Entre chat et chien

Entre chat et chien
Eric Battut

Autrement, 2014

La plus fervente histoire

Par Dominique Perrin

9782218931437FSC’est la rencontre forte entre un lettré matériellement installé et un vagabond attentif au monde, entre un poète qui ne sait plus sortir et un explorateur qui a tout à découvrir des lettres, un sérieux et une légèreté…entre un créateur de texte et un créateur d’images enfin, qui désirent et accomplissent ensemble un livre qui rencontrera notamment le public des renards passionnés de poésie  !
C’est donc la plus fondamentale histoire sans doute, celle qui donne le spectacle non tant du « choc des cultures » (ou des civilisations) mais de la découverte inconfortable d’autrui, avec ses tensions (« Il ne faut pas abîmer les livres. Va-t-en de chez moi ! ») et ses détentes (« C’est beau. »), et de ce que vaut cette découverte (le besoin et la capacité de créer). Tout cela, dans un petit album au format « livre », et avec la simplicité caractéristique d’Eric Battut…

L’invité arrive

L’invité arrive
Du Fu, Sara

HongFei, 2014

D’un diamant tendre à la main

Par Dominique Perrin

saraL’invité arrive est un poème chinois du 8e siècle, dont l’apparente et comme impersonnelle simplicité semble contenir les plus anciens trésors de la convivialité humaine :

 « Les eaux printanières se répandent
au nord et au sud de ma maison,
tandis que des nuées de mouettes
passent jour après jour.
Je n’avais jamais balayé l’allée aux fleurs,
faute de visiteurs ;
mon portillon de paille s’ouvre enfin,
pour vous accueillir aujourd’hui. (…) »

Les éditions HongFei associent au rayonnement transhistorique de Du Fu l’art de Sara, maitresse en papiers déchirés évoquant la vie et sa poussée de sève. L’image pastel  très sobre superpose à la transparence du texte celle des choses mêmes : feuillages et fleurs, ciel et eaux, verres accueillants et portillon de paille… Notons enfin que l’ouvrage de haute taille qui en résulte associe à la plus grande classe plastique trois pages finales de contextualisation. Que de telles œuvres se publient en temps de crise incite à esquisser un pas de danse…

 

Mon oiseau

Mon oiseau
Christian Demilly, Marlène Astrié
Grasset, 2014

Fragments d’une sagesse à longue détente

Par Dominique Perrin

9782246787112FS« Mon oiseau c’est mon oiseau / mais il n’est pas vraiment à moi. / Il n’est à personne, il est à lui. » Après une première double-page aux résonances moins immédiatement philosophiques (quoique… le texte suivant y apparaît : « Mon oiseau est doux, et quand / il vient picorer dans ma main, / il ne me pique pas », en regard d’une longue branche d’arbre porteuse d’un petit volatile noir au bec aussi contondant qu’éclatant), le timbre de ce très beau premier album se trouve et s’offre sans afféterie pseudo-enfantine.
Il s’agit, à touches patientes de tourne en tourne de page, du portrait d’une relation de confiance, d’estime et de tendresse entre un jeune oiseau et un tout aussi jeune humain. Les textes peuvent être isolés comme autant d’aphorismes ; l’image évoque, par des procédés d’aujourd’hui, la précision empathique d’un Albrecht Dürer peignant le monde végétal.
On est porté à laisser parler ici le texte plutôt qu’à gloser sa portée bienfaisante et polyphonique : « Parfois mon oiseau est triste / mais ce n’est jamais pour longtemps, / parce qu’il sait que ça me rendrait triste, / et ça, mon oiseau n’aime pas. // Mon oiseau est joyeux, la plupart du temps ; / il n’est pas joyeux pour un rien, non. / Il est joyeux parce qu’il existe (et un peu / parce que j’existe, aussi). »

Des moutons à la mer

Des moutons à la mer
Einar Turkowski
trad. de l’allemand par Miléna Rambeau-Bisäth
Grasset, 2014

Humour d’Einar Turkowski

Par Dominique Perrin 

9782246787129FSLa taille et le format carré de ce petit livre d’un grand monsieur de l’album contemporain allemand semblent en annoncer le caractère plutôt minimaliste. « En Irlande », « un berger » « avait beaucoup de moutons ». Une galerie d’ovins, machinés autant dans leur essence de robots mi-futuristes, mi-surannés que dans leur désignation (le « mouton enveloupé » n’étant pas le moins attachant) s’offre d’abord au lecteur – qui peut, s’il est adulte, se trouver interloqué par la vision inaugurale d’un atelier où le tronc des moutons ressemble si l’on veut à une petite bombe. Quant au jeune lecteur, sans doute est-il interloqué par bien d’autres aspects : difficile d’en imaginer la liste.
Survient ensuite le pivot de la fable très sobre de cet album au graphisme très soigné, et au rapport plutôt libre aux codes narratifs dominants : l’existence du berger est assombrie par la hantise de perdre ses moutons (pour cause notamment de « rouille précoce », « manque de ressort », loup… et « grand vent d’ouest » au-dessus des falaises). Moyennant une unique péripétie, dont on taira ici le contenu mais non le caractère magistralement humoristique, le sentiment se fait jour pour le lecteur d’avoir été emporté en bateau par un album plus ambitieux qu’il ne le pensait, loin des potacheries post-modernes en vogue dans un monde volontiers matérialiste et hypocondriaque.  Le beau vers remis en circulation par le dernier film de Miyazaki y trouve une résonance : « Le vent se lève !… il faut tenter de vivre ! »