Des moutons à la mer

Des moutons à la mer
Einar Turkowski
trad. de l’allemand par Miléna Rambeau-Bisäth
Grasset, 2014

Humour d’Einar Turkowski

Par Dominique Perrin 

9782246787129FSLa taille et le format carré de ce petit livre d’un grand monsieur de l’album contemporain allemand semblent en annoncer le caractère plutôt minimaliste. « En Irlande », « un berger » « avait beaucoup de moutons ». Une galerie d’ovins, machinés autant dans leur essence de robots mi-futuristes, mi-surannés que dans leur désignation (le « mouton enveloupé » n’étant pas le moins attachant) s’offre d’abord au lecteur – qui peut, s’il est adulte, se trouver interloqué par la vision inaugurale d’un atelier où le tronc des moutons ressemble si l’on veut à une petite bombe. Quant au jeune lecteur, sans doute est-il interloqué par bien d’autres aspects : difficile d’en imaginer la liste.
Survient ensuite le pivot de la fable très sobre de cet album au graphisme très soigné, et au rapport plutôt libre aux codes narratifs dominants : l’existence du berger est assombrie par la hantise de perdre ses moutons (pour cause notamment de « rouille précoce », « manque de ressort », loup… et « grand vent d’ouest » au-dessus des falaises). Moyennant une unique péripétie, dont on taira ici le contenu mais non le caractère magistralement humoristique, le sentiment se fait jour pour le lecteur d’avoir été emporté en bateau par un album plus ambitieux qu’il ne le pensait, loin des potacheries post-modernes en vogue dans un monde volontiers matérialiste et hypocondriaque.  Le beau vers remis en circulation par le dernier film de Miyazaki y trouve une résonance : « Le vent se lève !… il faut tenter de vivre ! »

 

Mille choses à faire par tous les temps

Mille choses à faire par tous les temps
Fiona Danks, Jo Schofield
Gallimard, 2013

Créer dehors

Par Dominique Perrin

1000Que l’hiver (le printemps, et l’automne) soient givrants ou boueux, les lecteurs du continent ont certainement à apprendre d’un art britannique de cueillir le jour par tous les temps. Ce guide d’activités extérieures ludiques et artistiques peut passer pour l’un des joyaux nécessaires d’une bibliothèque enfantine ouverte sur le monde – en l’occurrence, celui des éléments. L’air, l’eau, la terre, et, au bord de quelques pages, le feu sont ici donnés à fréquenter et mettre en forme dans tous leurs états, d’une manière à tout le moins inventive et fantaisiste, et pour tout dire jubilatoire dès la simple lecture grâce à de nombreuses photographies de réalisations. Que le lecteur français, civilisationnellement empreint de bonnes manières, puisse rester ici et là abasourdi par certaines propositions touchant aux mille façons de réapprivoiser la boue, n’ôte aucun charme à ce guide par ailleurs prudent, et somme toute révolutionnaire…

Du bonheur à l’envers

Du bonheur à l’envers
Pascal Ruter
Didier, 2013

Quand le « petit Nicolas » s’invente une autre vie

Par Dominique Perrin

bonhComme sans doute en partie son auteur Pascal Ruter, Victor vit avec ses parents dans une campagne lotie de pavillons en bordure de Paris. C’est d’abord le quotidien d’un « petit Nicolas » qu’il narre avec une certaine verve et une certaine fraîcheur, en un peu plus sombre du fait de son âge un peu plus mûr. Des drames bien réels traversent son existence, sans que le jeune protagoniste soit ni armé ni outillé pour les arraisonner : celui de l’incompréhension croissante entre des géniteurs comme venus de planètes différentes, celui de la jeunesse confrontée à la maladie et à la mort, notamment dans quelques chapitres occasionnellement pris en charge par la voisine adolescente de Victor. Ce récit-tableau décolle, et se mue avec une force inattendue en aventure initiatique, avec l’arrivée en fanfare d’un oncle viscéralement marginal, porteur consciencieux et désinvolte d’une partie riche et lourde de la mémoire familiale, et d’un rapport fondamentalement différent au monde. 

Bienvenue chez les Tous-pareils

Bienvenue chez les Tous-pareils
Edwige Planchin, Cédric Forest
Fleur de Ville, 2013

Pour entrer en science-fiction

Par Dominique Perrin

BienvenuechezlesL’histoire des Tous-pareils commence par un diptyque : d’un côté la planète éponyme, où chaque aspect de la vie est uniformisé – y compris la « beauté » des individus, dont l’image pointe plaisamment le caractère pourtant fort relatif (voir couverture ci-contre) ; de l’autre côté la planète des Tous-différents… où rien ni personne n’est identique. Ce prologue étant posé, on se doute de la teneur globale de l’histoire : trois tous-différents curieux d’exploration font irruption chez leurs voisins, et voici réinventés la diversité d’opinion et même, après tensions, l’esprit de fête. On peut certes pointer le caractère monolithique de l’opposition entre deux mondes qui tournent au départ sans problème majeur sur des principes antithétiques (on se doute notamment que la planète des Tous-différents ne peut en fait pas beaucoup plus que l’autre faire figure de paradis au sens strict du terme). Mais on peut aussi apprécier dans cette fable une intiation décomplexée à la culture science-fictionnelle (voir le très beau film Bienvenue à Gattaca) et à ses fonctions de miroir politique – ce que font peu d’albums pour enfants… Et l’image ne manque pas plus de sel que le texte.

Plus grand que toi

Plus grand que toi
Orit Bergman
Rouergue, 2013

Du droit d’ainesse chez les tout petits

Par Dominique Perrin

plus gPiou est un tout jeune et tout petit oiseau, doté par sa créatrice d’un caractère affirmé. Toto est un éléphanteau aussi potelé que conciliant, d’une taille déjà considérable. La vie du premier, sort décisif ( !), compte trois jours de plus que celle du second. L’album décline  diverses situations où le minuscule oiseau impose son « droit d’ainesse » à un camarade de jeu qui, de fait, ne maitrise pas bien la portée de ses gestes.
Quand la coupe est pleine, heureusement, le jeune éléphant parvient non sans élégance à renverser un peu l’ordre établi par son compagnon obsédé de hiérarchie : récit percutant qui offre aux tout petits la possibilité d’ajuster par l’humour le principe de leurs interactions.

MéliMélodie

MéliMélodie
Henri Meunier, Martin Jarrie
Rouergue, 2013

Fragments de monde en notes de musique

Par Dominique Perrin

mélimDire le monde en notes de musique est sans doute un vieux rêve artistique. Qui n’a jamais rêvé sur une suite telle que « sol si fa si la si ré si la si ré do ré » (voir les variations truculentes de Boby Lapointe) ? C’est sur ce principe que repose cet original petit imagier solide et carré, où la faconde langagière liée aux contraintes de la gamme va de pair avec des images d’une douce espièglerie. Le décodage amusant de ces jeux bon enfant ouvre sur des réalités plus ou moins mystérieuses – que ce soient « la  raie-scie », ou, tout en décalages successifs, le « dollar émis », avec en vis-à-vis le « dodo doré » associé à l’image d’un mendiant.

Comme deux confettis

Comme deux confettis
Didier Jean et ZAD, Sandrine Kao
2 Vives Voix, 2013

Difficultés du conte de fées considéré comme document

Par Dominique Perrin

imagesL’impulsion de cet album, telle que l’explicite la présentation de l’éditeur, est singulière et ambitieuse : évoquer par la voix d’un enfant la « naissance » des parents en tant que couple procréateur. Cela remonte à leur première rencontre – d’où le titre un peu décalé de l’ouvrage, qui en pointe le caractère parfois philosophiquement improbable. Ensuite est évoqué le désir d’enfant, et d’être parent, et le baptême que constitue le fait de recevoir le nom de « papa » et de « maman ». Ce trajet est évoqué ici non sans humour et sans finesse, mais sur le mode très particularisant d’un récit à tendance mi-comique et mi-romantique, où la rencontre amoureuse passe par un long blocage d’ascenseur. C’est à ce niveau que le bât blesse : l’enfant narratrice ne relativise jamais le récit plutôt idyllique qu’elle relaie, et l’ouvrage semble au contraire en promouvoir l’exemplarité.
Etrange rupture de ton donc, lorsque de la poésie à la fois efficace et convenue du récit enfantin on passe à une page documentaire terminale sur la diversité des configurations familiales aujourd’hui – loin, notamment, d’une adéquation mécanique entre parentalité et procréation, et du statut souverain de l’enfant uniment désiré par un homme et une femme qui n’ont encore jamais été parents.
Que penseront les jeunes lecteurs du décalage entre la complexité de leur réel – riche par définition, mais parfois douloureux – et ce qui apparaît finalement comme une sorte de conte de fée ?

Comme deux gouttes

Comme deux gouttes
Olivier Douzou
Rouergue, 2013

Créer à vue

Par Dominique Perrin

commeInterpréter les contours a priori insignifiants, à tout le moins abstraits, de formes colorées dûes au hasard est un plaisir esthétique fondateur. Olivier Douzou isole ici, afin de la rendre lisible par de tout jeunes yeux, une constellation formée de deux « gouttes » bleues, trois noires, une orange, joliment étirées d’est en ouest à la manière des nuages. De cette forme initiale s’extraient et se redéploient l’ensemble des éléments jusqu’à évoquer un visage. Chaque étape de ce jeu est posément mise en mot, consacrant le tropisme naturel des formes vers le monde du symbole. Le commentaire final : « tu lui ressembles comme deux gouttes » renvoie à la fois à l’expérience du saisissement figuratif, et à une vision scientifiquement fondée de la ressemblance entre les êtres, au sein de l’espèce humaine comme au sein des familles.

Le roi et le joueur de doudouk (français-arménien oriental)

Le roi et le joueur de doudouk (français-arménien oriental)
France Verrier, Thomas Anglaret, Christine Dinounts
L’Harmattan, 2013

Défis logiques et poésie narrative

Par Dominique Perrin

doudDans un « pays de montagnes et de terres brunes » – l’Arménie -, des hommes tentent de défier l’orgueil du roi : celui-ci a cru bon de promettre la moitié de son royaume à qui parviendrait à lui faire croire un mensonge. Les deux premiers champions galéjeurs ont du charme : le berger évoque un bâton à remuer les étoiles, le tailleur sa tâche de rapiéceur de nuages. La version présentée ici, conformément à l’esprit de la collection, est concise : arrive donc promptement le joueur de doudouk, qui attaque le monarque au défaut de la cuirasse, en affirmant sans ambages que celui-ci lui doit une jarre d’or. A partir de là s’enclenche un casse-tête logique qui peut évoquer celui de Minos roi des menteurs…

L’extraordinaire abécédaire de Balthazar

L’extraordinaire abécédaire de Balthazar
Marie-Hélène Place, Caroline Fontaine-Riquier
Hatier, 2013

Dans la forêt des lettres et des sons…

Par Dominique Perrin

abéVoici un abécédaire qui mérite son qualificatif d’« extraordinaire », au sens où il suggère le caractère à la fois merveilleux et fondateur de la découverte du système de la langue écrite. L’univers imagé y est engageant et cohérent, les textes associés à chaque lettre brefs et chantants. On peut cependant s’interroger sur la mise en œuvre des principes pédagogiques présentés en page de garde à destination du lecteur médiateur. Contrairement à ce que supposent ces préconisations préalables, certaines lettres-sons simples sont parfois présentes ici bien ailleurs qu’à l’initiale des mots du texte (voir « i ») ; et surtout, certaines lettres sont quasiment absentes du texte censé leur être dédié, au profit d’autres graphies du son auquel qu’elles rendent (voir la curieuse page « è »).