un grain de folie construisent un cadre crédible pour des portraits saisissants d’adolescents hésitant entre norme et transgression et tentés par la violence et les pulsions morbides.

Dans Le jeu de la mort, Askew, un jeune homme plus qu’étrange, exerce une fascination sur une petite bande de jeunes gens qu’il entraine dans des jeux inquiétants de simulacres d’exécution. Le héros, Kit, nouvellement inclus, en ressort extrêmement troublé, persuadé d’être allé de l’autre côté du réel et d’avoir vu le passé des lieux, son poids de morts et de souffrances.

Ce pourrait n’être qu’un roman parmi d’autres évoquant les jeux dangereux et les conduites à risque des adolescents. Mais c’est bien plus que cela : en arrière plan de ce récit souffrant et tenu par un suspens permanent, on trouve une ancienne mine, l’histoire des mineurs et de leurs légendes, les souffrances des hommes et des enfants, les trop jeunes morts et les petits fantômes qui hantent les lieux. De ce parallèle se dégage l’idée que ce goût du noir et de la plongée dans les profondeurs, cet amour du risque, n’est pas uniquement l’apanage d’une jeunesse moderne désœuvrée mais est une pulsion fondamentale des jeunes hommes de toutes les époques (les filles apparaissent dans le roman moins touchées mais pas tout à fait exemptes de ce vertige du gouffre). Tout au long du roman se jouent des questions de vie et de mort, de fidélité à soi et à autrui comme à la mémoire, à l’histoire et d’ancrage dans la société. La maison et la famille, le collège et les amis, la lande et ses fantômes sont des lieux de va et vient et de tensions incessants avec des personnages secondaires variés, tous indispensables, tous proches et lointains, tentant de comprendre ce qui se joue et ne saisissant que des bribes.

L’évocation et les apparitions du « soyeux », fantôme d’enfant qui court pour l’éternité dans les galeries, est à la fois atroce et très douce. En arrière plan de ces mémoires collectives erre la mémoire du grand père de Kit, ancien mineur, qui lui a raconté ces histoires et revit son passé avant de se perdre parfois en lui. Kit arpente la mémoire de son grand père comme il arpente les boyaux désaffectés. Géographie mentale et géographie réelle se mêlent, comme les histoires individuelles et collectives, les événements imaginés et réels.

Dans l’affrontement entre les deux garçons, la création offre une nouvelle strate d’exploration et de signification : l’écriture chez Kit et le dessin chez le rebelle Askew sont des moyens de vivre, de communiquer, de se battre, de convaincre, et pour Kit de tirer la mort vers la vie. De ce roman très sombre émerge une lumière, comme un charbon qui brille.

Imprégnation

Imprégnation
David Almond
Traduit (anglais) par Diane Ménard
Gallimard (Scripto), 2010

La question du Mal

par Anne-Marie Mercier

Se promenant avec son ami Max, un garçon paisible et normal, Liam rencontre un autre ami, Natrass, pas paisible du tout, obsédé par des jeux dangereux qui évoquent ceux d’un récent roman de David Almond, Le Jeu de la mort (voir la chronique de Li&Je). Dans la même promenade, Liam trouve un couteau et un bébé abandonné. Fasciné par l’un et l’autre, il ne voudra se séparer ni de l’un ni de l’autre et chacun l’entraînera dans des voies opposées, mais toutes pleines de dangers. Tout au long du roman, Liam oscille entre ses deux amis, entre deux façons de vivre ; de même il hésite entre le désir de préserver la vie et celui de donner la mort.

Avec le même art du suspens que dans Le Jeu de la mort, David Almond arrive à raconter une histoire prenante avec des personnages intéressants (le couple des parents de Liam, lui écrivain et elle artiste, dit quelque chose de ce qu’est la création pour cet auteur et de sa fonction et les montre aussi dans leurs activités quotidiennes), un cadre réaliste aussi bien sur le plan géographique (la campagne anglaise vers le mur d’Hadrien) que social (une famille heureuse, des enfants placés, les travailleurs sociaux qui s’en occupent, une famille d’accueil, la police locale et l’armée). Il y met en scène des questions politiques (la traque aux sans papiers), artistiques (peut-on faire de l’art à partir de l’horreur ?) et éthiques.

La même éternelle question revient encore : d’où vient cette fascination pour les spectacles morbides, cette attirance pour la violence et le sang ? Cette interrogation est posée à travers des événements rattachés à plusieurs moments de l’actualité contemporaine, les massacres du Liberia, les enfants soldats, le terrorisme islamique,   les images qui circulent sur internet. Elle est aussi portée par les adolescents du roman, violents contre eux-mêmes et entre eux, abandonnés par les adultes et terriblement désemparés.

En secret

En secret
Arnaud Tiercelin
L’école des loisirs (médium), 2009

De soi à soi

par Anne-Marie Mercier

Le narrateur de En secret se met à écrire à treize ans, pour survivre, pour échapper aux voix qui le hantent, aux cauchemars. Il se confie à Cédric. Cédric n’apparaît jamais dans le récit de sa vie autrement qu’au passé et à travers des apostrophes répétées qui donnent au récit une allure obsessionnelle.
Incompréhension de la famille, des amis, échec amoureux, tout n’est qu’un long lamento porté par un personnage jeune et pourtant à bout de souffle. Les textes qui encadrent ce journal et montrent le narrateur adulte revenant sur les lieux de son passé et relisant son texte expliquent la situation.
S’il s’agissait d’imiter le style d’un ado qui s’épanche, le résultat est assez réussi. Il y a aussi, lorsque le narrateur adulte s’autorise une écriture plus dépouillée et plus maîtrisée (plus poétique ?) de très belles pages. Mais globalement on étouffe : on peut se demander si cette écriture du je qui souffre et ne voit que lui, ne parle que de lui et ressasse pourra séduire des lecteurs du même âge (et les autres).

Au Galop sur les vagues

Au Galop sur les vagues
Ahmed Kalouaz
Rouergue (dacodac), 2010

Galop breton

par Anne-Marie Mercier

Ce court roman prouve qu’un roman « de cheval » contemporain peut ne pas être niais, ne pas être irréaliste, et que son héroïne (oui, ces romans s’adressent surtout aux filles, allez savoir pourquoi) peut être une jeune fille assez ordinaire, ni spécialement héroïque, ni très riche. Un club hippique peut même être minable, c’est dire si les canons du genre sont peu respectés.

Un zeste de psychologie (une ado solitaire), de bons sentiments (un vieux voisin, veuf, qui se prend d’amitié pour elle et elle pour lui), une intrigue quasi policière, du suspens et autour de tout cela un joli cadre breton, avec ce qu’il faut de clichés et une bonne dose de réalisme pour les neutraliser. L’ensemble est assez réussi.

Vango

Vango
Timothée de Fombelle
Gallimard Jeunesse, 2010

Aventures solitaires

par Anne-Marie Mercier

On attendait avec impatience la nouvelle œuvre de Timothée de Fombelle, se demandant comment, après les deux très beaux volumes de Tobie Lollness, il allait pouvoir s’égaler et se renouveler.

Avec Vango, Timothée de Fombelle se renouvelle : plus de monde miniature (les humains de Tobie Lolness vivaient dans les arbres, pas plus gros que de minuscules insectes, terrifiés par tout : goutte d’eau, scarabée, etc.). Plus de fable politique. Plus de fable écologique. Nous sommes dans le monde réel, avec juste un décalage temporel : les années 30, et un arrière plan de vieilles révolutions, de vieilles guerres et d’une autre guerre qui se prépare en Allemagne. Ce ne sont plus les humains qui sont tout petits, c’est le monde : on voyage sans cesse entre la Sicile, l’Allemagne, l’Amérique et Paris. En bateau, chemin de fer, avion, dirigeable… Ces déplacements qui devraient être lents sont très rapides par une succession d’ellipses : on va vite, et on piétine en même temps.

Le héros, Vango (pour Evangelisto), est un enfant perdu, ou trouvé, mystérieux pour les autres comme pour lui-même. Le mystère de sa naissance ne sera que progressivement et partiellement levé à la fin du volume et introduira des éléments dignes des romans populaires les plus débridés : des îles, des pirates, des espions russes, des moines, un trésor, un château en Ecosse habité par de riches et jeunes châtelains, orphelins eux aussi… On ne sait pourquoi l’innocent et candide Vango est pourchassé, mais il l’est partout où il va. Le début du roman est emblématique. Il montre Vango, tout de blanc vêtu, couché à plat ventre sur le parvis de la Cathédrale Notre-Dame de Paris, parmi d’autres futurs prêtres attendant leur ordination. En quelques secondes il est pris en tenaille entre des policiers l’accusant d’avoir tué son père spirituel et des assassins cherchant à l’éliminer. L’histoire ne s’embarrasse pas de vraisemblance : à chaque carrefour, les ennemis sont là, où qu’il aille, quoi qu’il fasse. C’est sans doute cette dimension paranoïaque qui fait le charme de cette histoire. Sans doute aussi l’étrangeté de ses personnages et leur extrême solitude.

Malgré ce charme, le roman agace et déçoit un peu. Il donne l’impression de partager avec ses modèles populaires le souci de « tirer à la ligne » et de multiplier les rebondissements pour faire attendre plus longtemps les suites à ses lecteurs (et vendre davantage de ces gros volumes). On y retrouve tous les ingrédients pour cette accumulation de pages pour peu de matière : enchaînements des dialogues, changements fréquents d’alinéas, etc. On est loin de la densité de Tobie.

Mais on est dans un autre genre, qui cultive la liberté et la complexité de l’intrigue. Les comparaisons sont sans doute mal venues. Bref, il séduira ceux qui n’ont pas lu Timothée, décevra peut-être les autres, à moins qu’ils ne cherchent autre chose, à moins que la suite ne soit plus dense et renoue tous ces fils un peu lâches. (A suivre…)

Le Chaos en marche, vol 1 (La Voix du couteau) et 2 (Le Cercle et la flèche)

Le Chaos en marche, vol 1 (La Voix du couteau) et 2 (Le Cercle et la flèche)
Patrick Ness
traduit par (anglais) Bruno Krebs
Gallimard jeunesse, 2009 et 2010

La nuit du chasseur, version SF/ Les Bienveillantes, version SF

par Anne-Marie Mercier

La nuit du chasseur, version SF

La Voix du couteau. Ce premier tome ouvre une série magistrale et dérangeante qui fera sans doute beaucoup parler d’elle et qui a déjà connu un grand succès dans les pays anglophones (Prix Guardian 2008 et Booktrust Teenage Prize 2008).

Comme œuvre qui s’inscrit dans un cadre de science fiction (et plaira pourtant à ceux qui n’aiment pas la SF), ce roman a un premier mérite, c’est celui de faire entrer le lecteur très progressivement dans le « novum » de ce monde : les premières pages proposent un cadre réaliste, une ferme, un adolescent boudeur, mécontent de tout, et notamment de son chien stupide, un cadeau, qu’il n’a a jamais voulu avoir et qui le suit partout. Il est aussi furieux d’avoir à faire les corvées de la ferme.

Lorsque le livre commence, il doit aller chercher des pommes (!) dans la forêt (!). Assez rapidement, on se rend compte qu’il y a des détails  curieux : les pensées des animaux sont audibles. Cela ajoute des traits souvent comiques car les pensées des bêtes ici ne volent pas très haut et les écureuils et les moutons ne valent pas mieux que le chien stupide. On découvre aussi le phénomène du « Bruit » : les pensées des humains sont elles aussi audibles, et c’est, on s’en doute, moins anecdotique, c’est même parfois insupportable : beaucoup en sont devenus fous. Progressivement, on découvre le cadre : une colonie de terriens, plus précisément une secte protestante, s’est installée sur cette planète. Les choses ont mal tourné : une guerre avec les autochtones, qui a fini par leur extermination. Un virus, qui a tué toutes les femmes. La perte des technologies et une économie de survie agricole, proche des conditions du 19e siècle. Un paysage qui ressemble au sud des Etats-Unis (l’auteur est né en Virginie) : des forêts, des marais, des champs, un bourg avec les commerces et artisans de base, un temple où l’on prie et enseigne le catéchisme. Un maire règne en despote inquiétant et le pasteur est un fou fanatique. L’apprentissage de la lecture a été interdit aux enfants. Enfin, un mystère : le narrateur est le plus jeune et le dernier enfant du village, il va avoir douze ans – en fait 13 ( !) – et il sait que tout le village attend cela, et que ce n’est pas forcément bon signe pour lui.

Afin de ne pas dévoiler la suite, on se contentera de dire que le héros, Todd, parti chercher des pommes trouvera une fille, que cet événement fera qu’il sera chassé plus encore qu’il ne fuira son paradis terrestre dont il était si mécontent, accompagné de son chien et de la fille et n’emportant avec lui que deux choses : un couteau et un livre. Ces deux objets portent tout le cheminement de Todd et la difficile perte de son innocence : il faut qu’il tue, et il ne le veut pas puis le veut terriblement et ne le peut pas, il faut qu’il lise, et il ne le peut pas (il est tout juste alphabétisé) ni ne le veut. Le livre est le journal de sa mère dans lequel toute la vérité a été écrite. Faute de le lire, Todd apprendra petit à petit la vérité sur son monde, son passé (tout ce qui a été écrit plus haut est faux), et son destin.

La plus grande partie du roman raconte la longue fuite de Todd et Viola, accompagnés du chien stupide, en direction de Haven (!). Marchant, courant, ne s’arrêtant jamais, pris d’angoisse et de terreur, ils finissent par se laisser porter en barque sur la rivière et arrivent à la fin du roman à ce qu’ils croient être le bon port. Ils sont poursuivis par des êtres sinistres, et notamment par le pasteur fou qui semble incapable de dormir ni de mourir. On sent une influence forte de La Nuit du chasseur, le film de Laughton : même angoisse, même poésie nocturne du chemin et de la rivière malgré cela.

C’est un magnifique roman, très dense, très riche. Fort bien écrit et bien traduit, raconté du point de vue de Todd, il imite le ton du garçon, son niveau de langue, une allure d’oral, des confidences et des pudeurs et même un accent : les bizarreries orthographiques qui surprennent au début (« satisfaxion ») finissent pas convaincre. Todd parle un anglais de colon un peu décalé, comme ses concitoyens. La narration suit un rythme soutenu et capte le lecteur.

L’histoire mêle adroitement différents thèmes de science-fiction. Mais ce cadre de SF ne voile pas les thématiques principales. Celles-ci portent aussi bien sur des point historiques et politiques (la manipulation de l’Histoire, la colonisation, les sociétés théocratiques, la place des femmes) que sur des thématiques psychologiques (la découverte des sentiments et le besoin d’un langage pour cela, le prix de l’indépendance). La thématique de la violence est la plus prégnante, tant dans les événements narrés que dans celle qui monte progressivement chez le héros. C’est sans doute sur la description des mécanismes qui engendrent la violence, que le roman touche le mieux à une vérité, en montrant comment un garçon ordinaire peut être progressivement emporté par un désir de meurtre qui n’est pas passager mais devient une part de lui-même.

Le livre est extrêmement noir. Si le garçon borné et boudeur devient plus sensible (et amoureux), c’est au prix de souffrances terribles et d’épreuves aussi bien physiques que morales dont il ne sort pas toujours vainqueur. Il se met à aimer, et perd progressivement tout ce qu’il aime. Les adultes sont presque tous atroces ou lâches. Les seuls qui échappent à cette règle sont éliminés. Si le héros, Todd, a treize ans, le livre n’est pas pour autant destiné à un public du même âge : il se dirige plutôt vers les jeunes adultes. D’ailleurs, le deuxième tome est encore plus sombre.

Les Bienveillantes, version SF

Le Cercle et la flèche (Le Chaos en marche, vol 2)

Ce deuxième tome réalise le programme annoncé par le titre de la série (« le Chaos en marche ») et par l’aphorisme de Nietzsche qu’il donne en exergue : « Si tu combats les monstres, veille à ne pas devenir un monstre. Si tu plonges ton regard dans l’abîme, l’abîme plonge son regard en toi (Par delà le bien et le mal, 146. NB : cet aphorisme est très apprécié par les blogueurs et amateurs de « World of Warcraft », preuve que les cours de philo laissent des traces chez les ados) ».

Il s’agit bien de Chaos et d’un chaos radical, érigé en but à atteindre. Que ce soit le Président/conquérant de Haven (représenté par le cercle) et ses troupes ou les résistantes/terroristes (représentées par la flèche), tous sont dans une escalade de violences. Cette guerre civile a l’originalité d’être une guerre essentiellement entre les femmes et les hommes. Mais elle a beaucoup de points communs avec d’autres guerres, réelles.

Le roman semble avoir été écrit par quelqu’un qui aurait lu les travaux de Robert Paxton (historien américain analysant les mécanismes de la collaboration, La France de Vichy, 1973), et qui aurait eu le projet d’écrire une version des Bienveillantes pour les jeunes adultes : les habitants de Haven se résignent ; le héros, Todd, finit par participer à des opérations de torture, de « sélection » pour le travail forcé de camps, et enfin d’extermination. Comme on est en littérature de jeunesse et en S. F., les victimes sont des « Spackles », les autochtones de la planète. Ils ont un corps différent et n’ont pas de langage, mais la narration, faite à travers le point de vue empathique de Todd, ne fait pas de différence : Todd sait ce qu’il fait et sait qu’il se perd et perd tout avenir. La narration fait alterner les points de vues des deux héros, Todd et Viola, séparés pendant tout l’ouvrage en dehors de brèves rencontres. Chacun décrit le camp dans lequel il est, celui des hommes et de la tyrannie de la nouvelle Haven pour Todd, celui des femmes puis des femmes rebelles pour Viola. Si l’héroïne, Viola, semble être du bon côté (pour l’instant), elle-même a les mains sales, elle le sait et en souffre terriblement.

Personne n’est épargné dans cette course à l’horreur. On ne lit pas et on n’achève pas Le cercle et le flèche sans malaise. La littérature pour adolescents (ou jeunes adultes) est rarement allée aussi loin dans cette implication du lecteur à travers un héros qui tombe progressivement : « Si l’un de nous tombe, nous tombons tous avec lui », dit le prêcheur de Prentissville. Malaise, donc.

La rédemption viendra-t-elle du ciel (Viola et ses parents, morts lors de l’atterrissage, étaient des éclaireurs pour une flottille de nouveaux colons qui arrive à Haven lorsque le roman se clôt) ? Le pauvre Todd est bien mal parti, mais l’amour le rend enfin capable de lutter (l’Amour, grande magie de la littérature de jeunesse, qui fortifie les faibles contre les forts, voir Harry Potter). Cependant, on doute que l’horizon s’éclaircisse rapidement : une nouvelle guerre commence à la fin du volume, contre les Spackles, qui viennent venger les leurs et l’on devine qu’il y aura bien des massacres et des atrocités dans ce nouvel épisode.

A suivre, donc

Chat-nouille

Chat-nouille
Gaëtan Doremus
Rouergue

Minoufeste anti jeux vidéo

par Anne-Marie Mercier

Petit album carré qui plaira beaucoup aux parents (et peut-être aux filles) et risque d’agacer terriblement les garçons : Mistigri, dès qu’il est seul, ne fait que regarder la télé, surfer sur internet, jouer à la console au lieu d’aller « jouer dehors ». Et il ne mange que des nouilles. Du coup, il ressemble de plus en plus à une nouille…

Humour grinçant, dessin drôle et décapant, un album-arme-de-destruction-massive ? En tout cas, un plaidoyer amusant pour la lecture et les jeux de plein air.

L’Heure du facteur

L’Heure du facteur
Betty Bone
Rouergue

Le noir est une couleur

par Anne-Marie Mercier

On retrouve dans cette « Heure du facteur » certains éléments de précédents albums de Betty Bone, La Nuit (Rouergue, 2005) et Balade (Sorbier 2005) et son style superbe : couleurs franches, décors stylisés (beaucoup de blanc), personnages colorés, jeux sur les courbes et les droites. L’histoire est simple. Tout est dans les variations de l’image, presque sans texte : un intérieur en noir et blanc, très épuré, juste des carrés de bleu dans la fenêtre et le fuchsia du chat qui dort sur une chaise. Un dessin noir affiché au mur, signé Johnny. Un personnage entre, le cadre se rapproche, de nouveaux détails apparaissent, la couleur envahit progressivement l’album. Une lettre part de la forêt enneigée, qui peint le cadre où vit Ali et arrive chez Johnny, en ville. Les personnages s’envoient des dessins du lieu où ils vivent, jolie façon de traiter métaphoriquement de la correspondance.

C’est calme et beau, ça donne une envie de neige et de lettre.

Voir le très beau site : http://www.bettybone.com/

Papa est parti en voyage

Papa est parti en voyage
Daniel Nesquens, Maria Titos,
Traduit (espagnol) par Caroline Lamarche
Rouergue, 2010

Enfant au père absent

par François Quet

Dans Quand papa était loin (1984, traduction de Bernard Noël), Maurice Sendak associait l’absence du père à une plongée de l’enfant dans un au-delà qui le dépasse et qui l’écrase. De cruels lutins enlevaient la petite sœur d’Ida, dont elle se sentait responsable, en lui substituant un bloc de glace, et l’héroïne devait plonger à reculons dans l’ici là-bas. Une imagerie cauchemardesque démentait presque la sérénité du scénario puisque, in fine, la petite fille retrouvait et libérait le bébé prisonnier.

Dans l’album de Daniel Nesquens et Maria Titos, on trouve le même parti-pris de mettre à distance une hantise enfantine par un dispositif fictionnel très fort. Chez Sendak, l’univers du conte était sollicité par l’illustration, les personnages (les lutins), les transformations, la magie. L’absence du père est ici motivée par un improbable prétexte, du moins dans le cadre quotidien de la plupart des jeunes lecteurs : papa est parti (en bateau lui aussi) à la recherche des oiseaux les plus jolis du monde, oiseaux exotiques ou oiseaux de paradis.

La déréalisation ne tient pas seulement à ce prétexte.

Les illustrations d’abord, de Maria Titos, ne représentent jamais étroitement ce que dit le texte dont elles développent des fragments. Une fillette laisse-t-elle s’échapper un ballon que celui-ci prend une place considérable à l’image, laissant courir après-lui une ficelle que le bateau du père semble suivre comme un rail, une larme (bleue) sur le visage de la mère donne le motif qui répété et déformé constitue la matière même de la mer sur laquelle s’aventure le navire. De multiples arabesques, cordages, bulles, ailes d’oiseaux traversent les doubles pages, donnent un élan, aspirent le récit vers le merveilleux. Si l’enfant joue avec un bout de pain qu’il transforme en bateau, l’image montre un bateau sur une mer bleue et son petit capitaine, serviette autour du cou, casquette de marine chevillée au crâne, les doigts arrondis en forme de télescope.

Le texte aussi participe de l’émotion et du merveilleux, en multipliant les phrases nominales, en usant d’une syntaxe minimale et d’une disposition paratactique : « Maman me serrait fort la main. / Une rafale de vent a agité ses cheveux./ Une larme a glissé sur son visage./Doucement ». Écrit à la première personne, cet album épouse le point de vue de l’enfant entre inquiétude et rêverie, loin de l’option dramatique adoptée par Sendak. L’omelette a la forme d’un crocodile dans l’assiette du petit garçon, et tout ceci ne l’empêche pas de vivre (de manger l’omelette et un yaourt, de se brosser les dents et d’aller au lit). Tout juste, les bulles de savon bleutées qu’il fait en se lavant les mains s’envolent-elles, disproportionnées, vers les marges de l’album, traduisant qu’il y a bien un ailleurs incertain, mais pas nécessairement triste ou angoissant.

On aura compris que cet album, à hauteur d’enfance, est rassurant. « Bonne nuit, papa » dit le petit garçon qui, en fermant les yeux, revoit le visage de l’absent, au moment même où celui-ci lui disait au revoir. On aura compris que si Sendak utilisait toutes les ressources du conte y compris celle qui suppose un passage par l’effroi pour atteindre à une forme de réconciliation, les auteurs de Papa est parti en voyage, préfèrent explorer la face sensible un peu inquiète, un peu interrogative d’une rêverie immédiate. Ce visage que nous ne verrons jamais, l’enfant le porte en lui, c’est ce qui lui permet de trouver le repos.